LIBÉRATION, 13/11/1991

« Rebonds »
Guernica s’appelle aujourd’hui Vukovar
par Annie Le Brun

Événement historique, l’éclatement de la Yougoslavie l’aura été en nous faisant découvrir que les choses ne sont pas ce qu’elles sont ; que l’universalité des principes est une notion très relative, en particulier l’idée des droits de l’homme, quand l’exemple nous montre que ceux-ci ne sont pas les mêmes pour tous. On s’en doutait déjà un peu, mais aujourd’hui, grâce à l’effort de quelques-uns, aidés par le silence de la plupart, on ne peut plus ignorer cette révolution épistémologique.

En effet, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, puisque, depuis le début des affrontements en Croatie, au lieu d’y voir la nouveauté d’une situation liée à l’effondrement des régimes communistes, la majorité des commentateurs ont usé de toutes les antiennes sur les Slaves et les Balkans pour nous représenter un indémêlable imbroglio interethnique, dont le caractère archaïque autoriserait à renvoyer dos à dos les protagonistes du drame et à exhorter ces attardés à apprendre la démocratie.

DOSSIER
L'ENGAGEMENT DES INTELLECTUELS FRANÇAIS PENDANT LA GUERRE

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Est-ce donc que les idées seraient ici plus têtues que les faits ont la réputation de l’être ? Car si les autorités de Belgrade dénient les indépendances de la Croatie et de la Slovénie, sous prétexte qu’il s’agit d’actes « illégaux » et « anticonstitutionnels », il est pour le moins étonnant que les médias oublient de rappeler qu’il s’agit au contraire d’actes légaux et constitutionnels, puisque les successives constitutions yougoslaves, depuis celle de 1946 jusqu’au dernier remaniement de 1974, garantissent, toutes, le droit à l’autodétermination et à la sécession de chaque République. Ce qui change tout, en dissipant le brouillard d’un prétendu conflit moyenâgeux : c’est à la suite des premières élections libres entraînant l’autodétermination de la Croatie (à 94%), de la Slovénie (à 88%), de la Macédoine (à 95 %), du Kosovo (à 99%) et aujourd’hui de la Bosnie-Herzégovine, que le pouvoir communiste de Serbie s’est senti menacé. De sorte qu’en ouvrant le feu en Croatie en mai sous prétexte d’y défendre les intérêts serbes, l’armée yougoslave — qui « n’est pas fédérale mais communiste dans ce qui lui reste d’idéologie, et serbe dans son encadrement », comme l’a justement souligné Alain Finkielkraut — a ni plus ni moins déclenché une guerre de représailles et de conquête. Et une guerre où il y a un agressé sans armes au départ, et un agresseur disposant de la troisième force militaire d’Europe.

Est-ce si difficile à comprendre que des intellectuels s’employant d’ordinaire à défendre le droit des gens se taisent obstinément et qu’il n’y ait qu’Alain Finkielkraut pour avoir le courage de refuser les clichés et les réflexes conditionnés qui semblent de plus en plus tenir lieu d’analyse politique à ceux dont la profession serait de penser juste ? Et, au-delà des multiples intérêts internationaux à fermer les yeux sur un putsch militaire dont les artisans ont eu l’habileté de procéder à une prise de pouvoir progressive, ne nous trouvons-nous pas nous aussi devant une inquiétante impuissance à penser l’après-communisme ? Je ne vois pas d’autre explication à l’acharnement des faiseurs d’opinion à entériner en France l’énormité du mensonge selon lequel, pendant la dernière guerre, tous les Croates auraient été oustachis et tous les Serbes résistants, alors qu’il y eut plus de 60% de Croates dans les rangs des partisans et que Tito, le chef de cette résistance, était croate. À ce train-là, tous les Français d’aujourd’hui devraient être tenus pour responsables de la rafle du Vel-d’Hiv.

Car, si en Croatie les oustachis de Pavelic mis en place par l’Allemagne nazie ont exécuté sa politique avec zèle, faisant 23 000 victimes juives environ, on ne peut pas oublier que, dans le même temps, en Serbie, le gouvernement du général Nedic a très efficacement collaboré avec l’occupant, aidé par le parti antisémite de Ljotic, et suivi plus tard par les tchetniks du général Mihajlovic, pour en arriver approximativement à 24 000 victimes juives. Et l’opinion européenne pourrait s’alarmer un peu plus de ce qu’aujourd’hui les milices serbes qui exécutent les actions de commando de l’armée « fédérale » mettent leur fierté à se faire appeler tchetniks. En revanche, très clair est l’appel du 7 octobre dernier des communautés juives de Zagreb et de Croatie, se sentant menacées au point de demander à leurs homologues d’alerter l’opinion internationale contre « l’agression » et « la destruction de la Croatie, dans ses villes et ses villages ».

Quant aux nombreuses exactions des fascistes croates contre les Serbes pendant la Seconde Guerre mondiale, y répondent malheureusement celles des fascistes serbes contre les Croates et les Musulmans, même s’il est difficile de s’appuyer sur des chiffres que les extrémistes des deux bords n’hésitent pas à faire voisiner avec le million approximatif de la totalité des victimes de la guerre en Yougoslavie. Parmi ces dernières, rappelons qu’il y a celles du génocide des gitans qui incomberait plutôt aux oustachis, encore que Raoul Hilberg, dans son histoire de la Destruction des juifs en Europe, cite cette note du 29 août 1942 du Staatsrat Turner à l’intention de son nouveau chef, le général Löhr, nommé « Oberbefehlshaber Südost » : « Serbie, seul pays où question Juifs et question Tziganes résolues ».

Ceci pour donner la sinistre mesure des ravages suscités, à cinquante ans d’intervalle, par les deux totalitarismes de ce temps sur des peuples ayant auparavant vécu en bonne entente dix siècles durant. Car c’est la seule manière de sortir d’une bataille de chiffres qui trompe sur la nature d’un conflit n’opposant pas les Serbes et les Croates, mais un national-communisme serbe à tout ce qui peut ressembler à une tentative démocratique. Et c’est à ce propos que « l’indifférence » des commentateurs, à juste titre mise en cause par l’historien Fejtö, sans parler de la désinvolture des responsables européens, amène à se poser des questions sur l’universalité des droits de l’homme. Comment croire en effet aux intentions « libératrices » d’une armée qui, déjà sous le même prétexte de garantir les intérêts serbes, bafoue, depuis la répression sanglante de 1981, le droit de 2,5 millions d’Albanais dans la province autonome du Kosovo, en y instaurant des lois d’exception comme « l’isolation » permettant d’arrêter n’importe qui, n’importe quand et pour un temps indéterminé ?

À tel point qu’on peut se demander ce que défend cette armée, si ce n’est ses privilèges et l’idéologie sur laquelle ceux-ci reposent. Il s’agit en fait d’une entreprise commencée de longue date qui, pour prévenir les dangers d’une éventuelle perestroïka, a encouragé les pires expressions nationalistes d’un mécontentement grandissant avec une situation économique désastreuse et le musellement de toute critique véritable. Aussi n’est-ce pas par hasard que coïncident pratiquement l’accession à la tête de la Serbie du national-communiste Milosevic en 1986 et la restructuration en 1985 des régions militaires, qui correspondaient jusqu’alors aux Républiques existantes, redessinées pour assurer la mainmise de la Serbie sur une partie de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine. La neutralisation du pouvoir fédéral a normalement suivi. Et le prétexte de protéger les minorités serbes de Croatie n’est qu’un pas de plus dans cette stratégie de conquête.

Que Milosevic ait été un des premiers à féliciter les putschistes soviétiques est dans l’ordre des choses, comme en mars dernier les rencontres secrètes du chef de l’armée yougoslave Kadijevic avec le maréchal Yazov (aujourd’hui arrêté). Preuve de plus qu’il ne s’agit pas là d’un affrontement interethnique mais, comme le crie Bogdan Bogdanovic, ancien maire de Belgrade et démocrate convaincu, d’ « une guerre de vieux » menée par une « armée de classe », qui « se fonde sur les idées des vieillards de l’Académie serbe des sciences et des arts » ; ceux-ci ont en effet rédigé confidentiellement en 1986 un Mémorandum où est exposée l’urgence de réunir les Serbes dans un « empire » devant s’étendre partout où il y a des Serbes, y fussent-ils minoritaires.

Et dans cette folie, fort lourde est aussi la responsabilité de la hiérarchie orthodoxe, insistant sur l’impossibilité d’ « étouffer la voix du sang », jusqu’à consacrer l’année 1991 à la vengeance des « martyrs serbes » d’il y a cinquante ans. Nouvelle alliance de la crosse et du goupillon qui fait frémir. S’il est pourtant incontestable que la Croatie connaît un renouveau catholique, c’est sans commune mesure. Et aurait-on maintes critiques à formuler — comme ne se privent d’ailleurs pas de le faire les différentes oppositions en Croatie à l’égard du gouvernement démocrate-chrétien de Tudjman et de ses erreurs indéniables —, qu’autrement préoccupant demeure l’actuel silence international devant les dangers intérieurs et extérieurs qui risque de tuer tout ce qui vit encore dans cette partie de l’Europe. Est-on conscient du danger de voir proliférer de part et d’autre des bandes armées ? Enfin, comment, naissant dans ces conditions dramatiques, si elle tarde à être reconnue dans ses frontières — et non dans celles en train d’être redessinées par les bombes, les Mig et les chars —, l’indépendance croate ne risque-t-elle pas, à la longue, d’être menacée par des solutions désespérées de type extrémiste ?

Quant au peu de cas fait ici d’un nombre croissant de désertions en Serbie et d’un mouvement d’opposition y prenant depuis août le risque d’appeler à la désertion, cela tient pour moi de la complicité criminelle avec un des derniers pouvoirs staliniens, acculé à n’avoir plus d’autre programme que la guerre. Jusqu’à quand se complaira-t-on dans une bêtise idéologique qui affaiblit, faute d’écho, une opposition démocratique serbe comme celle d’Ivan Djuric, menacé de mort par les tenants de la Grande Serbie ? Jusqu’à quand taira-t-on que seulement 15% des réservistes de Belgrade obtempèrent, malgré la proclamation de la loi martiale condamnant les déserteurs à la peine de mort ? Jusqu’à quand enfin l’intelligentsia, en avalisant le massacre perpétré en ce moment, continuera-t-elle de lâcher, comme elle l’a fait des décennies durant, les peuples écrasés par les bureaucraties communistes ?

Devant un horizon si désespérant où la dévastation se poursuit avec la volonté délibérée de détruire les monuments historiques croates pour anéantir un peuple jusque dans sa mémoire, on pourrait se féliciter que de beaux esprits trouvent encore à s’émouvoir pour Dubrovnik, s’ils ne s’empressaient d’ajouter, comme Jean d’Ormesson : « Il ne s’agit pas de prendre parti dans la guerre qui oppose les Croates et les Serbes, il s’agit de l’idée que nous nous faisons de la culture et de la civilisation. » Je regrette, mais cette idée de la culture et de la civilisation qui préfère les pierres, si prestigieuses soient-elles, aux hommes, est immonde. C’est aussi elle qui tue, aujourd’hui comme hier, en permettant aux intellectuels de dire n’importe quoi et le contraire pour finir par justifier l’injustifiable. Voyez Aragon et les procès de Moscou. Voyez Sartre et Kravtchenko. Voyez Foucault et Khomeiny. Ne se rappelle-t-on pas qu’en 1956, on avait aussi agité le spectre du fascisme hongrois pour justifier l’écrasement de Budapest ? Malheureusement, quoi qu’on dise, la situation est aujourd’hui aussi claire qu’alors : « les fascistes sont ceux qui tirent sur le peuple ». Et qu’on le veuille ou non, Guernica s’appelle aujourd’hui Vukovar.

 

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