Le
Monde, 18/11/1995
HORIZONS-DEBATS
18 novembre 1991, la chute de Vukovar
par Georges-Marie Chenu
AU début
du mois de novembre 1991, la prise de Vukovar
était inévitable. Le siège de la riche et belle métropole
de Slavonie orientale durait depuis les premiers jours d'août. Le déséquilibre
militaire était stupéfiant.
Côté
serbe, plus de 30 000 soldats et miliciens, conduits par le commandant Mrksic
et le major Sljivancanin, 400 blindés, des centaines de lanceurs et canons,
la maîtrise de l'air et du Danube. Côté croate, moins de 2
000 défenseurs, gardes, policiers et volontaires, dirigés par le
commandant Dedakovic, avec des armes légères, ravitaillés
par chemins de terre et quelques parachutages nocturnes d'avions agricoles. Ces
défenseurs étaient épaulés par des unités croates
opérant à l'ouest derrière l'étau serbe.
Les bombardements,
600 à 800 projectiles par jour à la fin, ruinèrent
la ville. Dès le 28 août, après un aller-retour
à Vukovar, l'ambassadeur Wynaendts, négociateur
de la présidence européenne, se déclarait
atterré par les violences et les destructions. Les 15 000
civils restants, dont 2 000 enfants, vivaient dans les caves.
Par télécopies, le docteur Bosanac, dont des services
occupaient l'abri souterrain de l'hôpital, donnait le nombre
des blessés, 30 à 60 par jour, et réclamait
des médicaments.
A
Zagreb, on était persuadé que cette agression manifeste
et prolongée provoquerait l'indignation de l'Europe et
son intervention ! Pour les Croates, majoritaires (47 %) dans
la ville (44 600 habitants), Vukovar était le test du respect
de l'ordre légal et des frontières. Pour les tenants
de la Grande
Serbie, s'emparer de Vukovar (32 % de Serbes) c'était
soutenir les Serbes de Croatie qui refusaient de vivre sous un
nouveau gouvernement croate, rapidement qualifié par eux
d'oustachi.
Le
7 novembre, une attaque isola les défenseurs. Les assaillants opéraient
méthodiquement. Dès que les obus avaient étouffé les
résistances, les miliciens et les blindés de l'armée nettoyaient
le secteur conquis et sortaient les civils des abris. Le gouvernement croate saisit
le groupe tripartite de Zagreb. En liaison avec la conférence sur l'ex-Yougoslavie,
ce groupe autorités croates, armée fédérale et mission
européenne devait organiser le cessez-le-feu, le déblocage des casernes
et l'évacuation de l'armée populaire yougoslave. Les négociateurs
croates, MM. Granic, Hebrang et le colonel Agotic, proposèrent une démilitarisation,
un couloir neutre ou un cessez-le-feu ponctuel, etc.
Le
13, les nouvelles de Vukovar sont très alarmantes : plus de vivres, de
médicaments ni de munitions. Le 15, les habitants lancent un appel au secours.
Le 16, nouvelle attaque et rumeurs de reddition. Le 17, alors que le président
croate tente d'obtenir un arrêt des combats du général Kadijevic,
secrétaire fédéral à la défense, le général
Raseta fait savoir à la mission européenne qu'il accepte le principe
d'une évacuation rapide des personnes vulnérables.
Devant
l'urgence, les Croates demandent l'envoi immédiat d'un camion de médicaments
et l'évacuation des 400 blessés (450 en fait) de l'hôpital.
Avec la Croix-Rouge internationale, Médecins sans frontières, et
la Croix de Malte, le groupe tripartite consacre la journée du 18 aux modalités
de l'évacuation.
Après
la chute de la ville, la machine de guerre poursuivit son oeuvre de désolation
puisque la communauté internationale n'avait rien entrepris de déterminant.
L'accord,
signé de nuit par le docteur Hebrang et le général Raseta,
précise les garanties, les routes, le lieu de remise (le carrefour de Zidine),
la neutralisation de l'hôpital confié au CICR et la haute main des
contrôleurs européens sur toute l'opération.
Mais
à l'aube du 19 novembre, on apprend que toute résistance a cessé
et que la ville est tombée. En revanche, on est sans nouvelles des blessés
et des civils. Appelé, le général Raseta, sombre et tendu,
incrimine les mauvaises communications. Très sèchement l'ambassadeur
Van Houten, chef de la mission européenne de contrôle, exige qu'il
justifie sa fonction en aidant les contrôleurs qui seront envoyés
sur place de Zagreb et de Belgrade.
On
sut bientôt que les 16 et 17 novembre, des défenseurs s'étaient
échappés de nuit vers l'ouest à travers les maïs non
moissonnés. Après quoi des contacts avaient eu lieu, sur place,
avec l'armée. Ayant reçu l'assurance que les civils seraient libres,
les derniers défenseurs se constituèrent prisonniers : lundi 18,
à Mitnica, près de 600 défenseurs et 6 000 civils et,
mercredi 20, au quartier de Borovo Naselje, environ 200 combattants et 4 000
civils. Le 19 novembre, les contrôleurs venant de Belgrade et dont certains
accompagnaient Cyrus Vance, envoyé de l'ONU, virent à Vukovar un
spectacle hallucinant : entre des falaises de décombres, des groupes de
miliciens mal contenus par l'armée qui fêtaient leur victoire, des
colonnes de civils hagards et livides, des cadavres autour de l'hôpital
dont l'accès était interdit aux contrôleurs et à la
Croix-Rouge.
Aucun
des engagements, écrits ou verbaux, ne fut respecté, pas plus d'ailleurs
que les conventions internationales. Sans contrôle extérieur, les
militaires sélectionnèrent les hommes au sein de l'hôpital.
La majorité des survivants indemnes furent dirigés vers l'entrepôt
Velepromet où les hommes de quatorze à soixante ans furent séparés
des femmes, des enfants et des vieillards.
Des
miliciens, parfois guidés par des civils, s'emparèrent de certains
prisonniers, de ceux portant des chaussures militaires et les entraînèrent
avec eux. Ces tris effectués, des colonnes furent dirigées vers
des lieux d'embarquement, comme Ovcara, à 6 kilomètres au sud-ouest
de Vukovar, où attendaient des véhicules collectifs.
Conformément
à l'accord de Zagreb, des contrôleurs se présentèrent
vers Zidine, le 19 novembre pour accueillir les blessés de l'hôpital.
Ils apprirent que la prise en charge aurait lieu le 22 en Bosnie au pont de Bosancski
Samac. Elle se déroula en réalité dans le village serbe de
Bijelnicki Dvori parmi une foule agressive qui blessa des accompagnateurs croates.
Plus de 120 blessés passèrent ainsi de l'autre côté,
accompagnés de 2 500 femmes et enfants qui avaient été rattachés
au convoi. L'humanitaire couvrait le nettoyage ethnique !
Quant
aux hommes et aux femmes mis à part, dont le docteur Bosanac, ils furent
envoyés en Serbie et emprisonnés à Sremska Mitrovica, Nis,
et Novi-Sad, ainsi que dans des camps et une mine, avant d'être progressivement
échangés. Lors d'un échange organisé par la Croix-Rouge
en décembre 1991, à Bosanski Samac, les témoins virent descendre
des cars des formes émaciées aux regards vides et aux gestes lents,
dont l'aspect rendait crédibles les récits de leurs souffrances.
On
s'inquiéta aussitôt des personnes demeurées introuvables.
Des témoins parlèrent d'exécutions. Le docteur Hebrang souleva
la question devant le groupe tripartite de Zagreb le 24 novembre, provoquant la
colère du général Raseta. On évaluait alors à
près de 200 les patients, le personnel médical et les civils qui
avaient disparu lors de l'évacuation de l'hôpital. En décembre
1992, des experts de l'ONU découvrirent à Ovcara une fosse commune
contenant environ 200 corps. Deux furent examinés, ils avaient bien été
exécutés. Mais les responsables locaux s'opposèrent à
la poursuite des investigations.
On
estime les seules victimes croates de Vukovar à 2 000 morts, 2 500 invalides
et 2 700 disparus et à 50 000 personnes déplacées pour tout
le district.
Au
lendemain de la chute de la ville, les blindés et les canons
qui avaient écrasé Vukovar firent mouvement vers
l'ouest et prirent position autour de Vinkovci (84 % de Croates)
et d'Osijek (78 % de Croates). La machine de guerre poursuivait
ses conquêtes et son oeuvre de désolation puisque
la communauté internationale n'avait rien entrepris de
déterminant pour décourager la politique qui avait
conduit au siège de Vukovar.
Georges-Marie Chenu, ancien ambassadeur de France
en Croatie, ministre plénipotentiaire en retraite, a été
associé aux négociations sur Vukovar lorsqu'il était contrôleur
européen à Zagreb.
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