Le
Monde, 04/08/1998
POINT
DE VUE
L'amour selon Slobodan Milosevic
Par Alain Finkielkraut
et Antoine Garapon
LE 19 novembre
1988, le président de la Ligue communiste de Serbie déclare devant
une foule enthousiaste : « Chaque nation a un amour qui réchauffe
éternellement son coeur. Pour la Serbie, c'est le Kosovo. » Les actes
ne tardent pas à suivre ces paroles amoureuses. Après avoir supprimé
l'autonomie de la province, Milosevic met en place une politique officielle de
ségrégation. Les Albanais sont massivement licenciés du secteur
public, des hôpitaux et des entreprises. Dans les rares écoles où
tous les enfants sont admis, on installe des toilettes séparées
pour les Serbes et les Albanais. Afin de prévenir ce que les intellectuels
de l'Académie des sciences de Belgrade appellent « le génocide
de la culture serbe », l'Institut albanologique est fermé et les
salles de lecture de la Bibliothèque nationale sont données à
une école orthodoxe serbe.
Effrayées
par tant d'amour, la Slovénie et les autres républiques de Yougoslavie
empruntent le chemin de la sécession.
Pendant la guerre qui s'ensuit, les Albanais du Kosovo, qui ont réussi
à mettre sur pied une véritable cité parallèle, choisissent,
sous la direction d'Ibrahim Rugova, la voie de la non-violence. Ils en sont chaleureusement
félicités par la communauté internationale. Félicités
mais non récompensés. La retenue dont ils ont su faire preuve leur
vaut d'être oubliés par les accords de Dayton. Et Milosevic, aussi
fin manoeuvrier qu'il est grand amoureux, achève de discréditer
Rugova auprès des siens en le compromettant dans des négociations
infructueuses.
Dès
lors, ce qui devait arriver arrive. Le scénario annoncé par tous
les protagonistes de la crise yougoslave se déroule inexorablement.
Car c'est
bien Milosevic qui a pris la responsabilité de déclencher un conflit
armé en lançant les premières opérations de la police
spéciale contre des villages de la Drenica à la fin du mois de février
de cette année. Ce qui poussa l'armée de libération du Kosovo
(UCK), à l'existence jusqu'alors incertaine, à entrer en scène.
L'objectif de Belgrade est à vrai dire double : écraser cette
armée, faiblement équipée et très inexpérimentée,
mais surtout réaliser le vieux rêve de vider la région de
sa composante albanaise. Quels dangereux terroristes pouvaient bien se cacher
dans ces quatorze fusillés sur le seuil de leur maison le 28 juillet à
Junik ? Les quinze mille habitants d'Orahovac ont dû fuir et deux cent soixante
mille Kosovars, soit plus de 10 % de la population, jetés sur les routes,
se préparent à un long hiver. On estime à plus de dix mille
les habitations et bâtiments agricoles détruits, depuis les opérations
de nettoyage.
Le drame
de l'ex-Yougoslavie touche à sa fin. La guerre qui a commencé au
Kosovo s'achève au Kosovo. La « police » yougoslave affronte
les « séparatistes » albanais. Malgré les fermes
incendiées, les villages rasés, les massacres de civils et l'exode
de plus en plus massif des populations terrorisées, malgré le déchaînement
et le déjà-vu de la cruauté extrême, l'opinion, distraite,
compte les points tandis que le groupe de contact, préoccupé mais
peu soucieux d'honorer ses engagements, adresse aux deux camps des conseils de
modération, se gardant bien de mettre à exécution ses diverses
mises en garde solennelles.
Frappés
d'oubli pour avoir refusé de prendre les armes, les Albanais du Kosovo
risquent maintenant d'être punis pour y avoir été contraints.
Les contraintes géopolitiques ne permettent peut-être pas de faire
droit à toutes leurs revendications. Mais ce qu'aurait dû nous apprendre
l'interminable guerre en Bosnie, c'est que l'option diplomatique et l'option militaire
ne se contredisent pas : la seconde est la condition de la première. Il
n'y aura pas de compromis possible tant que Milosevic restera convaincu qu'il
peut imposer par la force la loi de son inextinguible amour.
Certes,
les Albanais du Kosovo forment une nation ethniquement homogène, ce qui
est beaucoup moins conforme à l'esprit du temps que les United Colors de
Benetton ou l'équipe de France de football. Est-ce une raison pour les
abandonner, sans coup férir, à l'étreinte mortelle de la
Serbie ?
A. F. et A. G.
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