Le
Monde, 23/11/1991
POINT
DE VUE
Yougoslavie
La fiction
Par Alain
Finkielkraut
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Sit-in
de jeunes Croates à Paris, sur le parvis du Centre
Georges-Pompidou, le 1er novembre 1991, pour protester contre
l'agression militaire serbe en Croatie. |
J'ai
lu avec colère et consternation l'appel de onze intellectuels
illustres à nos "frères yougoslaves".
Depuis l'accession de Milosevic au pouvoir à Belgrade,
la Yougoslavie, en effet, ce n'est plus rien d'autre que la Grande
Serbie. Cet impérialisme a déjà privé
la Voïvodine de son autonomie, soumis le Kosovo a un véritable
régime d'apartheid, et placé progressivement toutes
les instances fédérales sous contrôle serbe.
En suivant une procédure démocratique et constitutionnelle,
la Croatie qui n'est pas un département, qui n'est pas
une province, mais une nation et même une très vieille
nation, a dit "non" à cet hégémonisme.
Elle a rejeté la meurtrière fraternité de
Big Brother. Où est le crime ? Où est la vendetta
? Les Slovènes qui n'ont aucun contentieux historique avec
la Serbie, n'ont-ils pas fait la même chose ?
Quant
à l'extrémisme des dirigeants croates, il s'est
traduit depuis le début des hostilités, c'est-à-dire
depuis l'invasion et
l'occupation de leur pays, par une recherche effrénée
du compromis. Ils ont accepté de surseoir de trois mois
à leur déclaration d'indépendance,
ils ont levé le blocus des casernes, ils ont réaffirmé
solennellement les droits des Serbes de Croatie et demandé
à l'Europe d'en surveiller l'application ; ils ont refusé
de mener des opérations militaires sur le territoire de
la Serbie, malgré la pression de l'extrême droite.
Chaque geste a été payé par une extension
et une intensification de la guerre, et ce sont, entre autres,
des soldats récemment libérés des casernes
avec leurs armes lourdes qui encerclent aujourd'hui Dubrovnik
(ville où il n'y a ni caserne fédérale ni
importante minorité
serbe).
Le
refus de désigner clairement l'agresseur sert évidemment
les intérêts de celui-ci et ne peut que renforcer
sa détermination belliqueuse. Une telle attitude consacre
la faillite morale aussi bien que politique d'une partie non négligeable
de l'intelligentsia antitotalitaire. Qu'aurait-on pensé
hier d'un appel lancé aux Lituaniens et aux Russes, frères
en slavitude, pour qu'ils fassent taire leurs haines nationalistes
et poursuivent sagement la vie commune ?
Philosophe, Alain Finkielkraut est directeur de la revue
le Messager européen.
Il a publié
"Comment peut-on être croate?", Gallimard, 1992.
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