Le
Monde, 12/12/1991
DEBAT
Yougoslavie
Un
Pearl-Harbor moral
Par André Glucksmann
LE premier
sentiment du téléspectateur paraît le bon, celui d'une incroyable
absurdité. Un technicien facétieux semble s'ingénier à
incruster des documentaires de la seconde guerre mondiale dans un clip publicitaire
vantant les vacances 1992 sur la côte dalmate. Sur place, sous les obus,
dans les ruines, l'ébahissement n'est pas moindre. Dans le petit port estival
de Cavtat, conquis par l'armée fédérale qui plante là
son quartier général, des jeunes gens abasourdis n'en reviennent
pas. Ils arpentent, désemparés, les rues sinistrées et nous
tirent par la manche, Jean d'Ormesson et moi, pour confier leur révolte.
Quand des collines alentour dévalèrent les tanks et l'infanterie,
ils n'en crurent ni leurs yeux ni leurs oreilles. Un de leurs copains saisissant
son Caméscope se planqua dans sa voiture pour filmer cette mise en scène
de science-fiction. A la recherche des mythiques oustachis, de 1940-1945, les
valeureux combattants à étoile rouge mitraillèrent le véhicule
où le caméraman amateur périt carbonisé.
Dubrovnik,
c'est Saint-Tropez et environs encerclés par une armée nationale
_ pardon " fédérale " _ qui déferle des Maures
et de l'Esterel, pillant par-ci, brûlant par-là, occupant Ramatuelle
et cartonnant villas et voiliers. Ou Portofino attaqué par terre et par
mer, attendant l'assaut final, tremblant, assoiffé, affamé. Stratégiquement,
imaginez un mini-Dien-Bien-Phu sur Côte d'Azur, une intenable cuvette prise
sous le feu des reliefs avoisinants, à 300 mètres le tireur s'exerce
impunément et fait mouche à tout coup. Au fond de la cuvette, il
y a _ ou il y avait _ un musée, une ville joyau, dix siècles de
mémoire européenne, l'antique Raguse, l'égale de Venise.
Et les obus d'éventrer une façade du quinzième siècle,
de démolir un couvent franciscain, d'incendier des églises et la
plus vieille synagogue d'Europe après celle de Prague. Deux jours après
avoir quitté la ville sur le navire hôpital La Rance, j'apprends
à Osijek que la glorieuse armée rouge de Belgrade aurait, selon
l'UNESCO et Stefano di Mitsura, son admirable représentant sur place, réussi
à endommager un tiers du patrimoine architectural. " Il s'agit d'une
erreur, nous n'avons pas canonné exprès ", ose prétendre,
après coup, l'état-major, non sans avoir auparavant expliqué
que la ville s'était bombardée elle-même (encore un coup des
oustachis !) Technique totalitaire éprouvée : plus le mensonge est
gros... L'Europe gobe et laisse les décombres s'accumuler ; son passé
sombre dans une sorte de Pearl-Harbor spirituel.
Dubrovnik,
c'est Saint-Tropez et environs encerclés par une armée "fédérale"
qui déferle des Maures et de l'Esterel, pillant par-ci, brûlant par-là,
occupant Ramatuelle et cartonnant villas et voiliers. Ou Portofino attaqué
par terre et par mer, attendant l'assaut final, tremblant, assoiffé, affamé.
Imaginez un mini-Dien-Bien-Phu sur Côte d'Azur. Au fond de la cuvette, une
ville joyau, l'antique Raguse, l'égale de Venise.
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A force
de piétiner les maisons émiettées et les vitres brisées,
j'oublie le côté surréaliste de l'événement,
et la nausée me gagne. A l'autre bout de la Croatie, du gros bourg de Nustar,
noeud stratégique entre Vukovar et Osijek,
il ne reste rien. Cinq tanks fédéraux s'y étaient risqués
voilà un mois, leurs carcasses rouillent. L'artillerie vengeresse n'a pas
laissé pierre sur pierre. Quelques cochons sans maîtres errent. Une
poignée de défenseurs croates, armés de mitraillettes, se
laissent photographier. L'un d'eux, las mais ferme : " Prenez une image,
c'est tout ce qu'il restera de moi quand ils passeront à l'offensive. "
_ Avez-vous des munitions ? " Quasiment pas " _ Attendez-vous des renforts
? " Non. "
Entre Nustar
et Osijek, l'hôpital de Vinkovci, jadis six cents lits, est détruit
de fond en comble, délibérément, systématiquement.
Pendant que nous parlons avec le maire, un obus tombe à deux cents mètres,
une dame âgée est touchée, elle meurt. Les vieux ne veulent
pas abandonner un foyer qu'ils ne quittèrent de leur vie, m'explique-t-on,
pas moyen de les évacuer. Les villages alentour sont rasés, l'étau
se referme autour d'Osijek, le centre hospitalier pilonné organise le départ
des blessés transportables. Les étages furent, au fil des jours,
désertés, plus de toit, plus de fénêtres, plus de planchers,
les bâtiments s'effondrent, on opère dans les sous-sols. Sans discontinuer
: le chirurgien a pratiqué trente-cinq opérations cette nuit même.
Mais très normalement : les infirmières sont aux petits soins pour
les patients rivés à leurs fauteuils à roulettes.
Une
stratégie de la terreur
Au son
du canon, pas de panique visible. Le calme règne. Au point que les visiteurs
se retrouvent honteux de troubler le travail silencieux et attentif du corps médical.
Bernard Kouchner, depuis quelques semaines, tente d'installer des " corridors
humanitaires ", sitôt ouverts, sitôt refermés. Kouchner
n'en peut plus. En vingt-cinq ans, de guerre en guerre, il a fait le tour de la
planète en flammes. Jamais il n'a détecté un tel acharnement
contre des centres médicaux et des malades cloués sur leur lit.
La réserve du ministre cède devant la passion d'un homme de coeur
et la déontologie du médecin : "Barbarie, sauvagerie. Si nous
laissons se perpétrer le massacre, nous ne sommes que des salauds".
Un jour
de novembre, à 13 h 30, une bombe tombe pile sur le toit du joli théâtre
rococo d'Osijek. Les pompiers s'acharnent. Coup de téléphone : "
Ici l'armée fédérale, si vous vous obstinez à éteindre
les flammes, nous remettons ça. " La ville ne se laissa pas intimider,
sauva les murs et joue relâche à ciel ouvert. Eglise, cimetières,
mairie, les tirs sont précis, intentionnels et s'inscrivent dans une stratégie
de la terreur : il s'agit de vider la ville de ses habitants en signifiant clairement
qu'ils n'ont d'autre recours que la fuite. Rien ne les abrite, car rien ne demeure
intouchable, ni les citadelles de la culture, ni les lieux de culte, ni les édifices
d'utilité publique. On vise toutes les croix : clochers, hôpitaux,
sépultures. Hors l'exode, pas de salut, répète Belgrade sur
l'air connu des orgues de Staline.
Etrangement,
cette guerre n'oppose pas deux armées. A Vukovar, les fédéraux
ont engagé près de trois cents tanks (il y en avait six cents à
Koursk, la plus importante bataille de blindés germano-soviétique).
En face, la garde croate combat à l'arme individuelle. Elle ne fait pas
le poids. Zagreb vient de mobiliser six mille hommes mais ne peut les équiper.
Pas de transports de troupe ou de matériel sur les routes de Croatie. Pas
de trace de renforts pour Osijek encerclée. Je n'ai pas croisé le
moindre convoi. Pourquoi l'armée fédérale ne précipite-t-elle
pas le mouvement ? Parce qu'elle craint une résistance démunie mais
courageuse ? Parce qu'elle étale _ tactique dite du salami _ son effort
de guerre afin de ne pas offusquer une Communauté des Douze qui ferme les
yeux à condition qu'on massacre par tranches ?
Le QG fédéral
a planifié une guerre mentale visant directement une société
civile qui ne dispose ni d'armes ni d'armée pour se défendre.
A coups de destructions massives dans les campagnes, plus symboliques
dans les villes et d'exemples limites mais terroristes (boucherie
à Vukovar ?), il entend progressivement bouter la majorité
croate hors des riches terres de Croatie, qu'il repeuplera de
Serbes pour les rattacher à une potentielle grande
Serbie.
Lâcher
Dubrovnik, ce petit Monaco ? Pas question ! Et la Slavonie, son grenier à
blé, ses réserves de pétrole ? Encore moins ! Libre aux naïfs
d'épiloguer sur les haines ancestrales sans percevoir qu'elles sont réanimées
par une nomenklatura qui lutte pour le tiroir-caisset
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Pour l'heure,
seule armée rouge en état de fonctionner sur le Vieux Continent,
la soldatesque fédérale procède à la manière
des bolcheviquesclassiques. A coup de canon et d'exactions policières,
elle entend fixer à son gré les frontières et redistribuer
les populations selon son bon plaisir. Pourquoi ce qui réussit jadis si
bien à Staline ne tenterait pas les galonnés yougoslaves ? D'autant
qu'ils craignent comme la peste le sort de leurs homologues de Moscou réduits
au chômage, voire à la mendicité. La gamelle avant tout !
Lâcher Dubrovnik, ce petit Monaco ? Pas question ! Et la Slavonie, son grenier
à blé, ses réserves de pétrole ? Encore moins ! Libre
aux naïfs d'épiloguer à l'infini sur les haines ancestrales
sans percevoir qu'elles sont réanimées et portées à
incandescence par une nomenklatura avide et sans scrupule qui lutte pour le tiroir-caisse.
La première
aventure de l'après-communisme
Les experts
de Bruxelles s'abusent lorsqu'ils font la moue devant ce qu'ils baptisent, avec
une simplicité accablante, " une querelle d'un autre âge ".
Impavides et rassurants, ils se plaisent à n'enregistrer qu'une dispute
banale et atavique entre Croates et Serbes. Le nouveau paradigme concocté
à Belgrade est autrement dangereux pour l'avenir de l'Europe. Il fusionne
la ferveur national-chauvine, les intérêts d'un appareil totalitaire,
les prêches d'une Eglise qui verse dans l'intégrisme et l'esprit
de croisade, au grand dam des dissidents orthodoxes authentiques.
Esprit
de parti + xénophobie belliqueuse + fanatisme religieux, voilà les
composantes d'un nouveau national-communisme qui, s'il réussit, risque
de susciter force vocations dans l'aire chaotique de l'ex-empire soviétique.
Gageons qu'en Roumanie, Ukraine, Russie, Géorgie, Azerbaïdjan, etc.,
de nombreux cadres conservateurs et ambitieux brûlent d'imiter leurs collègues
de Belgrade. Craignons que l'épreuve-test qui ravage la Croatie soit moins
le dernier avatar du communisme que la première aventure de l'après-communisme.
L'ex-Yougoslavie fonctionne comme un laboratoire grandeur nature. L'Europe est
mal partie si elle laisse au coeur de l'Europe une armée étoilée
de rouge trancher à sa guise les territoires et tailler les peuples.
Rien à
faire ? Quand j'apprends que Jacques Delors plaide pour l'impuissance, "nous
avons tout fait", je n'ose même pas le qualifier de munichois : Hitler
était autrement puissant que l'armée fédérale. La
petite marine qui bloque Dubrovnik n'est pas insubmersible, les centres de contrôle
et de communication qui planifient l'invasion ne se trouvent pas hors d'atteinte.
Les menaces de semonce ou de punition sont crédibles et dissuasives si
elles sont proférées avec détermination. Les chefs fédéraux
peuvent être contraints de respecter les cessez-le-feu, qu'ils ont eux-mêmes
signé, et les couloirs humanitaires, dont ils admettent le principe pour
en bloquer l'exercice.
Libre à
lord Carrington de se faire lanterner, à Cyrus Vance de se " ridicoculiser
" : il tourne le dos, et les tanks crachent aussi sec... Libre à François
Mitterrand de renouer avec la glorieuse non-intervention pratiquée par
Léon Blum qui ouvrit Madrid à Franco et précipita les catastrophes
en chaîne. Qu'en revanche nul ne s'étonne du discrédit où
tombe cette Europe qui mobilise contre les fromages ou les vins innocents et laisse
officier les incendiaires de Dubrovnik. Pendant qu'à Maastricht on s'autofélicite
en programmant l'an 2000, l'hôtel Libertas est pris pour cible, bourré
de réfugiés, trois, quatre familles par chambre et des mômes
plein les couloirs. Un vieux paysan m'y avait pris à part : " Allez
voir mon champ, je vous prie. C'est à deux kilomètres, pas loin,
mais derrière les lignes adverses. Ma maison vous ne la verrez pas, ils
l'ont brûlée... Mais mon champ ? " L'Europe protège ses
paysans, l'Europe sauve les minorités. L'Europe, c'est la paix. La preuve
? Visitez la Croatie.
Un agresseur
et un agressé
Le théâtre
des opérations n'oppose pas, d'un côté, les anges et, de l'autre,
des démons, mais il distingue un faible et un fort, un agresseur et un
agressé, un conquérant et un conquis. Pas facile de les renvoyer
dos à dos.
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Une guerre
n'oppose pas, sauf dans les contes de fées, les " bons " et les
" méchants ". Les qualités intrinsèques des peuples
croates et serbes m'indiffèrent, il ne m'appartient pas de séparer
le bon grain et l'ivraie que toute communauté, inextricablement, mélange.
Le théâtre des opérations n'oppose pas, d'un côté,
les anges et, de l'autre, des démons, mais il distingue un faible et un
fort, un agresseur et un agressé, un conquérant et un conquis. Pas
facile de les renvoyer dos à dos, sauf à se mépriser soi-même.
Le maire d'Osijek, Zlatko Kramaric, est un Croate demi-juif, spécialiste
de slave ancien ; à trente-cinq ans, il a déjà consacré
six ouvrages à l'antique culture macédonienne. Elu il y a un an,
il tient bon. Je l'interroge sur sa peur. " Dans les questions de vie ou
de mort, l'important est de ne pas laisser tomber ce qu'on a commencé.
" Un silence. Celui du quinzième cessez-le-feu ponctué par
des salves d'artillerie de plus en plus rapprochées. " A Paris peut-être
? " sourit-il, sans ajouter : si Dieu, les Douze, les troupes d'assaut me
prêtent vie. Il tend sa carte de visite. Je la prends, me demandant s'il
s'agit d'un faire-part. Il me devine et prolonge son sourire.
André
Glucksmann est philosophe.
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