Libération,
28/02/1992
REBONDS
Les
champs de la mort
Par
Mirko Kovac*
Dans l'entourage du président
serbe Slobodan Milosevic, on affirme qu'au cours de toute sa carrière,
ce sont les événements en Roumanie qui l'ont le
plus ébranlé. En privé, il enrageait en répétait
: "Mais c'est une contre-révolution, comme en Hongrie
en 1956." Et lorsque Ceausescu et son Helena furent abattus
comme des rats, il fut bouleversé et accablé (les
mauvaises langues, à Belgrade, appellent l'épouse
de Milosevic, Helena). Je ne pense pas que l'esprit de Ceausescu
ait pénétré en lui à cette époque
; il appartenait déjà à cette catégorie
d'individus. Il était, de tout son être, pour Ceausescu,
de même qu'il admirait en secret Saddam Hussein. Il se sent
des affinités avec les personnages qui s'opposent au monde
entier. Il apportera toujours son soutien à ceux qui ont
le don de se fabriquer des ennemis. Je crois également
qu'il n'est pas le seul nécrophile politique dans cette
région du monde ; mais c'est un fait que ses agissements
font frémir et sèment la mort.
Lorsqu'au son de l'accordéon qui rythmait
le kolo, il célébra la Constitution de 1989, par
laquelle il abrogeait les autonomies, une centaine d'Albanais
furent tués. En 1989, au Kosovo, cette terre mythique de
l'histoire et de la défaite serbes, il brandit à
nouveau la menace d'une intervention armée ; et, en mars
1991, du fond de sa tanière, il dirigea les détachements
policiers envoyés contre les manifestations estudiantines,
provoquant une effusion de sang dans les rues de Belgrade. C'est
lui qui a déclenché la guerre serbo-croate, qui
entrera dans les manuels comme la guerre la plus cruelle et la
plus sale de l'histoire des Balkans. Il s'est assuré les
services de l'armée yougoslave pour tuer et détruire.
Sans lui cet épisode de la politique serbe serait impensable.
Depuis qu'il a accédé au pouvoir, les morts se comptent
par dizaines des milliers.
Ce malheureux est issu d'une famille de suicidaires.
Son père, sa mère et son oncle maternel ont mis
fin à leurs jours mais ce sont là des données
qui intéressent la psychanalyse. Cet alter ego de la mort,
ce funeste artisan de l'Histoire, reprendra-t-il le répertoire
de ses modèles politiques qui n'ont laissé derrière
eux que dévastations, haine, sang et ruines?
Thomas Mann, dans un texte sur Hitler, écrivit
dès 1933 que l'on ne pouvait aborder ce phénomène
sans une certaine admiration, mêlée toutefois de
répugnance. Je n'ai pas le moindre respecte pour le président
serbe, mais pas de répugnance non plus. Je n'ai nul besoin
de l'offenser et je ne pense pas qu'il soit pertinent de le comparer
à Hitler. C'est un tout petit calibre. Il n'est pas venu
de la rue, comme Hitler ; il s'est faufilé dans la politique
par la bande en bon carriériste. Dans l'appareil bureaucratique
du régime communiste il n'était que le larbin des
puissants fonctionnaires. L'écrivain hongrois Béla
Hamvas dit que cet appareil bureaucratique est le refuge des propres
à rien. C'est là que les pires fonctionnaires font
leurs classes, là que s'exercent les épigones des
dictateurs. Je ne pourrais pas dire que Milosevic soit un phénomène
; les circonstances ont seulement fait de lui un maître
éphémère dans un communiste en décomposition.
Ce type n'est pas apparu en dehors de la société
serbe ou en dehors de l'esprit serbe. Il a été voulu
par la masse car il s'est immédiatement identifié
à la Serbie. C'était un moyen de masquer ses faiblesses.
A l'époque de son ascension, j'ai publié
un texte intitulé Notre monstre est-il en train de naître?
J'ai écrit que c'est la misère qui engendre les
tyrans, que leur ascension représente la ruine de notre
esprit. L'intelligentsia serbe a adopté ce banquier socialiste
dans l'espoir qu'il réglerait les comptes embrouillés
de la nation et l'acquitterait de ses dettes du passé.
Ce petit gars s'est imposé comme un extrémiste et
un nationaliste, et ce sont deux traits saillants dans la typologie
caractérologique de l'homme balkanique, qu'il sont intellectuel
ou primitif.
Il est vrai qu'une partie de l'opposition serbe
considère Milosevic comme une calamité nationale,
mais l'église orthodoxe, l'Académie serbe des sciences,
l'Union des écrivains, la police et l'armée voient
en lui un génie du cru qui imposera par sa force la puissance
étatique de la Serbie. Ils avaient besoin d'un malheureux
qui pense que "la politique s'apprend à l'école
du patriotisme" et que la justice est une catégorie
héroïque. Le fait que ses lectures préférées
soient la littérature épique et la prose sur les
haïdouks ne constitue pas les meilleures références
pour un homme politique. Lors d'une réception, le psychiatre
Jovan Raskovic voulut le flatter : "Vous êtes, monsieur
Milosevic, l'essence de l'être serbe". Pas du tout.
Si Milosevic était "l'essence de l'être serbe",
ce serait une image bien sombre de l'âme de ce peuple.
Cet homme ne peut plus réfréner
ce qu'il a lui-même engendré. Et il a engendré
la haine, qui l'a déjà rattrapé. Comme tous
les scélérats, il s'est empressé de tripoter
dans les plaies collectives de la nation. Il a entouré
son peuple de monstres. Il a développé en lui le
sentiment d'être menacé et a réactivé
toutes les réserves de peur. Il l'a libéré
du sens des responsabilités et l'a incité au revanchisme.
Il a attisé les passions et exalté l'imagination
à propos du génocide. Il a utilisé les descendants
des anciennes victimes comme des bourreaux. Maintenant, ce dictateur
comique divague sur le thème du fascisme mondial, bien
qu'il se soit lui-même empêtré dans le nationalisme
et dans une guerre de conquête. Il annexe des territoires,
déplaces des populations, soumet d'autres peuples au chantage,
humilie les minorités, ce qui n'est même plus "un
minimum de fascisme", mais déjà le premier
stade.
A vrai dire, il n'est pas exclu qu'il voie le
fascisme dans tout ce qui est en contradiction avec sa vision
du monde, car il raisonne en communiste. Il considère que
le fascisme se renforce dès que le communisme s'effondre.
Il pense, le pauvre, que le communisme est un rempart contre le
fascisme. Donc, en Europe, actuellement, le fascisme prend de
l'essor, et seul le chevalier Milosevic mène la lutte.
Il a introduit en politique des méthodes
guerrière, de même qu'il essaie maintenant d'introduire
un peu de politique dans la guerre qu'il a lui-même mijotée.
Il a immédiatement voulu la guerre ; seulement il ne savait
pas comment la commencer. Il ne s'est enhardi que lorsque les
premiers coups d'essai, avec les assassinats des jeunes Albanais,
ne furent suivis d'aucune conséquence fâcheuse et
reçurent l'approbation des Serbes et de l'armée.
Il a, en peu de temps, fait régner une telle confusion,
qu'il faut lui reconnaître un certain don pour le désordre.
Ce stratège de la démolition a d'ores et déjà
derrière lui des ruines imposantes. Il puise sa propre
énergie dans la populace. Il a étourdi la masse
du "doux breuvage de la névrose". Il attire ses
partisans par la politique de l'état d'urgence.
Avec lui, on s'amuse bien, car rien ne se passe
normalement. Tout ce qu'il a entrepris a échoué,
car cela n'a pas été suffisamment réfléchi.
La foule adore ça. Elle l'a mandaté pour lui mentir.
Elle a besoin d'illusions. Il s'empêtre tellement dans ses
erreurs qu'il ne peut s'en extirper qu'en en commentant de nouvelles.
Ce n'est pas l'homme de la conciliation, mais du malentendu. Il
accepte le dialogue quand c'est trop tard. Il cède lorsqu'il
est au pied du mur.
Milosevic s'est montré aussi piètre
chef d'armée que politicien. Sa guerre est le reflet parfait
de son "âme dérangée". C'est une
guerre sans héros, ni sens du sacrifice. Ses "héros",
en guise de médailles, se décorent de jambons volés.
Ses sauvages soldats ont reconnu leur propre mal dans l'autre.
Ils se sont rués sur les sanctuaires et les temples. C'est
une guerre de profanateurs de la morale. On la qualifie d'insensée,
et ce n'est pas une formule gratuite de journaliste. Le commandant
et chef est un idéologue du non-sens. Il a même rendu
la mort absurde. Ses volontaires meurent sans honneur. Ils crèvent
comme des chiens dans "les champs de la mort". Ils meurent
parce que leur chef souhaite qu'ils meurent. Ils resteront dans
la boue de l'Histoire, privés de tout témoignage
de reconnaissance. Personne ne se souviendra d'eux. Ils son morts
pour une serbité à la mesure de Milosevic, qui est
monstrueuse. Il a définitivement souillé le mythe
du soldat serbe. Un journal américain voit ce soldat comme
un monstre édenté et un chien bâtard. C'est
un voleur de poules et un incendiaire. Milosevic a voulu humilier
les autres, et c'est son propre peuple qu'il a humilié.
Il a déshonoré la tradition. Il a poussé
la lie et le sous-prolétariat du Monténégro
à s'abattre sur Dubrovnik. Il a perpétué
un génocide culturel.
Un de mes amis a dit très justement: "Milosevic
est un politicien des effets contraires." Il a tout essayé
par la force, mais il n'a rien obtenu. Il s'est fait des ennemis,
mais il est son propre pire ennemi. En voulant créer la
Grande Serbie ou la petite Yougoslavie, il a créé
un camp militaire. Il a voulu enlever une partie de la Croatie
et la peupler de Serbes, et il a expatrié aussi bien des
Serbes que des Croates. Il dit des villes et des villages détruits
qu'ils sont libérés. Là où il n'y
a pas de vie, pour lui, c'est la liberté. En brûlant
les maisons croates, il a élevé l'homme croate jusqu'à
un niveau enviable de conscience de soi. Il a voulu chasser du
Kosovo trois cent mille Albanais, et entre-temps ce sont une vingtaine
de milliers de Serbes de plus qui en sont partis.
Il s'est évertué à empêcher l'indépendance
de la Croatie et de la Slovénie, et elles sont déjà
indépendantes. Il a tout fait pour sauver la Ligue des
communistes, et lorsque cela a échoué, il s'est
rebaptisé socialiste. Il a voulu souiller la beauté
de Dubrovnik, et c'est l'honneur de son peuple qu'il a souillé.
Tous les Serbes ne sont pas des barbares, mais il faudra à
la tribu de Milosevic de longues années pour se laver de
tout cela. Il est la personnification de la faillite de la politique
serbe. Il est l'échec absolu, une débâcle
humaine et morale. Même son prénom Slobodan(1)
relève de la politique des effets contraires.
En
dépit de tout, Milosevic, jouit d'un grand prestige dans
le peuple serbe. Pour beaucoup, il est le roi. C'est le favori
des greluches. Dans le nouveau folklore serbe, il est fort bien
coté. L'église orthodoxe fait son éloge et
le patriarche serbe bénit ses armes. Dobrica Cosic, écrivant
populaire, auteur de romans historiques, jadis proche de la police
communiste serbe, le considère comme un nouveau Nikola
Pasic(2). Cosic dit que Milosevic est le politicien
serbe le plus aimé du XXe siècle et qu'il est le
seul à pouvoir mener à bien la création de
la Yougoslavie serbe.
Certains
historiens pensent que Nikola Pasic a su allier avec bonheur "le
nationalisme serbe et l'idée yougoslave". Milosevic
a dégoûté tout le monde, sauf les Serbes,
de l'idée yougoslave, mais il a allié avec bonheur
le nationalisme serbe et le socialisme militaire. Ce rustre, cet
éléphant politique, a brisé tout ce qui pouvait
l'être dans le magasin de porcelaine étatique de
la Yougoslavie. Il ne reste que les miroirs noirs pour invoquer
les morts.
Dans
un texte consacré à Milosevic, un journaliste se
demandait récemment : qui mettra un point final à
cette sombre biographie ? Le potentat lui-même, de sa propre
main, ou plutôt le peuple serbe ? Si demain il disparaissait,
en viendrait-il un qui soit pire ? J'ai bien peur que la politique
serbe ne puisse plus se passer de lui. Ce dérèglement
est bien plus profond que ses propres perturbations. Ce qu'il
a déchaîné couvait déjà dans
le cœur de beaucoup. Je lui souhaite de sombrer.
Ernst
Nolte a décrit que si, par hasard, Hitler avait disparu
en 1939, cela n'aurait pas changé grand-chose. L'Allemagne
était déjà un "champ fauché",
et elle serait restée aux mains "d'esprit bornés
et de tempéraments fanatiques". La Serbie est dégradée,
mais peut-être peut-on encore aujourd'hui trouver quelque
réconfort dans les mots de cet étudiant qui, en
mars 1991, dit son fait au petit dictateur : "La Serbie sera
démocratique, mais sans vous !" Pour que cela se réalise,
la Serbie devrait se débarrasser de ses généraux
communistes incapables et déments et de leur commandant
en chef, Slobodan Milosevic. Et pas seulement d'eux, mais aussi
de leur héritage et de leur pauvreté d'esprit.
Ce
sont les patriotes qui devront s'en charger, ceux qui aiment leur
peuple, qui sont les héritiers de sa culture. S'ils ne
le font pas, c'est la guerre qui les attend, l'isolement volontaire
et la tragédie nationale. C'est le néant qui les
attend. Thomas Mann a dit un jour qu'un peuple qui soutient le
règne d'un bandit commet un acte d'autodégradation.
Traduction
: Pascale Delpech.
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(*)
Ecrivain serbe, né en 1938 à Bileca (Bosnie-Herzégovine),
il a quitté Belgrade à la fin des années
1980 en raison des attaques dont il fut l'objet à cause
de ses positions antinationalistes. Il vit à Rovinj, en
Croatie, depuis 1991. Auteur de la Vie de Malvina Trifkovic, Rivages,
1993, il est lauréat du Prix international Tucholsky (1993)
et du Prix Herder (1995).
1. Sloboda veut dire "liberté"
(N.d.T.)
2. Grand homme politique serbe du début
du siècle, Nikola Pasic joua un rôle public sur la
scène politique serbe et yougoslave pendant plus d'un demi-siècle.
Beaucoup lui reprochèrent d'avoir laissé passer
l'occasion de créer la grande Serbie au lieu de la Yougoslavie.
(N.d.T.)
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