Le
Monde,
9/10/1993
DOSSIER
- L'ENGAGEMENT DES INTELLECTUELS
FRANÇAIS
DEBATS
- BALKANS
Les sources
idéologiques du "nettoyage ethnique"
L'EXPRESSION, depuis un
an ou deux, a été banalisée par les média
: " le nettoyage (parfois on dit " purification
") ethnique ", commencé en 1991 dans les provinces
occupées de la Croatie, se poursuivait et se poursuit encore
en Bosnie, dont les forces serbes, en six mois d'offensive, ont
occupé 70 % du territoire, faisant quelque cent vingt mille
morts, en majorité civils, et déplaçant de
force entre un et deux millions d'habitants non serbes, croates
et surtout musulmans. L'opération, que l'Occident n'a pu
ou pas voulu empêcher ni par diplomatie, ni par engagement
militaire, est probablement irréversible et force est de
croire que, faisant tache d'huile, encouragé par le consentement
tacite du reste du monde, elle servira de modèle à
d'autres Etats de l'est de l'Europe pour remplacer l'ordre impérial
défunt par l'instauration d'un " nouvel ordre ",
basé sur une interprétation absurde du principe
de l'auto détermination des peuples.
VASO CUBRILOVIC
Un des conjurés de Sarajevo |
L'AUTEUR
du mémoire intitulé L'Expulsion des Arnaoutes
est né en 1897. Membre de l'organisation nationaliste
serbe Jeune Bosnie, il fait partie des conjurés qui,
en 1914, organisent l'attentat de Sarajevo contre l'archiduc
François-Ferdinand. Condamné à seize
ans de prison, il est libéré à la fin
de la guerre, devient professeur de philosophie à
la faculté de Belgrade, quand il rédige son
mémoire.
Vers
la fin de la guerre, il récidive dans un rapport
adressé à Tito en octobre 1944 : « Ce
n'est pas tant par leur nombre que nos minorités
sont dangereuses que par leur position géographique,
et par les liens avec leurs peuples de rattachement, qui
sont nos voisins, écrivait-il. Seule la pureté
ethnique peut assurer la paix et le progrès de la
Yougoslavie démocratique et fédérale.
»
Ces
recommandations ne seront que partiellement suivies d'effet,
soulignent Mirko
Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac qui donnent ces précisions
dans leur livre Le Nettoyage ethnique, Documents historiques
sur une idéologie serbe.
Vaso
Cubrilovic n'en sera pas moins plusieurs fois ministre dans
le gouvernement yougoslave et membre de l'Académie
serbe des sciences et des arts. Il appartient encore à
cette institution quand certains de ses membres, parmi lesquels
l'écrivain Dobrica Cosic, rédigent le Mémorandum
sur les questions sociales actuelles dans notre pays, qui
servira d'inspiration au projet de Grande Serbie caressé
par Milosevic. Vaso Cubrilovic est mort en 1990.
Le
Monde, 22/04/1999 |
Il faut savoir gré aux professeurs Mirko
Grmek et Marc Gjidara, ainsi qu'à l'énarque Neven
Simac (tous d'origine croate et établis depuis longtemps
en France), d'avoir fourni, dans un monumental recueil de documents
historiques, choisis avec le maximum d'objectivité possible,
les éléments qui permettent de comprendre les origines
historiques, politiques et psycho-idéologiques des hostilités
auxquelles donna lieu la désagrégation de la Fédération
yougoslave (1). Ils montrent notamment que _ malgré d'apparentes
similitudes _ il serait inadéquat d'invoquer comme précédent
de la tragédie de l'ex-Yougoslavie, le génocide
perpétré par les nazis à l'égard des
juifs, des tsiganes et d'autres races qu'ils considéraient
comme inférieures. Certes, l'objectif de Milosevic est
la Grande Serbie, comme celui de Hitler fut le Grand Reich. Le
national-socialisme de l'un a beaucoup de traits commun avec le
national-communisme de l'autre. Dans les deux cas, la propagande
a joué un rôle décisif en provoquant une sorte
de paranoïa collective, en convertissant des sentiments patriotiques
en passion vengeresse et assassine. Cela dit, il serait vain de
chercher dans les actes de conquêtes, de destruction et
de " nettoyages ethniques " entrepris par les Serbes
une influence directe de l'idéologie nazie. Leurs racines
et références historiques sont régionales,
balkaniques, serbes, remontant à une époque bien
antérieure au nazisme, à l'époque de la lente
désagrégation de l'Empire ottoman et de la naissance
dans les Balkans du nationalisme moderne. C'est en secouant le
joug de l'empire qui a fait cohabiter et qui a mélangé
en son sein de nombreuses ethnies et communautés religieuses
que les nations balkaniques se sont formées, dans la violence
et dans la rivalité territoriale, chacune aspirant à
une grandeur fondée sur une homogénéité
ethnico-religieuse qui ne pouvait être réalisée
qu'aux dépens des autres.
La propagande serbe _ assez efficace pour troubler
la vue de plus d'un intellectuel occidental _ a attribué
au régime croate pro-nazi (oustacha) d'Ante
Pavelic (1941-1944) la priorité de l'invention et de
la mise en pratique du " nettoyage ethnique ". Sans
vouloir minimiser le génocide perpétré par
les oustachis, dont une étude publiée par Hérodote
vient de rappeler l'horrible ampleur (2), on ne saurait oublier
que les oustachis _ qui ne représentaient qu'une petite
minorité des Croates _ étaient les protégés
et adeptes des nazis allemands, tandis que, comme l'a rappelé
à juste titre l'historien belgradois Andrej Mitrovic, l'idée
du nettoyage ethnique " a appartenu par nature à tous
les grands mouvements nationaux qui ont existé dans les
Balkans, que ce soit en Grèce en 1830, puis en Serbie,
au Monténégro, en Bulgarie "... " C'est
dans cette continuité-là que s'inscrivent les agressions
actuelles ", écrivent les auteurs (3). Hélas
! ils ont raison, encore qu'on ait pu espérer qu'au cours
du siècle écoulé depuis la naissance des
derniers Etats balkaniques souverains, ceux-ci aient quelque peu
progressé vers des moeurs moins barbares que celles qu'on
a vues et qu'on voit se manifester d'abord dans la Krajina et
à Vukovar, puis en Bosnie-Herzégovine.
|
Le
Nettoyage ethnique - Documents historiquessur une
idéologie serbe. Rassemblés, traduits et commenté
par Mirko Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac, Fayard, 1993,
rééd. Points Seuil, 2002. |
Un rêve trop grand
Les moeurs n'ont guère progressé
depuis le temps où ce n'est pas seulement de leurs maîtres
turcs que les Serbes voulaient se débarrasser, mais aussi
de toutes les populations indigènes non serbes _ non orthodoxes,
_ avec lesquelles ils avaient cohabité pacifiquement pendant
des siècles. Dans l'esprit des protagonistes de la Serbie
moderne, comme Ilija Garasanine, qui dès 1844 rêvait
à la reconstitution de l'empire médiéval
de Dusan, la Serbie nouvelle devait être " homogène
et pure ". D'ailleurs, les grandes puissances qui l'avaient
tenue sur les fonts baptismaux au Congrès de Berlin (1878)
s'aperçurent des intentions du jeune Etat, car elles lui
firent une obligation de " sauvegarder les droits des minorités
religieuses et nationales ".
Les dirigeants serbes y souscrivirent, mais lors
des sanglantes mêlées des deux guerres balkaniques,
la barbarie a repris le dessus. Le rêve d'une grande, d'une
plus grande Serbie devint l'idée maîtresse de la
politique de Belgrade qui, après avoir contribué
au déclenchement de la première guerre mondiale,
en est devenue sous l'étiquette de " yougoslavisme
" une des grandes bénéficiaires. Rêve
trop grand, sans doute, car la Serbie était fondamentalement
incapable d'organiser une Yougoslavie fédérale dans
laquelle elle aurait partagé le pouvoir avec les Croates
et les Slovènes. La domination serbe y reposait sur des
bases bien fragiles. Entre 1941 et 1945, les tchetniks grand-serbes
de Mihajlovic et les oustachis obsédés par l'idée
saugrenue de la Grande Croatie (4) s'entre-tuaient avec férocité,
n'épargnant ni blessés, ni prisonniers, ni femmes,
ni enfants. C'est le souvenir de ces temps d'horreur que les bardes
et les intellectuels propagandistes de Milosevic viennent de réveiller
pour justifier leur poussée conquérante accompagnée
de la " purification ". Ce qui pousse les miliciens
de Karadzic à tuer ou chasser les Bosniaques des villes
et villages qu'ils revendiquent, c'est la conviction qu'ils combattent
des ennemis décidésà les exterminer.
C'est ainsi que, sans doute à leur insu,
ces miliciens ivres de peur et de haine se font les instruments
d'un dessein qui les dépasse, du vieux dessein d'une Grande
Serbie monolithique, d'une Bosnie débarrassée des
Musulmans. Les auteurs du recueil citent les propos tenus par
un représentant du gouvernement serbe en 1917 à
Paris, lors des négociations avec des exilés croates
sur l'avenir des Musulmans de la Bosnie après la fin de
la guerre. " Nous avons la solution en ce qui les concerne,
dit l'envoyé de Belgrade Prosic. Quand notre armée
passera la Drina, on donnera aux Turcs (c'est ainsi qu'on appela
tous les Musulmans) vingt-quatre ou quarante-huit heures pour
revenir à la foi des ancêtres. Et tous ceux qui ne
le voudront pas, on les massacrera (5). " On remarquera que
les interlocuteurs tenaient encore compte du fait que les Musulmans
de Bosnie étaient des Serbes islamisés. On pouvait
donc leur laisser le choix entre la conversion et l'extermination.
Dans l'esprit de Milosevic et de ses lieutenants, cette considération
n'entre pas en ligne de compte. Ce qui ne signifie pas qu'ils
négligent de mettre dans leur jeu la carte de l'orthodoxie
chrétienne également en se présentant comme
les successeurs des croisés contre l'islamisme qu'ils accusent
de viser, à travers les Balkans, ni plus ni moins que la
conquête de toute l'Europe. Ainsi, une brochure diffusée
en mars 1993 par le ministère de l'information de la République
de Serbie fait état d'un document découvert sur
le cadavre d'un moudjahidine tombé près de Bihac
en Bosnie et adressé " à tous les centres du
salut panislamique ". On y lit notamment : " Suivant
les instructions d'Allah, le Comité de salut panislamique
a élaboré un plan sacré pour nettoyer le
monde des infidèles. Nous vous engageons à l'établissement
prochain du califat des Balkans, car les Balkans sont la voie
qui conduit à la conquête de l'Europe (6). "
Ainsi on utilise contre les Musulmans des faux évidents,
pareils aux Protocoles des sages de Sion qui servirent à
la Russie tsariste à justifier les pogromes.
Ce serait donc une erreur que d'expliquer l'origine
du " nettoyage ethnique " uniquement ou surtout par
le retour quasi spontané dans l'âme serbe des vieux
démons nationalistes, des vieilles haines religieuses...
et négliger la part décisive de la manipulation
délibérée.
Le centralisme belgradois Selon les éditeurs
des " Documents ", sous le régime
de Tito, " la domination serbe s'opérait de manière
plus sournoise ". En réalité, Tito était
internationaliste, c'est-à-dire antinationaliste et avant
tout anti-grand-serbe, (comme Lénine était surtout
anti-grand-russe). Mais les nations de toutes les Républiques
finirent par se sentir victimes du centralisme belgradois, les
bureaucraties locales se faisaient de plus en plus les porte-parole
des aspirations autonomistes et c'est la bureaucratie fédérale,
centrale, en majorité serbe, qui avait le plus à
craindre des courants de décentralisation et de démocratisation.
Aussi les passions de haine et de destruction qu'on voit à
l'oeuvre ont-elles été sciemment réveillées
et poussées à l'extrême par l'oligarchie intellectuelle,
politique et militaire communiste de Belgrade qui, menacée
de perdre ses privilèges par la démocratisation
et la confédéralisation, a découvert l'utilisation
formidable qu'elle peut faire des sentiments de frustration du
peuple serbe, de la peur de la minorité serbe en Croatie
et en Bosnie, de faire l'objet de discriminations, d'humiliations,
voire de massacres par leurs concitoyens.
Il y a en jeu, certes, la tradition balkanique,
la tradition nationale et chrétienne du peuple serbe, bafouée
par le titisme, mais cette tradition se mêle dans l'esprit
des organisateurs du " nettoyage ethnique ", à
une tradition plus récente dont Milosevic et ses amis néo-communistes
sont les porteurs : celle du terrorisme stalinien. C'est à
l'école de Lénine et de Staline que déjà
Tito avait appris la théorie et la pratique des "
nettoyages ", des épurations, qu'il appliqua implacablement
pendant la guerre, à l'égard des partisans tchetniks
de Mihajlovic, ainsi qu'à l'égard des bourgeois
et des paysans qui s'opposaient à la soviétisation.
Voici, à titre d'exemple, une directive donnée par
Tito en 1943 au V corps des partisans
: " La confiscation des biens et les exécutions individuelles
sont souvent des mesures insuffisantes dans les territoires fanatiquement
pro-tchetniks. Il y a des cas ou on devra recourir à l'incendie,
à la destruction des villages et à l'évacuation
des populations (...) Inutile de dire que les combattants ne se
sont pas tenus aux menaces verbales ", ajoute à ce
texte Branko Lazitch à qui nous empruntons cette citation
(7). On connaît déjà approximativement le
nombre des victimes des purges idéologiques et ethniques
dans l'Union soviétique de Staline, mais on n'a pas compté
encore le nombre des victimes du terrorisme titiste, pendant et
après la guerre mondiale. Les crimes commis au nom de l'internationalisme
n'ont pas été moins abominables que ceux qu'on pratique
sous le drapeau du nationalisme agressif. On ne peut oublier qu'avant
de mettre le masque de champion de " tous les Serbes dans
un seul Etat ", Milosevic et ses lieutenants étaient
les défenseurs zélés du " tout le pouvoir
au Parti communiste ".
Deux politiques barbares
La maîtrise dont fait preuve Milosevic dans
l'art de dissimuler sa pensée et qui lui a permis de tromper
tous ses interlocuteurs occidentaux (qui peut-être ne demandaient
pas mieux) fait partie plutôt de l'héritage de machiavélisme
bolchévique que de celui du grand-serbisme, dont les représentants
jouaient généralement franc jeu. " Dès
que son intransigeance est jugée insupportable... il improvise
immédiatement un discours de paix et de conciliation ",
écrivait le Monde en mai 1992 (8).
Le vrai responsable de cette guerre qui n'est
ni une guerre interethnique ni une guerre de religion, n'est pas
le grand-serbisme. C'est le national-communisme, ce mélange
explosif de deux traditions, de deux idéologies, de deux
politiques barbares.
L'ancien maire de Belgrade, Bogdan Bogdanovic,
l'un des grands opposants à la politique de Milosevic,
m'a dit récemment combien il avait honte, en tant que Serbe,
des atrocités commises " par des jeunes compatriotes
pris par la folie guerrière et qui ont été
comme ensorcelés par les vérérans du Parti
communiste ". Je lui ai cité, comme pour le consoler,
un mot de Hannah Arendt à un ami de jeunesse qui, au lendemain
de la guerre, lui disait avoir honte d'être allemand : "
Moi, j'ai honte d'être de la race humaine ", répondit
la philosophe. Est-ce que nous n'avons pas plus de raison que
Bogdan Bogdanovic, d'avoir honte ?
François
Fejtö
|