Le
Monde, 28/05/1992
DEBAT
Survivrons-nous à la Yougoslavie ?
Par Pascal Bruckner
PLUS
jamais ça ! L'Europe d'après 1945 a été bâtie
sur ce serment : jamais plus de conflits armés, de persécutions,
de massacres sur le sol européen. Et la réconciliation franco-allemande
avait d'abord ce sens fondamental : mettre la guerre hors la loi, régler
tous les litiges entre nations par des pourparlers, des compromis. Or, depuis
un an, nous assistons au retour du cauchemar que nous avions cru conjuré
pour toujours ; depuis un an, l'armée serbo-fédérale et le
gouvernement de Slobodan Milosevic rejouent, à échelle réduite,
la deuxième guerre mondiale, la dimension génocidaire en moins (même
si l'on parle beaucoup à Belgrade en ce moment de " solution finale
" pour le Kosovo).
Des scènes
d'horreur inimaginables ont lieu à deux heures d'avion de Paris : des villes
et des villages sont rasés, des populations terrorisées et forcées
au départ, des camps de concentration érigés, des prisonniers
exécutés du seul fait qu'ils ont eu le tort de naître musulmans,
croates, hongrois ou albanais. Depuis un an, nous tolérons passivement
le pire, et nous le tolérerions encore si l'Amérique, et elle seule
encore une fois, n'avait tapé du poing et décidé que la barbarie
serbe avait assez duré.
Sauver
l'honneur
Depuis
un an, une avalanche d'arguments fallacieux sont avancés par les gouvernements
européens pour ne rien faire : les peuples de l'ex-Yougoslavie seraient
des tribus animées uniquement par la haine et la cruauté et menant
une guerre primitive. Sous prétexte de dissuader l'éveil des nationalismes
en Europe centrale, on a cru bon de mettre sur le même plan la victime et
l'agresseur (exercice dans lequel l'intelligentsia française a excellé
avec une rare bêtise). Ce faisant, on a encouragé l'agresseur, lequel,
fort de son impunité, se croit autorisé à tout régler
par les armes et à porter le fer et le feu où bon lui semble dans
la région.
Pouvait-on
rêver contresens plus merveilleux, aveuglement plus fatal : on a donc renforcé
le nationalisme du plus puissant, à savoir de Belgrade (au risque de donner
un très mauvais exemple aux pays de l'ex-URSS, peut-être tentés
de suivre à leur tour ce modèle militariste et ultrachauvin). Or,
quelles que soient les réserves que nous inspirent les gouvernements de
Croatie et de Bosnie, ils comportent une différence fondamentale avec celui
de Belgrade : ils n'ont pas voulu la guerre, ils ont tout fait pour l'éviter.
Et pour cause, puisqu'ils sont les plus faibles. Par ses atermoiements, sa lâcheté,
l'Europe s'est révélée un gigantesque ectoplasme, enivré
de formules creuses et noyé dans sa propre impuissance.
On peut
tempêter à loisir contre l'Oncle Sam, sa culture décadente
et ses velléités impérialistes ; il n'empêche que,
dans les situations d'exception, l'Amérique est seule capable de prendre
les vraies décisions. Avant-hier, dans la lutte contre le nazisme, hier
contre les Soviétiques, puis lors de la crise du Golfe. Sans Washington,
hélas, nos libertés politiques ne pèseraient rien, et l'idée
européenne est peut-être morte sur un champ de bataille quelque part
entre Vukovar et Sarajevo.
Il est
encore temps de sauver l'honneur et, aux côtés des Américains,
de tout faire afin d'isoler, réduire, écraser, au besoin par la
force, le régime de Milosevic avec ses rêves de purification ethnique,
son goût du martyre et du sang, ses fureurs guerrières. D'abord pour
que la paix revienne dans les Balkans. Ensuite pour le peuple serbe lui-même,
momentanément égaré, et qui mérite un autre destin.
Enfin, pour épargner à l'Europe la honte de n'être qu'un chiffon
de papier taché de sang.
Pascal Bruckner est écrivain et philosophe
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