HRVATSKI VEZNIK -
La Croatie vient de se porter candidate à l’entrée
dans l’Union européenne. Elle espère pouvoir
la rejoindre dès 2007. Quels sont selon vous les principaux
atouts sur lesquels peut-elle s’appuyer ? Quelles sont aussi
les principales difficultés qu’elle doit surmonter
?
Bozidar Gagro - Sans revenir
sur les bons résultats qu’enregistre la Croatie au
plan économique, social ou politique, qu’ils soient
comparés à ceux des dix
pays qui rejoindront l’Union européenne dès
l’année prochaine ou à ceux des candidats
restants (Roumanie, Bulgarie et Turquie), sans non plus me lancer
dans un inventaire exhaustif des ressources matérielles
et humaines certaines dont nous disposons, il me semble que notre
atout majeur soit notre résolution à mettre toutes
les chances de notre côté pour voir aboutir notre
candidature et atteindre ainsi l’objectif que nous nous
sommes fixé. La force mobilisatrice de cette ambition est
potentiellement considérable et peut s’avérer
décisive. Il faut à cet égard se souvenir
que la Croatie figurait en 1990 parmi les pays « en transition
» les mieux placés pour concourir à l’intégration
européenne. Si la guerre fut la principale raison du retard
accumulé elle ne fut pas la seule, et nous ne pouvons aujourd’hui
que déplorer un certain manque d’ambition, de détermination
à mener les réformes nécessaires par le passé.
A présent, face à l’objectif
européen clairement affiché, les velléités
conservatrices, isolationnistes voire rétrogrades encore
présentes en Croatie semblent fondre comme neige au soleil.
Néanmoins, bien que le volet politique et les progrès
que nous devons accomplir dans ce domaine soient mis en avant,
j’estime que c’est au plan économique, avec
toutes les répercussions sur le plan social que cela suppose,
que nous attend la tâche la plus ardue.
Le président croate Stjepan Mesic
s’est récemment personnellement rendu à Paris
où il a notamment demandé le soutien de la France
à la candidature de la Croatie. Ce fut aussi la quatrième
rencontre des deux présidents depuis 2000. Peut-on parler
de lien privilégié entre l’Elysée et
Pantovcak ?
J’observerais pour ma part que, pour essentielles
qu’elles soient, les très cordiales relations personnelles
qu’entretiennent les deux présidents ne sont que
la traduction la plus éminente d’une dynamique plus
large de rapprochement entre Paris et
Zagreb, qui s’est accélérée
depuis quelques années. Il est incontestable que l’installation
du président Chirac à l’Elysée a marqué
un tournant quant à la politique française à
l’égard de la Croatie et de toute la région.
Mais c’est au lendemain du renouveau démocratique
opéré en Croatie début
2000 que cette nouvelle donne a pris tout son relief. Comme
d’autres pays de l’Union européenne, la France
a salué non seulement
la mutation qui s’est produite en Croatie, mais également
la valeur d’exemple qu’elle pouvait avoir pour l’ensemble
de la région. Les changements qui ont suivi chez nos voisins,
en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, mais aussi le mode règlement
des questions internes en Macédoine, voire au Kosovo, n’ont
fait que souligner l’importance de l’exemple croate.
Etant donné que la France privilégie une approche
d’ensemble à l’égard d’une région
qu’elle souhaiterait voir entièrement stabilisée
au plus tôt, il n’est pas surprenant qu’elle
apporte son soutien à une Croatie qui aspire aujourd’hui
à développer sa coopération, assume toutes
ses responsabilités et affiche sa détermination
à aller de l’avant.
On assiste depuis quelque temps au retour
des touristes français sur la côte dalmate, notamment
à Dubrovnik. Comment analysez-vous ce phénomène
dans le cadre plus général du développement
des relations bilatérales franco-croates ?
D’un point de vue sectoriel,
c’est une excellente nouvelle. Ainsi en 2002 l’augmentation
du nombre des touristes français a atteint le taux exceptionnel
de 80 % avec 135 000 visiteurs, même si la base est encore
relativement modeste (75 000 visiteurs en 2001). Plus largement,
il s’agit du retour attendu des touristes de plusieurs pays
d’Europe occidentale qui avaient perdu l’habitude
de se rendre en Croatie pendant et au lendemain de la guerre,
au début des années 1990. Dans le cas de la France,
cette redécouverte de la Croatie revêt la forme d’un
vrai engouement et l’on peut même parler, je crois,
d’un certain effet de mode. Et comme, d’une part,
les médias suivent en dépit d’une publicité
mesurée et que, d’autre part, le public qui s’intéresse
à la Croatie est plutôt exigeant, prisant autant
l’aspect culturel que son environnement préservé,
il en résulte finalement un impact
très positif sur l’image globale de la Croatie. A
l’évidence, l’accroissement de la visibilité
de notre pays ne peut qu’avoir des effets bénéfiques
sur le développement de nos relations bilatérales
avec la France, qu’elles soient culturelles, économiques
ou politiques.
Les entreprises françaises semblent
aussi s’intéresser de plus en plus au marché
croate. Les relations économiques entre les deux pays sont-elles
selon vous satisfaisantes ?
Nous en avons une
analyse à la fois assez ambitieuse et complexe. Après
une période de croissance des échanges entre 1998
et 2001, on a assisté à une stagnation autour d’un
volume d’échange s’élevant environ à
un demi milliard d’euros et des investissements annuels
oscillant autour de 20 millions d’euros. Je dirais
que les deux pays se cherchaient sur le plan économique.
Plusieurs raisons à cela. Côté français
les intermédiaires choisis ne furent pas toujours les plus
fiables. Côté croate, outre un déséquilibre
structurel des exportations marqué par une tendance à
privilégier les principaux partenaires, Italie et Allemagne
en tête, on peut constater une certaine timidité
liée au manque de connaissance du marché français,
frilosité renforcée par un handicap linguistique
puisque le français est, hélas, rarement pratiqué
dans le domaine des affaires.
Dans un commentaire
paru il y a tout juste un an, j’avais résumé
l’état de la coopération économique
franco-croate en ces termes : « Pas mal, mais peut mieux
faire ! ». La tendance actuelle semble me donner en partie
raison. Ainsi en 2002, hormis le bond enregistré dans tourisme,
les échanges commerciaux bilatéraux ont progressé
de 27,3 %, atteignant 758 millions d’euros, tandis que les
investissements français
en Croatie ont presque triplé, pour atteindre près
de 60 millions d’euros. Mais là où le bât
blesse, c’est que les exportations croates ne représentent
qu’un petit quart de ce volume, alors même que le
déficit croate continue de se creuser. Si les exportations
françaises ont progressé de 39,5 % les exportations
croates, elles, ont fléchit de 2,5 %. En somme, nous nous
réjouissons de cette reprise, mais cela ne doit pas nous
empêcher de poursuivre nos efforts pour corriger ce criant
déséquilibre.
En tant que francophile reconnu et ancien
ministre de la Culture, vous mesurez mieux que d’autres
l’importance qu’il y a pour la Croatie à resserrer
ses liens avec la France, que ce soit sur le plan culturel, ou
en ce qui concerne l’enseignement du français. Qu’en
est-il au juste dans ces deux domaines ?
Point n’est besoin ici de revenir sur les
nombreux épisodes du passé qui témoignent
à quel point la Croatie fut historiquement et culturellement
liée à la France. Contrairement à ce que
pourraient suggérer certains clichés éculés
quoique encore vivaces, ces liens furent malgré tout étroits
tout au long du XXe siècle, en dépit du cadre yougoslave
dans lequel ils s’inscrivaient nécessairement. L’engagement
aux côtés de la Croatie des intellectuels
français – tel Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner,
Paul Garde, pour n’en citer que quelques-uns – au
début des années 1990, n’a pas d’équivalent
ailleurs. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Dernier en
date, l’Université de Zagreb décernera dans
quelques jours, le 17 avril prochain, le titre de docteur honoris
causa à l’ancien ministre français de
la justice, Robert Badinter, qui notamment
présida la fameuse « Commission Badinter »
dont le rôle fut décisif pour la reconnaissance internationale
de l’indépendance de la Croatie. Autant dire que
dans la période récente, la France et les Français
ont laissé des traces profondes dans l’histoire contemporaine
de notre pays. Aussi avons-nous toutes les raisons de continuer
à vouloir approfondir et diversifier nos relations avec
ce grand pays européen.
Au moment où nous frappons à la
porte de l’Union européenne, soucieuse de son rayonnement
culturel, la France s’oppose avec conviction et détermination
au processus de nivellement induit par la mondialisation qui,
on peut le déplorer, véhicule avant tout les stéréotypes
américains les plus contestables. Un pays de notre taille
qui veut se prévaloir de son identité culturelle
et de son riche patrimoine ne peut que souscrire à une
politique visant à préserver la diversité
qui fait la richesse des cultures du monde entier. Dans cette
perspective, et afin de résister au risque d’uniformisation
qui nous guette aujourd’hui, il est primordial d’assurer
aux grandes langues européennes, au français
et à l’allemand en premier lieu, la place qui leur
revient de droit au sein de notre propre culture nationale. On
peut regretter qu’actuellement ces langues, et notamment
le français, soient en mauvaise posture. Mais c’est
aussi un encouragement de constater que la volonté de vouloir
changer les choses est de plus en plus partagée en Croatie.
Comment voyez-vous l’évolution
de la situation régionale dans les années à
venir, notamment en Bosnie-Herzégovine, et pensez-vous
que l’attentat qui a coûté la vie au Premier
ministre serbe, Zoran Ðindic, aura des répercussions
au-delà des frontières serbes ?
L’assassinat du chef du gouvernement serbe
est sans doute un événement qui dépasse le
cadre de la Serbie elle-même. Le lieu, les circonstances,
tout laisse à croire qu’il ne s’agit pas de
l’acte d’un déséquilibré, mais
d’un groupe organisé. Ce meurtre annoncé obéit
à une logique structurelle commune à l’extrémisme
politique, aux seigneurs de guerre et miliciens d’hier,
et à la criminalité organisée. Si la situation
politique en Serbie n’est pas comparable avec celle de la
Croatie, on ne peut s’empêcher de constater que certains
groupuscules, certes marginaux, n’ont pas hésité
à proférer des menaces à peine voilées
à l’encontre des représentants les plus hauts
de notre État, coupables, selon eux, de ne pas avoir satisfait
à telle ou telle de leurs exigences. En relayant sans retenue
l’extrémisme verbal qui use et abuse de son droit
à la parole publique, certains médias de notre pays
prennent le risque de faire le jeu des options les plus radicales.
Pour l’heure, il est encore difficile de
savoir si cet événement tragique donnera un coup
d’arrêt au processus de stabilisation
chez nos voisins ou si, au contraire, il provoquera un sursaut,
une mobilisation, et suscitera auprès des forces démocratiques
serbes une nouvelle détermination à vouloir assurer
le fonctionnement normal de l'État et poursuivre leur politique
européenne. Nous formons le vœu et gardons espoir
que cette dernière possibilité se réalise.
Toute instabilité intérieure dans notre voisinage
immédiat, et en particulier en Serbie-Monténégro
et en Bosnie-Herzégovine, pourrait avoir en Croatie même
des répercussions qui ne peuvent qu’être néfastes
et dommageables.
Si des conséquences directes sont peu probables,
exception faite des investissements et des intérêts
économiques croates relativement limités, les effets
négatifs sur l’ensemble de la région sont,
quant à eux, inévitables. Le gouvernement comme
l’opinion publique croate n’ignorent pas que la stabilité
globale de la région se répercute automatiquement
sur la position de notre pays et qu’il y va de notre intérêt
de voir chacun de nos voisins progresser aussi vite que possible.
L’heure est venue de nous montrer solidaires de nos voisins,
de nous réjouir de leurs avancées souhaitables et
de regretter leurs possibles déboires ou échecs.