Le
Monde, 21/08/1995
HORIZONS DÉBATS
Des
anges et des hommes
par Alain
Finkielkraut
Il aura donc suffi d'une offensive victorieuse de la Croatie
pour que, dans les Balkans compliqués, triomphe à
nouveau cette idée simple : tous horribles, tous putrides,
tous les mêmes ! Les journaux proclament la fin du noir
et blanc ; les observateurs, les médiateurs internationaux
et les commentateurs les plus illustres de la grande presse reviennent
à leur aversion originelle pour tous les protagonistes
de ce qu'ils se remettent à appeler l'imbroglio yougoslave.
Leur sévérité qui n'épargne personne
se déchaîne cependant avec une virulence particulière
contre les Croates, ces bourreaux qui nous ont menés en
bateau, ces purificateurs perfides, ces assassins malins, ces
conquérants trop longtemps déguisés en victimes.
Aux "belles âmes" qui les ont soutenus ou qui
ont simplement dénoncé sans varier la volonté
serbe de résoudre tous les problèmes politiques
par la violence, un éditorialiste soupe au lait va même
jusqu'à promettre la vengeance du peuple abusé :
"Un jour, écrit Jean-François Kahn menaçant,
l'opinion publique demandera des comptes" (L'Événement
du jeudi, numéro du 10 août)
Si,
plutôt que de plaider coupable ou de vous terrer en attendant
des jours meilleurs, vous vous risquez à braver les foudres
de cette justice médiatico-populaire en rappelant que la
Croatie n'a pas conquis mais libéré des territoires
vitaux pour son économie comme pour sa sécurité,
et situés à l'intérieur de ses propres frontières
; si vous ajoutez que les Croates n'ont choisi la solution militaire
qu'après trois infructueuses années d'efforts diplomatiques
déployés auprès des Serbes et des Nations
unies pour obtenir une réintégration pacifique de
la Slavonie et de la Krajina de Knin, on vous regardera avec cette
stupeur courroucée qui, dans les années 70, se peignait
sur tous les visages progressistes du monde quand, tout en défendant
le droit à l'indépendance des Palestiniens, vous
osiez évoquer la fragilité d'Israël et le danger
de mort qui pesait sur ce pays.
Si vous précisez que les Croates ont répondu à
l'appel pressant du gouvernement de Bosnie et sauvé, avec
les troupes bosniaques, l'enclave musulmane de Bihac encerclée
par les Serbes et sacrifiée, comme les autres zones de
sécurité, par la communauté internationale,
on se gaussera de votre imbécillité et l'on vous
objectera, de l'air fatigué du Bogart qui a roulé
sa bosse et qui ne s'en laisse pas conter, que cette opération
n'aurait pas pu se faire sans l'aval de Slobodan Milosevic. On
avancera même, en sortant comme un lapin de son chapeau
la carte providentiellement dessinée par Franjo Tudjman
à Londres sur une table de banquet, que la prise de Knin
n'est que le prélude au grand dépeçage de
la Bosnie-Herzégovine entre la Croatie et la Serbie.
Autrement dit, les Croates ont beau changer ostensiblement de
politique, clandestinement ils poursuivent toujours la même.
Ils peuvent bien signer et appliquer des accords militaires avec
les autorités de Sarajevo, c'est Belgrade qui demeure leur
interlocuteur privilégié et leur complice immuable.
Quand les apparences accablent les Croates comme lors du conflit
dont l'ignominieuse destruction du pont de Mostar restera l'éternel
symbole, on ne va pas chercher plus loin. En revanche, quand les
apparences jouent en faveur de la Croatie, on se rabat pour les
destituer sur la théorie du complot et sur les ressources
inépuisables de la diplomatie secrète. Dans ce jeu
ou l'on retrouve toujours sa mise, la réalité sensible
est vraie lorsqu'elle confirme la thèse initiale et mensongère
lorsqu'elle semble l'invalider. Ce qui veut dire que les Croates
sont voués à la haine comme les juifs aux affaires,
les Mexicains à la sieste et les Noirs au sport.
Les
Croates sont voués à la haine comme les juifs
aux affaires, les Mexicains à la sieste et les Noirs
au sport |
Dans
son indignation vengeresse, la presse internationale se paie même
le luxe de reprocher au président de ce peuple indécrottable
de vouloir horresco referens ! diviser la Bosnie. A-t-on
déjà oublié que tous les plans de paix proposés
depuis trois ans sont malheureusement des plans de partage ? N'a-t-on
plus d'yeux pour voir qu'une fois la libération totale
exclue par le cynisme du monde, la division en une fédération
croato-musulmane et une entité serbe vaut mieux que le
découpage en trois blocs longtemps préconisé
par les grandes puissances alors même qu'il poussait tout
le monde au crime et livrait à l'intégrisme ce qui
demeurerait de la Bosnie ?
Si, enfin, vous affirmez que l'exode
serbe de Krajina ne relève pas d'une politique systématique
de nettoyage ethnique,
on vous rétorquera qu'un réfugié est un réfugié
et que, système ou pas, il n'y a que le résultat
qui compte : la Krajina s'est vidée en quelques jours de
presque tous ses habitants serbes. Un nettoyage ethnique de fait
vient d'avoir lieu en Croatie. "Nettoyage ethnique
de fait" : cette innovation lexicale des observateurs
internationaux mérite de faire date dans l'histoire de
l'imputation criminelle.
La mystique de la race ayant fait main basse en Serbie sur l'idée
de la nation, les chefs de guerre serbes ont eux-mêmes donné
le nom de nettoyage ethnique aux massacres, à l'expulsion
de tous les non-Serbes et à l'arasement des traces culturelles
de leur présence sur le sol dévolu à la Grande
Serbie. Quatre années durant, ce vandalisme méthodique
s'est donné libre cours dans la Krajina de Knin. A Drnish,
village à 80 % croate, les habitants ont été
chassés, les églises catholiques saccagées,
et sur le sol des maisons détruites pousse maintenant de
la mauvaise herbe. A Otavica, le mausolée du sculpteur
Ivan Mestrovic, le Rodin croate, a été dévasté,
son tombeau ouvert, et ses ossements dispersés.
Aussi répugnantes que soient, d'autre part, les exactions
commises à l'encontre des réfugiés serbes
par une partie de la soldatesque croate ou par certains civils,
la procession motorisée qui se dirige vers Belgrade n'a
rien de comparable avec la horde de vieillards, de femmes et d'enfants
sans bagages qui, après la prise de Srebrenica, sont arrivés
à Sarajevo ou à Tuzla. Le départ de ces derniers
a été organisé par l'armée serbe,
après sélection et emprisonnement ou massacre de
tous les hommes et adolescents valides. Les premiers sont partis,
avant l'entrée de l'armée croate, sur l'ordre de
leurs propres leaders. Et quand bien même on considérerait
avec circonspection les appels au retour constamment réitérés
par les autorités politiques et religieuses de Croatie,
il reste que parler de nettoyage ethnique de fait, c'est mépriser
le droit dans le langage même du droit.
Mais d'ou vient qu'il soit si difficile, face à cette guerre,
de respecter les distinctions, les gradations subtiles et les
hiérarchies criminelles que nous a léguées
la tradition et que le XXe siècle aurait du nous contraindre
à affiner encore ? J'ai paradoxalement trouvé un
début de réponse dans le best-seller international
de Nicholas Negroponte L'Homme numérique. Enthousiaste
champion des autoroutes de l'information et autres miracles de
la vidéosphère, l'auteur n'a certes que faire du
conflit dans l'ex-Yougoslavie. Mais il est amené à
écrire ceci en réponse à tous les technophobes
qu'inquiètent les progrès conjugués de l'ordinateur
et de l'ignorance : "La plupart des enfants américains
ne font pas la différence entre la Baltique et les Balkans,
ne savent pas qui étaient les Wisigoths et ignorent ou
habitait Louis XIV. Et alors ! Pourquoi serait-ce si important
? Saviez-vous que Reno est à l'ouest de Los Angeles ?"
Cet ouvrage, écrit alors que le conflit dans les Balkans
déjà faisait rage, a le mérite de jouer cartes
sur table. L'ignorance ici est non seulement revendiquée
mais fondée en raison. A quoi bon, en effet, faire acception
de dates et de lieux, pourquoi s'encombrer de l'inutile question
du ou ? et du quand ? à l'ère de l'adresse électronique
et de l'abolition par la téléprésence du
temps comme de l'espace ? L'homme était vernaculaire, il
est maintenant planétaire ; il était enraciné,
il est branché ; il était situé, il est léger
; il était de quelque part, il peut être de partout
à la fois grâce à la communication instantanée
et universelle ; il était inscrit dans un monde, le monde
désormais s'inscrit sur son écran ; il était
géographique et historique, le voici numérique,
c'est-à-dire angélique, pourvu comme les anges du
don d'ubiquité et de celui d'apesanteur. Et, pour cet habitant
de l'immatériel, la lourdeur est à l'origine de
toutes les barbaries.
Pour cet ange technologique, l'épuration ethnique procède
naturellement et directement de l'engluement dans une réalité
particulière. Pour ce citoyen de la mondovision, la violence
naît de l'appartenance, la guerre découle de l'opposition
prénumérique entre l'ici et l'ailleurs. Bref, le
Mal, c'est l'esprit qui, au lieu de s'éclater, s'écrase
et se fait chair ; le Mal, c'est l'incarnation.
L'humanité angélique s'est éloignée
de l'humanité terrestre avec une vitesse tellement folle
qu'elle impute aujourd'hui l'humanité dont l'ex-Yougoslavie
est le théâtre à l'incarnation, c'est-à-dire
à la condition humaine. Les Croates sont les actuelles
victimes de ce monstrueux amalgame ontologique. Mais l'histoire
n'étant pas près de s'achever, on peut parier que
le moralisme aura bien d'autres occasions d'assassiner la morale
et que la colère des anges est destinée à
commettre encore d'effroyables dégâts.
Alain
Finkielkraut est philosophe et directeur de la revue "Le
Messager européen".
Il a publié "Comment peut-on être croate?",
Gallimard, 1992.
|