Le
Monde, 03/06/1995
DEBATS
Impossible neutralité
Par Patrice Canivez et
Guy Coq
ON
ne peut encore savoir comment la crise ouverte par la prise des « casques
bleus » en otage sera résolue. Dans la situation présente,
deux remarques peuvent être faites. Premièrement, les images des
« casques bleus » prisonniers, enchaînés, ont provoqué
un choc. Il s'agit d'une humiliation d'une portée considérable,
car elle révèle l'extrême faiblesse des pays occidentaux.
D'une certaine
manière, c'est le dénouement d'un malentendu. L'ONU et les principaux
pays fournisseurs en « casques bleus », notamment la France et la
Grande-Bretagne, ont constamment affirmé qu'ils n'étaient en guerre
contre personne, renvoyant dos à dos les Serbes et les Bosniaques. Mais
les Serbes, de leur côté, n'ont jamais considéré les
« casques bleus » comme une force neutre. Ils ne les ont acceptés
sur le sol de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie qu'à condition
de pouvoir en faire des alliés objectifs ou, à défaut, de
les faire plier dans une sorte de bras de fer. Entre les Serbes et l'ONU (ou entre
les Serbes et l'OTAN), il est clair depuis longtemps, du point de vue des Serbes,
qu'il doit y avoir un vainqueur et un vaincu, même si le conflit qui les
oppose est fait de ruses et d'épreuves de force plutôt que d'affrontements
directs. En refusant de prendre en compte cette réalité, l'ONU a
préparé sa « défaite » et celle de l'OTAN : ce
n'est pas un hasard si les images diffusées par la télévision
de Pale sont des images de capitulation (à Lukavica).
L'humiliation
subie en Bosnie-Herzégovine n'est donc pas seulement le résultat
d'une frappe aérienne mal préparée, comme l'a déclaré
Alain Juppé ce dimanche 28 mai. Lors de l'ultimatum de février 1994,
les Serbes ne s'étaient pas risqués à prendre des « casques
bleus » en otage, comme ils auraient pu le faire dès cette époque.
C'est donc la longue série de nos reculades et de nos abandons (à
l'unique exception de cet ultimatum) qui a convaincu Karadzic et Mladic qu'ils
pouvaient tenter avec succès l'ultime épreuve de force avec les
Occidentaux. C'est parce qu'ils ont réussi à nous faire plier à
plusieurs reprises que les Serbes de Bosnie ont décidé de jouer
leur va-tout.
C'est cette
logique de l'épreuve de force qui apparaît désormais en toute
évidence. De ce fait, les méthodes serbes sont dénoncées
par l'ONU comme celles d'une « organisation terroriste », tandis que
les responsables français parlent de « barbarie ». Cela appelle
une deuxième remarque. Il aura donc fallu que la vie de trois cents «
casques bleus » soit menacée pour que les pratiques des responsables
de la « purification ethnique » et du carnage gratuit soient reconnues
par l'ONU comme des pratiques de terreur.
La moindre
des choses est donc d'exiger que nos diplomates changent de langage à l'égard
des gouvernements légaux de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie.
Les soldats de l'ONU pris en otage par les hommes de Karadzic sont victimes du
terrorisme serbe. Les 250 000 morts bosniaques et croates sont victimes du même
terrorisme. En considérant comme également fauteurs de guerre les
spécialistes de la terreur et les gouvernements légalement reconnus
qui tentent de défendre leur population, l'ONU fait le jeu des premiers.
On ne doit plus tolérer, notamment, cette « tactique » de l'ONU
qui consiste à surévaluer les violences dont sont responsables les
Bosniaques ou les Croates voire à les inventer, comme on l'a vu en Croatie
après l'offensive en Slavonie occidentale , de manière à
faire équilibre aux massacres orchestrés par les Serbes.
Il faut
que nos diplomates changent de langage vis-à-vis des gouvernements légaux
de Croatie et de Bosnie.
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La question
est donc de savoir si la terreur va payer. De la réponse à la question
dépend la paix à moyen et long terme. Car aucun accord de paix,
fût-il obtenu dans le cadre d'une reconnaissance purement formelle de la
Bosnie-Herzégovine par Belgrade, ne durera s'il est avéré
que la terreur est plus forte que le droit. Dans l'immédiat, on peut se
poser quelques questions relatives à la redéfinition du mandat des
« casques bleus » redéfinition exigée avec insistance
par Paris. Ce mandat réaménagé devrait permettre à
la Forpronu de se renforcer sur le terrain et de se défendre plus efficacement.
Qu'en sera-t-il cependant de l'accomplissement de sa mission ? Il n'est pas besoin
d'un nouveau mandat pour que la Forpronu protège effectivement les zones
de sécurité. La résolution 836 de l'ONU (4 juin 1993) le
stipule déjà, en autorisant le recours à la force. Qu'en
sera-t-il de l'aide humanitaire et du ravitaillement des villes assiégées,
des enclaves et de Sarajevo ? Il n'est pas non plus besoin d'un nouveau mandat
pour cela, la Forpronu ayant déjà l'autorisation d'utiliser la force
pour imposer l'aide humanitaire.
En un mot,
la nouvelle détermination affichée par les Occidentaux en général,
et par les Français en particulier, concerne-t-elle essentiellement la
sécurité des « casques bleus », ou bien est-il désormais
sérieusement question de remplir l'intégralité de la mission
pour laquelle ils ont été envoyés sur place ? Telle est l'une
des questions décisives, car si le prix de la libération des «
casques bleus » devait être le renoncement à toute forme de
pression efficace sur les Serbes, donc à l'usage de la force, on voit mal
quelle mission il resterait à remplir aux forces de l'ONU. Si leur présence
sur place n'empêche pas les Serbes, à l'avenir, d'affamer et de bombarder
les enclaves et les zones de sécurité, les civils bosniaques paieront,
une fois de plus, le prix du sang pour la « politique de paix » de
l'ONU.
Il faut
donc renoncer à la fiction de la neutralité. Si nous ne voulons
pas prendre des risques pour les défendre, du moins laissons-leur en levant
l'embargo sur les armes le droit et les moyens de se défendre. Cela n'implique
pas, pour autant, la renonciation à toute forme de négociation,
mais on ne négocie pas de la même manière avec le chef d'une
organisation terroriste et avec le président d'un Etat membre de l'ONU.
Le terrorisme ne connaît pas de « neutres », il ne connaît
que des amis ou des ennemis. Une fois qu'on l'a reconnu, il n'y a d'autre choix
que d'être son complice ou son adversaire.
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