Le Monde, 12/04/1991

STATISTIQUES ET POLITIQUE
La mémoire manipulée

Le Monde du 16 mars rapporte les déclarations de M. Vuk Draskovic, leader de l’opposition serbe, qui rejoint la propagande du gouvernement communiste de M. Milosevic en affirmant que « 1,5 million de ses compatriotes ont été massacrés par les voisins croates pendant la seconde guerre mondiale », que « ce génocide ne doit être jamais oublié » et que « sept cent mille personnes ont été tuées, Serbes, tsiganes et juifs » dans le seul camp de Jasenovac. Des affirmations similaires commencent à s’imposer à l’opinion occidentale par la seule force de la répétition dans la presse.

A l’issue de la seconde guerre mondiale, le gouvernement yougoslave a déclaré que le chiffre de ses ressortissants victimes de la guerre se montait à 1,7 million. Ce chiffre résulte des calculs effectués par M. Vladeta Vuckovic, alors stagiaire à l’Institut de statistique à Belgrade et aujourd’hui professeur en retraite d’une université américaine. Or cet expert a reconnu que le chiffre avancé représente en fait les pertes démographiques (le manque de naissances et l’émigration inclus). Le gouvernement de l’époque a frauduleusement soutenu qu’il s’agit du nombre des victimes effectives.

Deux études démographiques récentes abordent cette question de manière compétente. L’une provient d’un Serbe, M. Bogoljub Kocovic ; l’autre d’un Croate, M. Vladimir Zerjavic. Leurs résultats concordent dans l’essentiel : les pertes directes de guerre avoisinent 1 million de personnes.


Mensonge politique

Ces habitants de la Yougoslavie morts ou disparus n’étaient pas tous de nationalité serbe. Il est très difficile d’évaluer la distribution de ces victimes par nationalité. Le dernier recensement d’avant-guerre, fait en 1931, au pire moment de la dictature serbe, donne de faux résultats quant à la composition ethnique du pays. Les opinions des démographes divergent donc quant à l’importance relative des victimes mais elles restent néanmoins à l’intérieur de certaines fourchettes.

Le nombre des Serbes morts du fait de la guerre se situerait entre 370 000 et 520 000 ; celui des Croates entre 200 000 et 350 000. Proportionnellement, les seconds n’ont pas été moins atteints que les premiers. Les pertes des Serbes ne sont pas dues seulement à la persécution par une partie des Croates, mais aussi aux luttes fratricides entre eux-mêmes et à l’occupation par des troupes étrangères.

Mon propos n’est pas de m’enliser dans une querelle de comptable : une seule victime de la haine nationaliste me paraît déjà trop. Cependant, l’exagération numérique est exploitée ici comme une sorte de « bombe émotionnelle » pour justifier l’appel à une nouvelle guerre civile. Il s’agit d’un mensonge politique à la fois opérationnel et pervers. Les massacres perpétrés par un parti minoritaire au pouvoir (dans ce cas, les oustachis imposés par l’Italie et l’Allemagne) ne rendent pas tout un peuple, avec ces générations futures, coupable du crime de génocide. Des exécutions sommaires dues seulement à l’appartenance nationale des victimes furent pratiquées en Yougoslavie de plusieurs côtés.

L’occupation fut suivie d’une guerre civile impitoyable. Les Croates étaient divisés en collaborateurs et résistants. Les Serbes aussi. On parle de Pavelic, mais on se tait sur Nedic, son pendant serbe. Des oustachis sont indubitablement coupables d’actions criminelles, mais des tchetniks ont massacré des Croates d’une manière non moins atroce. D’un côté et de l’autre, des villages entiers ont été détruits et des populations décimées.

Plusieurs dizaines (mais non de centaines) de milliers de personnes périrent au camp de Jasenovac, de nombreux Croates opposés au régime partageant le sort des victimes serbes, juives et tsiganes. Il faut s’en souvenir et condamner les responsables et leurs inspirateurs idéologiques, mais en n’oubliant pas les dizaines de milliers de prisonniers croates exécutés à Bleiburg.

Il est consternant que les leaders nationalistes, aussi bien démocrates que communistes, veuillent faire croire à la jeunesse serbe actuelle que les Croates d’aujourd’hui portent la responsabilité collective, « qui ne doit jamais être oubliée », d’un génocide. Démasquons ces semeurs de haine et stigmatisons l’usage néfaste des hypothèques du passé pour donner aux jeunes la chance d’un avenir meilleur.

Mirko Grmek

Mirko Grmek est directeur d’études à l’École pratique des hautes études.

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