Le
Monde, 14/10/1992
POINT
DE VUE
Crime parfait
Par Alain Finkielkraut
IL y a
un an, on accusait les Croates de casser l'Etat yougoslave. Au moment du siège
de Vukovar, on les jugeait coupables d'exposer
cette ville et son peuple en choisissant de combattre sans avoir aucune chance
de l'emporter. Aujourd'hui on leur reproche de s'entendre comme larrons en foire
avec les Serbes en Bosnie-Herzégovine et d'y mener la même politique
d'expansion qu'eux. Ils étaient séparatistes puis jusqu'au-boutistes,
les voici maintenant colonialistes.
Les
médias français accordant une très large
place aux tensions entre Croates et Musulmans, l'idée fait
son chemin que, depuis le début du conflit, les Serbes
et les Croates sont de mèche pour défaire la Yougoslavie,
dépecer la Bosnie et bâtir, aux dépens de
leurs Algériens ou de leurs Palestiniens à eux,
deux petits empires appelés l'un Grande
Serbie, l'autre Grande Croatie. Grief on ne peut plus utile
car il permet aux Français, qui ont horreur du dépaysement,
d'aborder le nouveau avec leurs catégories habituelles
et de justifier leur partialité initiale. Mais grief absurde
: ce n'est par parce que l'agresseur
a su diviser ses victimes et jouer l'intérêt des
uns _ qui ne sont pas, loin s'en faut, tous les Croates (1) _
à trouver un accord, contre celui des autres à poursuivre
le combat, qu'il n'y a pas deux victimes et une agression.
Sous d'identiques
prétextes, la même guerre dévastatrice et conquérante
s'est étendue de la Croatie à la Bosnie-Herzégovine, le même
incendie a été allumé, la même tragédie a eu
lieu. Si, en outre, les Croates de Bosnie et d'Herzégovine _ région
où ils constituent 95 % de la population _ s'en étaient remis à
l'armée bosniaque pour assurer leur défense, ils auraient été
anéantis par les forces serbes.
Enfin,
la décision de laisser mourir, à peine née, la République
de Bosnie-Herzégovine, n'est pas imputable à la Croatie mais à
l'Occident qui, fait unique dans l'histoire des relations internationales, a consacré
le droit à l'existence de cet Etat et, dans le même temps, lui a
refusé, par l'embargo sur les armes, la possibilité de défendre
son existence menacée. Aussi compliqué (ou naïf) que soit,
à Genève, le jeu diplomatique des uns et des autres, à Jajce,
les bombes ne choisissent pas leurs cibles, tandis qu'à Bosanski-Brod,
Croates et Musulmans se font massacrer, piller ou expulser sans discrimination
après avoir résisté ensemble et tenté désespérément
d'empêcher l'ennemi de s'assurer, en prenant la ville, le contrôle
définitif de la région qui relie la Serbie à la Krajina.
Les journalistes
et les hommes politiques qui dénoncent les visées croates se trompent
de guerre et déchargent l'Occident de son écrasante responsabilité.
Que demain, une fois l'agression entérinée et enterré l'Etat
bosniaque, les Croates d'Herzégovine finissent par demander leur rattachement
à Zagreb, les mêmes proclameront sur l'air triomphal du "je
vous l'avais bien dit !" que la Croatie a montré là son vrai
visage.
Aussi,
grand progrès sur Munich, la honte de sa conduite honteuse sera, cette
fois, épargnée à l'Occident.
Les Anglais
appellent cela une self-fulfilling prophecy : en laissant l'impérialisme
grand-serbe se donner libre carrière, on aura tout fait pour qu'advienne
l'événement qui transforme l'abdication en prémonition et
qui, du même coup, ferme à jamais l'accès à la vérité.
Philosophe,
Alain Finkielkraut est directeur de la revue le Messager européen.
Il a publié "Comment
peut-on être croate?", Gallimard, 1992.
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