Le
Monde, 4/10/1991
TRIBUNE
Les mots et
la guerre
par Alain Finkielkraut
La Croatie n'est pas le théâtre
d'une guerre civile comme on le répète
à l'envi, mais d'une invasion militaire. La
marine, les Mig, les chars, la puissance de feu sont
d'un seul côté : l'armée "fédérale".
Cette
armée n'est pas fédérale mais communiste
dans ce qui lui reste d'idéologie et serbe dans son encadrement.
Elle ne combat pas la renaissance du fascisme oustachi, mais la
décision prise démocratiquement par les Croates
d'être maîtres de leur propre destinée, de
ne plus subventionner un gouvernement ennemi et de constituer
un État souverain à l'intérieur de l'Europe
communautaire. Elle ne cherche pas à protéger la
minorité serbe
de Croatie, mais à punir les Croates en traitant leurs
monuments comme des ennemis, et à gagner des territoires
pour le compte de la Serbie. L'antifascisme cautionne ici la volonté
de puissance et sert de prétexte à l'écrasement
d'un peuple coupable du crime d'autodétermination.
Quant
aux "autonomistes" serbes de Krajina ou de
Slavonie, ils sont sans doute légitimement inquiets
de leur avenir, mais ce n'est pas pour l'autonomie
qu'ils luttent ni pour le respect ou le renforcement
de leurs droits politiques et culturels : c'est pour
que tous les Serbes; où qu'ils vivent, soient
citoyens d'un seul et même État. L'idée
yougoslave n'a désormais plus d'autre sens.
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Sit-in
de jeunes Croates
à Paris, sur le parvis du Centre Georges-Pompidou,
le 1er novembre 1991, pour protester contre l'agression
militaire serbe en Croatie. |
Ce
ne sont pas deux nationalismes archaïques et barbares qui
s'affrontent aujourd'hui dans les Balkans, mais un pouvoir impérialiste
et une volonté d'émancipation, comme à Budapest
en 1956 et à Prague en 1968.
En
renvoyant dos à dos les adversaires, les médias
n'informent pas l'opinion, mais l'endorment. Si, cependant, l'Europe
avalise cette guerre de conquête et se donne bonne conscience
demain en reconnaissant la Croatie dans les limites inviables
que lui aura fixées l'envahisseur, cela voudra dire que,
après quarante-cinq ans d'interdiction, il est à
nouveau possible et licite de s'agrandir par la force sur le Vieux
Continent. On peut être sûr, dans ce cas, que d'autres
suivront tôt ou tard l'exemple de la Serbie.
Alain
Finkielkraut
est directeur du Messager européen.
Il a publié "Comment peut-on être croate?",
Gallimard, 1992.
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