27/05/1993
REVUE
DE PRESSE
LE
MONDE
« Lorsque la paix revient... »
Les chefs militaires
serbes bosniaques ont du mal à admettre que la guerre n'est
pas un but en soi. Exemple : les appétits du général
Ratko Mladic
"Lorsque
la paix revient, ce sont les chefs militaires
qui ont gagné la guerre ou qui croient l'avoir gagnée
qui posent le plus de problèmes." Cette constatation
faite par Winston Churchill dans ses Mémoires pourrait
s'appliquer, aujourd'hui, aux Serbes. Que ce soit en Bosnie-Herzégovine
ou dans la nouvelle Yougoslavie (Serbie et Monténégro),
certains responsables militaires donnent du fil à retordre
aux dirigeants politiques qui voudraient se résigner à
la paix.
Un
soir d'ébriété, le général Mladic déclare à un journaliste
de Reuter qu'il bombarderait Londres et Washington si
l'Occident lançait une intervention militaire contre les
positions serbes en Bosnie.
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Le 14 mai dernier, Zeljko Raznjatovic, alias Arkan,
député au Parlement de Serbie et chef d'un groupe
paramilitaire présumé coupable de crimes de guerre
en Bosnie-Herzégovine, accusait le commandant en chef des
forces serbes bosniaques, le général Ratko Mladic,
d'avoir "interdit" au Parlement des Serbes
de Bosnie de ratifier le plan de paix élaboré par
les médiateurs internationaux, lord Owen et Cyrus Vance.
M. Raznjatovic, qui s'exprimait devant l'assemblée pan-serbe,
réunie par le président Slobodan Milosevic pour
forcer ses alliés de Bosnie à signer le plan Vance-Owen,
venait de confirmer les rumeurs qui circulaient depuis quelques
jours.
Certains journaux avaient laissé entendre
que le général Mladic avait joué "un
rôle déterminant" dans la décision
des députés serbes bosniaques réunis le 5
mai dernier à Pale. Son discours, prononcé à
huis clos puis publié par le quotidien local Javnost, avait
levé les dernières hésitations d'un Parlement
qui décidait, après avoir envisagé une signature
conditionnelle, de rejeter le plan Vance-Owen, défiant
le premier ministre grec Constantin Mitsotakis ainsi que les présidents
Cosic (Yougoslavie), Milosevic (Serbie) et Bulatovic (Monténégro),
venus à Pale pour tenter de sauver le plan de paix.
"Enivré par la gloire"
Un officier de l'état-major de l'armée
des Serbes de Bosnie qui a requis l'anonymat expliquait quelques
jours plus tard au Monde que "le général
Mladic ne peut accepter de rendre des territoires où il
a remporté des victoires, car il le vivrait comme une défaite
personnelle". Selon lui, son commandant en chef, "enivré
par la gloire, est devenu mégalomane et a perdu tout sens
des réalités". "Il ne comprend
pas que l'on ne peut pas se battre contre le monde entier et que
l'on n'a plus le droit à l'erreur", ajoutait
l'officier, estimant que, sans l'intervention du général
Mladic, le Parlement de Pale aurait "fini par ratifier
le plan Vance-Owen". "Ratko Mladic est un bon
stratège pour concevoir ou mener une opération sur
le terrain, mais il ne l'est pas sur le plan politique",
précisait-il. Toutefois, le commandant des forces serbes
de Bosnie a, semble-t-il, toujours aspiré à jouer
un rôle important en politique. La revue indépendante
belgradoise Vreme affirme même qu'il aurait tenté,
en prenant pendant l'été 1992 le commandement de
la toute nouvelle armée de la "République
serbe" de Bosnie, de soumettre les autorités
civiles à son pouvoir en demandant au leader Radovan Karadzic
de ne prendre aucune décision politique sans son accord.
A la solde de Belgrade
Le dirigeant des Serbes de Bosnie aurait rejeté
les exigences de ce général de l'ex-armée
yougoslave qui avait fait ses preuves sur les fronts de Croatie
et de l'ouest de la Bosnie. Fervent partisan de la création
d'un Etat serbe indépendant dans les Balkans sans lequel,
comme il le dit, "les Serbes se sentiraient comme du
bétail destiné à l'abattoir", Ratko
Mladic aurait également contesté à Radovan
Karadzic le droit de se rendre à New-York pour négocier
le plan de paix en lui faisant remarquer que c'était grâce
à lui que M. Karadzic pouvait se targuer d'avoir une "République
serbe" sur 70 % du territoire de la Bosnie.
Jusqu'à ces derniers jours, les différends
entre le leader des Serbes de Bosnie et le commandant en chef
de son armée étaient tenus secrets. Ils apparaissent
pour la première fois au grand jour lorsque le général
Mladic déclare, un soir d'ébriété,
à un journaliste de Reuter qu'il bombarderait Londres et
Washington si l'Occident lançait une intervention militaire
contre les positions serbes en Bosnie. Le lendemain, lundi 17
mai, Radovan Karadzic se déclarait consterné par
ces déclarations "idiotes et irréfléchies"
et menaçait Ratko Mladic de "mesures disciplinaires"
en cas de récidive. "Ce sont les autorités
civiles qui décident de la politique, et les chefs militaires
n'ont pas la permission de parler de la sorte", avait
souligné M. Karadzic. Et notre interlocuteur militaire
de constater que les dirigeants politiques de Pale sont "irrités"
par le général Mladic, qui "veut imposer
son pouvoir dans tous les domaines". Pour ajouter que
"l'armée se mêle non seulement de politique
mais de justice et de législation". Favorable
à la signature du plan Vance-Owen, cet officier supérieur
a reconnu que, compte tenu de la conjoncture internationale, les
Serbes de Bosnie devaient se satisfaire de "leurs conquêtes",
qu'il a jugées "suffisantes". "On
ne peut pas non plus geler la situation sur le terrain et maintenir
le statu quo ; nous devons continuer à négocier
pour obtenir trois États compacts, viables pour tout le
monde, sinon nous risquons une reprise de la guerre",
a-t-il conclu.
L'ex-armée
yougoslave (JNA) ne s'était pas déployée
au printemps 1991 pour « empêcher un conflit
inter-ethnique », comme l'avait déclaré
la présidence fédérale de l'époque,
mais bien pour s'emparer « des territoires serbes
en Croatie et pour ensuite se replier aux frontières
d'une future Yougoslavie »
Veljko Kadijevic,
chef d'état-major de la JNA |
Cet officier supérieur ainsi que plusieurs
de ses collègues nés en Bosnie, comme le major Vinko
Pandurevic, commandant de la région de Zvornik (Bosnie
orientale), ont récemment admis être à la
solde de Belgrade et avoir été "détachés"
par l'armée yougoslave, qui s'est engagée à
les réintégrer une fois le conflit terminé.
Le major Pandurevic a toutefois affirmé, jeudi 20 mai,
que Belgrade venait de rappeler ses officiers. Un ultimatum qui,
selon lui, ne sera pas écouté tant que la paix ne
sera pas restaurée mais qui marque la rupture profonde
entre Belgrade et les Serbes de Bosnie depuis que ces derniers
ont "enterré" le plan Vance-Owen.
La nouvelle attitude
de Belgrade en faveur de la paix a, de surcroît, provoqué
des remous au sein de l'armée serbo-monténégrine.
Les ultranationalistes, qui s'étaient alliés à
M. Milosevic lorsque celui-ci encourageait la guerre, tentent
de se concilier l'armée pour défier le président
serbe, qu'ils accusent d'avoir abandonné le projet de la
Grande Serbie. Vojslav Seselj, leader du Parti radical serbe (SRS,
extrême droite) et chef d'une milice paramilitaire qui a
sévi en Bosnie, vient d'accuser le chef des forces armées
yougoslaves, le général Zivota Panic, de corruption.
S'emparer des " territoires serbes
"
Si ses accusations ne sont pas complètement
infondées, son objectif est toutefois d'écarter
un homme qui s'est non seulement accommodé de la volte-face
de M. Milosevic en faveur de la paix, mais qui a également
déclaré que "l'armée yougoslave
ne réagira pas en cas d'intervention militaire étrangère
en Bosnie tant que ses frontières ne seront pas menacées".
Les
frontières de la Grande Serbie
« l'armée yougoslave [était prête
à aller] jusqu'à Zagreb et au-delà ».
Quant au siège de Dubrovnik, il devait « non seulement
permettre d'avancer sur Split (autre port croate, plus
au nord) mais aussi servir d'atout pour négocier un compromis
avec la communauté internationale »
Veljko
Kadijevic,
chef d'état-major de la JNA
|
Vojislav Seselj a des adeptes au sein de l'armée,
et notamment parmiles officiers qui ont combattu en Croatie et
en Bosnie et qui n'ont pas l'intention de renoncer à ce
qu'ils ont "défendu" ou "conquis"
au nom de la Grande Serbie, qui était apparemment l'objectif
de l'armée yougoslave. C'est du moins ce qu'a reconnu,
lundi 17 mai à Belgrade, le général Veljko
Kadijevic, ancien ministre de la défense de l'ex-Yougoslavie,
qui avait été destitué fin décembre
1991. S'exprimant en tant que témoin lors du procès
du général Trifunovic, accusé de trahison
pour avoir négocié avec les forces croates la reddition
de la caserne de Varazdin (Croatie), qu'il commandait au moment
du conflit, le général Kadijevic a déclaré
que l'ex-armée yougoslave (JNA) ne s'était pas déployée
au printemps 1991 pour "empêcher un conflit inter-ethnique",
comme l'avait déclaré la présidence fédérale
de l'époque, mais bien pour s'emparer "des territoires
serbes en Croatie et pour ensuite se replier aux frontières
d'une future Yougoslavie".
Sans préciser ce que devaient être
ces frontières, il a reconnu que, si le plan de paix élaboré
par Cyrus Vance (qui était alors seulement l'émissaire
de l'ONU) n'avait pas été signé, "l'armée
yougoslave serait allée jusqu'à Zagreb et au-delà".
Quant au siège de Dubrovnik, il devait " non seulement
permettre d'avancer sur Split (autre port croate, plus au
nord) mais aussi servir d'atout pour négocier un compromis
avec la communauté internationale". Répondant
enfin à la question : "Qui a empêché
l'armée yougoslave de défendre l'intégrité
territoriale de l'ancienne fédération et donc ses
frontières en Slovénie ?", l'ancien ministre
fédéral de la défense a répondu brièvement
: "Le Parlement et le gouvernement yougoslaves ont demandé
à l'armée d'intervenir (...) mais la présidence
a décidé que nous ne ferions pas la guerre..."
Florence
Hartmann
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