Le Monde, 08/06/1995
HORIZONS-DEBATS

En finir avec Radovan Karadzic
par Paul Garde

QU'EST-CE que la "République serbe" de Bosnie ("RS"), dirigée par Radovan Karadzic, qui aujourd'hui défie le monde entier ? Son territoire, qui n'a été délimité que par la conquête, s'étend sur 31 000 km² (guère plus que l'Auvergne). Il se divise en deux parties à peu près égales, à l'est et à l'ouest, qui ne communiquent entre elles que par un passage de 3 km de large, au nord : le fameux "corridor de Brcko". Aucun point de ce territoire n'est situé à plus de 80 km des lignes de front, qui s'étendent sur 1570 km.

Sa population est de 800 000 habitants (proche de celle du Limousin), avec une densité de 26 habitants au km² (comme la Creuse). On n'y trouve aucune grande ville, sauf Banja Luka. Les Serbes étaient, avant cette guerre, minoritaires dans 21 de ses 49 communes. Les non-Serbes ont été presque tous massacrés ou expulsés (les Croates restés à Banja Luka onts continué à l'être au cours des dernières semaines) et un très grand nombre de Serbes sont allés chercher une vie meilleure ailleurs : en Serbie ou à l'étranger.

La "République serbe" de Bosnie, création monstrueuse, n'est forte que de notre faiblesse.

La zone bosniaque, que la "RS" entoure sur trois côtés, est trois fois plus petite (11 000 km²), mais près de deux fois plus peuplée (1,5 million d'habitants). Elle englobe toutes les autres grandes villes du pays : Sarajevo, Tuzla, Zenica, une moitié de Mostar. Toutes les communes qui la composent avaient avant la guerre une majorité de Bosniaques (Musulmans). La population s'est gonflée d'innombrables Bosniaques réfugiés, et de nombreux Serbes et Croates sont restés. La période des conquêtes militaires serbes s'est achevée à l'automne 1992. Ensuite, les fronts n'ont pas bougé pendant près de deux ans. Et, depuis quelques mois, tous les changements intervenus ont été des reculs serbes, limités mais réels : reprise de Kupres, petites avancées bosniaques en Herzégovine et en Bosnie centrale, conquête de certains massifs montagneux, sans compter les événements de Croatie, où la Slavonie occidentale a été reprise en deux jours par l'armée croate. Sur tous les murs de Sarajevo s'étale une affiche : "Tôt ou tard, la Bosnie-Herzégovine retrouvera son intégrité." L'armée de la "RS" est désormais dans l'incapacité d'infliger des défaites aux Bosniaques et aux Croates. Pendant trois mois, elle a attaqué Bihac, mais sans réussir à la prendre. Tout ce qu'elle peut faire, c'est bombarder aveuglément les villes bosniaques : Sarajevo, Bihac, Tuzla (et, en Croatie, bombes à fragmentation sur un hôpital d'enfants et un théâtre à Zagreb ; obus sur Karlovac et Dubrovnik).

DOSSIER
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C'est que les Serbes de Bosnie sont supérieurement armés et remarquablement commandés, mais ils manquent d'hommes pour tenir un front si long, et leurs soldats sont peu motivés : il rêvent d'aller vivre ailleurs. Les Bosniaques, eux, gênés par l'embargo, ont peu d'armes, mais leur armée s'est réorganisée. Ils ont le nombre, et leur motivation est forte, car ils sont le dos au mur et luttent pour leur survie.

Pourtant, cette même "RS", qui ne peut plus vaincre les Bosniaques, a trouvé l'occasion de succès faciles contre un autre adversaire : l'ONU, géant aveugle et sourd qui se ligote lui-même. L'ONU a cru pouvoir mépriser les règles millénaires de l'art militaire : désigner un adversaire, définir clairement une mission, se donner les moyens de la remplir, rechercher le renseignement et pratiquer le secret, prévoir la riposte de l'adversaire, frapper là où cela fait mal. On a cru que tous ces préceptes étaient indignes des "soldats de la paix". Mais dès lors que ceux-ci s'en affranchissent, ils ne sont plus vraiment des soldats et deviennent impuissants à servir la paix. On pense au mot de La Rochefoucauld : "Tout ce qu'ils y mettent d'irrésolution, ils le nomment vertu."

Il y a plus. Les images des humiliations sublies par les "casques bleus", complaisamment montrées par la télévision de Pale, renforcent le prestige de Karadzic chez les Serbes, y compris ceux de Serbie. Les traditions militaires, le sens de l'honneur sont très forts dans ce peuple. D'ailleurs, qui n'aime voir Guignol rosser le gendarme ? Ce spectacle, comme celui des reculades précédentes de la communauté internationale devant la "RS" (abandon du plan Vance-Owen en 1993, remise en négociation du plan "à prendre ou à laisser" proposée par le groupe de contact en 1994, menaces non suivies d'effet), fait de Karadzic un héros national et menace, en Serbie même, la position de Milosevic, sur lequel l'Occident prétend s'appuyer.

Déjà, en Serbie, trois partis d'opposition sur quatre, ainsi que l'Eglise orthodoxe serbe, ont pris fait et cause pour Karadzic. Déjà chez les Serbes de Croatie (la prétendue "République serbe de Krajina", "RSK") le premier ministre Mikelic, colombe, a été démis par le président Martic, faucon. La "RSK" est à la veille de se réunir à la "RS". Demain, Karadzic ou ses partisans peuvent prendre le pouvoir en Serbie. Ils auraient alors 11 millions de sujets, et non plus 800 000.

Ainsi Karadzic, Goliath tenu en échec par le David bosniaque, est à son tour David devant le Goliath de l'ONU. Grâce à ses victoires sur cet adversaire énorme, mais veule et maladroit, il peut déstabiliser la Serbie, et demain peut-être, par contagion, trouver des émules en Russie.

La "RS" de Karadzic est une création monstrueuse, contraire, par son existence même, aux principes du droit international, née de la guerre et pour la guerre, n'ayant d'autres frontières que des fronts et d'autre fondement que le nettoyage ethnique et l'apartheid, vingt fois condamnée pour ses actes par des résolutions de l'ONU, coupable d'innombrables massacres, gouvernée par des criminels de guerre. Elle est un dangereux foyer d'infection au coeur de l'Europe.

L'ONU doit reconnaître la réalité : l'agresseur serbe est son ennemi, au même titre que l'Irak en 1990. Les victimes, Bosnie et Croatie, sont ses alliés.

Mais elle est géographiquement et humainement fragile, pour le moment encore isolée. Elle n'est forte que de notre faiblesse.

L'ONU s'est, depuis le début, accrochée à une fiction absurde : celle du "maintien de la paix", alors qu'on ne peut maintenir que ce qui existe ; celle de la neutralité entre les "belligérants", alors qu'on ne peut être neutre entre l'agresseur et la victime. Cette fiction s'évanouit aujourd'hui, quand la "RS" elle-même attaque nos soldats et les fait prisonniers.

Désormais, l'ONU doit renoncer à la fiction, et reconnaître la réalité : l'agresseur serbe est son ennemi, au même titre que l'Irak en 1990 ou la Corée du Nord en 1950. Les victimes, Bosnie et Croatie, sont ses alliés. Le seul objectif réaliste est, comme en 1945, la capitulation sans condition de la "RS" et la mise en jugement effective de ses dirigeants. Cet objectif peut être atteint par la conjonction des forces terrestres des pays agressés et des énormes moyens déjà rassemblés dans la région par la communauté internationale, à condition que ceux-ci soient vraiment employés à plein, de façon coordonnée et en fonction de ce seul but, sans s'amuser à des gesticulations symboliques.

Toute entreprise militaire de moindre ambition (même le retrait pur et simple de la Forpronu) sera non seulement inefficace, mais plus coûteuse. Toute prétendue avancée diplomatique qui n'aurait pas pour préalable l'élimination de la "RS" serait illusoire : quelles que soient les signatures données par Belgrade ou même par Pale, Karadzic ne cédera pas un pouce de territoire sans y être contraint militairement.

La future fédération de Bosnie-Herzégovine devra certes comprendre des cantons à dominante serbe, mais ceux-ci ne pourront réellement fonctionner qu'après l'élimination de Karadzic et des autres dirigeants de la "RS", de même que la naissance de l'Allemagne démocratique supposait la destruction préalable du nazisme.

Telle est la seule tâche que devraient se fixer l'ONU ou, si celle-ci est défaillante, les pays dont les soldats sont aujourd'hui agressés, et en premier lieu la France.

Paul Garde est professeur émérite à l'université de Provence.
© Le Monde.

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