Est-ce donc que les idées seraient ici
plus têtues que les faits ont la réputation de l’être
? Car si les autorités de Belgrade dénient les indépendances
de la Croatie et de la Slovénie, sous prétexte qu’il
s’agit d’actes « illégaux » et
« anticonstitutionnels », il est pour le moins étonnant
que les médias oublient de rappeler qu’il s’agit
au contraire d’actes légaux et constitutionnels,
puisque les successives constitutions yougoslaves, depuis celle
de 1946 jusqu’au dernier remaniement de 1974, garantissent,
toutes, le droit à l’autodétermination et
à la sécession de chaque République. Ce qui
change tout, en dissipant le brouillard d’un prétendu
conflit moyenâgeux : c’est à la suite des premières
élections libres entraînant l’autodétermination
de la Croatie (à 94%), de la Slovénie (à
88%), de la Macédoine (à 95 %), du Kosovo (à
99%) et aujourd’hui de la Bosnie-Herzégovine, que
le pouvoir communiste de Serbie s’est senti menacé.
De sorte qu’en ouvrant le feu en Croatie en mai sous prétexte
d’y défendre les intérêts serbes, l’armée
yougoslave — qui « n’est pas fédérale
mais communiste dans ce qui lui reste d’idéologie,
et serbe dans son encadrement », comme l’a justement
souligné Alain Finkielkraut
— a ni plus ni moins déclenché une guerre
de représailles et de conquête. Et une guerre où
il y a un agressé sans armes au départ, et un agresseur
disposant de la troisième force militaire d’Europe.
Est-ce si difficile à comprendre que des
intellectuels s’employant d’ordinaire à défendre
le droit des gens se taisent obstinément et qu’il
n’y ait qu’Alain Finkielkraut pour avoir le courage
de refuser les clichés et les réflexes conditionnés
qui semblent de plus en plus tenir lieu d’analyse politique
à ceux dont la profession serait de penser juste ? Et,
au-delà des multiples intérêts internationaux
à fermer les yeux sur un putsch militaire dont les artisans
ont eu l’habileté de procéder à une
prise de pouvoir progressive, ne nous trouvons-nous pas nous aussi
devant une inquiétante impuissance à penser l’après-communisme
? Je ne vois pas d’autre explication à l’acharnement
des faiseurs d’opinion à entériner en France
l’énormité du mensonge selon lequel, pendant
la dernière guerre, tous les Croates auraient été
oustachis et tous les Serbes résistants, alors qu’il
y eut plus de 60% de Croates dans les rangs des partisans
et que Tito, le chef de cette résistance, était
croate. À ce train-là, tous les Français
d’aujourd’hui devraient être tenus pour responsables
de la rafle du Vel-d’Hiv.
Car, si en Croatie les oustachis
de Pavelic mis en place par l’Allemagne nazie ont exécuté
sa politique avec zèle, faisant 23 000 victimes juives
environ, on ne peut pas oublier que, dans le même temps,
en Serbie, le gouvernement du général Nedic a très
efficacement collaboré avec l’occupant, aidé
par le parti antisémite de Ljotic, et suivi plus tard par
les tchetniks du général Mihajlovic, pour en arriver
approximativement à 24 000 victimes juives. Et l’opinion
européenne pourrait s’alarmer un peu plus de ce qu’aujourd’hui
les milices serbes qui exécutent les actions de commando
de l’armée « fédérale »
mettent leur fierté à se faire appeler tchetniks.
En revanche, très clair est l’appel du 7 octobre
dernier des communautés juives de Zagreb et de Croatie,
se sentant menacées au point de demander à leurs
homologues d’alerter l’opinion internationale contre
« l’agression » et « la destruction de
la Croatie, dans ses villes et ses villages ».
Quant aux nombreuses exactions des fascistes
croates contre les Serbes pendant la Seconde Guerre mondiale,
y répondent malheureusement celles des fascistes serbes
contre les Croates et les Musulmans, même s’il est
difficile de s’appuyer sur des chiffres que les extrémistes
des deux bords n’hésitent pas à faire voisiner
avec le million approximatif de la totalité des victimes
de la guerre en Yougoslavie. Parmi ces dernières, rappelons
qu’il y a celles du génocide des gitans qui incomberait
plutôt aux oustachis, encore que Raoul Hilberg, dans son
histoire de la Destruction des juifs en Europe, cite cette note
du 29 août 1942 du Staatsrat Turner à l’intention
de son nouveau chef, le général Löhr, nommé
« Oberbefehlshaber Südost » : «
Serbie, seul pays où question Juifs et question Tziganes
résolues ».
Ceci pour donner la sinistre mesure des ravages
suscités, à cinquante ans d’intervalle, par
les deux totalitarismes de ce temps sur des peuples ayant auparavant
vécu en bonne entente dix siècles durant. Car c’est
la seule manière de sortir d’une bataille de chiffres
qui trompe sur la nature d’un conflit n’opposant pas
les Serbes et les Croates, mais un national-communisme serbe à
tout ce qui peut ressembler à une tentative démocratique.
Et c’est à ce propos que « l’indifférence
» des commentateurs, à juste titre mise en cause
par l’historien Fejtö,
sans parler de la désinvolture des responsables européens,
amène à se poser des questions sur l’universalité
des droits de l’homme. Comment croire en effet aux intentions
« libératrices » d’une armée qui,
déjà sous le même prétexte de garantir
les intérêts serbes, bafoue, depuis la répression
sanglante de 1981, le droit de 2,5 millions d’Albanais dans
la province autonome du Kosovo, en y instaurant des lois d’exception
comme « l’isolation » permettant d’arrêter
n’importe qui, n’importe quand et pour un temps indéterminé
?
À tel point qu’on peut se demander
ce que défend cette armée, si ce n’est ses
privilèges et l’idéologie sur laquelle ceux-ci
reposent. Il s’agit en fait d’une entreprise commencée
de longue date qui, pour prévenir les dangers d’une
éventuelle perestroïka, a encouragé les pires
expressions nationalistes d’un mécontentement grandissant
avec une situation économique désastreuse et le
musellement de toute critique véritable. Aussi n’est-ce
pas par hasard que coïncident pratiquement l’accession
à la tête de la Serbie du national-communiste Milosevic
en 1986 et la restructuration en 1985 des régions militaires,
qui correspondaient jusqu’alors aux Républiques existantes,
redessinées pour assurer la mainmise de la Serbie sur une
partie de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine. La neutralisation
du pouvoir fédéral a normalement suivi. Et le prétexte
de protéger les minorités
serbes de Croatie n’est qu’un pas de plus dans
cette stratégie de conquête.
Que Milosevic ait été un des premiers
à féliciter les putschistes soviétiques est
dans l’ordre des choses, comme en mars dernier les rencontres
secrètes du chef de l’armée yougoslave Kadijevic
avec le maréchal Yazov (aujourd’hui arrêté).
Preuve de plus qu’il ne s’agit pas là d’un
affrontement interethnique mais, comme le crie Bogdan Bogdanovic,
ancien maire de Belgrade et démocrate convaincu, d’
« une guerre de vieux » menée par une «
armée de classe », qui « se fonde sur les idées
des vieillards de l’Académie serbe des sciences et
des arts » ; ceux-ci ont en effet rédigé confidentiellement
en 1986 un Mémorandum où est exposée l’urgence
de réunir les Serbes dans un « empire » devant
s’étendre partout où il y a des Serbes, y
fussent-ils minoritaires.
Et dans cette folie, fort lourde est aussi la
responsabilité de la hiérarchie orthodoxe, insistant
sur l’impossibilité d’ « étouffer
la voix du sang », jusqu’à consacrer l’année
1991 à la vengeance des « martyrs serbes »
d’il y a cinquante ans. Nouvelle alliance de la crosse et
du goupillon qui fait frémir. S’il est pourtant incontestable
que la Croatie connaît un renouveau catholique, c’est
sans commune mesure. Et aurait-on maintes critiques à formuler
— comme ne se privent d’ailleurs pas de le faire les
différentes oppositions en Croatie à l’égard
du gouvernement démocrate-chrétien de Tudjman
et de ses erreurs indéniables —, qu’autrement
préoccupant demeure l’actuel silence international
devant les dangers intérieurs et extérieurs qui
risque de tuer tout ce qui vit encore dans cette partie de l’Europe.
Est-on conscient du danger de voir proliférer de part et
d’autre des bandes armées ? Enfin, comment, naissant
dans ces conditions dramatiques, si elle tarde à être
reconnue dans ses frontières — et non dans celles
en train d’être redessinées par les bombes,
les Mig et les chars —, l’indépendance croate
ne risque-t-elle pas, à la longue, d’être menacée
par des solutions désespérées de type extrémiste
?
Quant au peu de cas fait ici d’un nombre
croissant de désertions en Serbie et d’un mouvement
d’opposition y prenant depuis août le risque d’appeler
à la désertion, cela tient pour moi de la complicité
criminelle avec un des derniers pouvoirs staliniens, acculé
à n’avoir plus d’autre programme que la guerre.
Jusqu’à quand se complaira-t-on dans une bêtise
idéologique qui affaiblit, faute d’écho, une
opposition démocratique serbe comme celle d’Ivan
Djuric, menacé de mort par les tenants de la Grande
Serbie ? Jusqu’à quand taira-t-on que seulement
15% des réservistes de Belgrade obtempèrent, malgré
la proclamation de la loi martiale condamnant les déserteurs
à la peine de mort ? Jusqu’à quand enfin l’intelligentsia,
en avalisant le massacre perpétré en ce moment,
continuera-t-elle de lâcher, comme elle l’a fait des
décennies durant, les peuples écrasés par
les bureaucraties communistes ?
Devant un horizon si désespérant
où la dévastation se poursuit avec la volonté
délibérée de détruire les monuments
historiques croates pour anéantir un peuple jusque dans
sa mémoire, on pourrait se féliciter que de beaux
esprits trouvent encore à s’émouvoir pour
Dubrovnik, s’ils ne s’empressaient d’ajouter,
comme Jean d’Ormesson : « Il ne s’agit pas de
prendre parti dans la guerre qui oppose les Croates et les Serbes,
il s’agit de l’idée que nous nous faisons de
la culture et de la civilisation. » Je regrette, mais cette
idée de la culture et de la civilisation qui préfère
les pierres, si prestigieuses soient-elles, aux hommes, est immonde.
C’est aussi elle qui tue, aujourd’hui comme hier,
en permettant aux intellectuels de dire n’importe quoi et
le contraire pour finir par justifier l’injustifiable. Voyez
Aragon et les procès de Moscou. Voyez Sartre et Kravtchenko.
Voyez Foucault et Khomeiny. Ne se rappelle-t-on pas qu’en
1956, on avait aussi agité le spectre du fascisme hongrois
pour justifier l’écrasement de Budapest ? Malheureusement,
quoi qu’on dise, la situation est aujourd’hui aussi
claire qu’alors : « les fascistes sont ceux qui tirent
sur le peuple ». Et qu’on le veuille ou non, Guernica
s’appelle aujourd’hui Vukovar.