La
Croix, 3/10/1998
REFLEXION
Les
protestations du cardinal Stepinac
Les soupçons
de collaboration de l'archevêque de Zagreb avec le régime oustachi
pendant la guerre ne sont pas fondés.
par Georges-Marie Chenu,
ancien ambassadeur de France en Croatie.
La béatification
par le Pape du cardinal Stepinac, archevêque de Zagreb durant la Seconde
Guerre mondiale, suscite en France des réactions contrastées. «
Figure emblématique de la résistance croate au fascime et au communisme
» pour les uns, le prélat mort en résidence surveillée
en 1960 est accusé par d'autres, au mieux de « complicité
passive » avec « le génocide
de centaines de milliers de Serbes, juifs et Tsiganes par le régime oustachi
». A Paris, le bureau européen du centre Wiesenthal a demandé
au Saint-Père de suspendre sa décision jusqu'aux conclusions d'une
enquête impartiale comportant accès aux archives vaticanes.
Les recherches
historiques sur la Yougoslavie royale puis communiste de 1919 à 1991 étant
peu développées en France, c'est aux historiens anglo-saxons qu'il
faut s'adresser pour savoir si Alojzije Stepinac a soutenu l'Etat indépendant
croate _ mis en place en avril 1941 par l'Axe et dirigé par Ante Pavelic
_, s'il a encouragé les conversions forcées des orthodoxes et fermé
les yeux sur des crimes fascistes.
Au contraire, les faits montrent que l'archevêque de Zagreb n'est pas resté
passif. Dès l'adoption, en avril 1941, d'une législation anti-serbe
et anti-juive, il protesta par écrit auprès du ministre de l'intérieur.
Après le premier massacre collectif de Serbes, il écrivit son indignation
à Pavelic (mai 1941). En novembre, la Conférence des évêques
dénonça la procédure des conversions collectives.
Les démarches écrites étant sans effet _
notamment une lettre à Pavelic de juillet 1941 sur les
déportations de Serbes _, l'archevêque fit connaître
son hostilité à l'action du gouvernement dans des
sermons, prononcés le plus souvent dans sa cathédrale,
à partir de mai 1942 et ensuite à de nombreuses
occasions. Des extraits de ses homélies (contre «
l'ordre nouveau », les « discriminations raciales
», etc.), qui ont peu d'équivalents en Europe occupée,
furent repris par les partisans et diffusés
par la radio de Londres. Pourquoi Mgr Stepinac n'a-t-il pas rompu
avec éclat avec un régime qu'il condamnait ? A l'envoyé
du gouvernement en exil, Stanislav Rapotec, l'archevêque
répondit, en avril 1942, que « s'il l'avait fait,
il n'aurait plus été capable d'aider qui que ce
soit ». « Il connaissait les terribles représailles
des oustachis. En août 1941, le chanoine Lontchar, qui expliquait
aux curés l'opposition des évêques aux conversions
forcées, fut condamné à mort : il fut sauvé
par le représentant du Saint-Siège à Zagreb
auprès de la hiérarchie catholique et non pas de
Pavelic.
Ayant choisi de résister au sein des institutions, Mgr Stepinac participa
jusqu'à la fin à une vie protocolaire mais en « commandeur
» qui, chaque fois qu'il pouvait s'exprimer, rappelait les principes dont
devaient s'inspirer des responsables se disant chrétiens. Choix délicat
et risqué, propre à entretenir des ambiguïtés. Mgr Stepinac
était pour un Etat croate mais pas pour un régime oustachi !
En aucun cas on ne peut s'appuyer sur sa condamnation à seize ans de travaux
forcés, en octobre 1946, pour prétendre que Mgr Stepinac a collaboré
avec Pavelic qui, d'ailleurs, le détestait. Ce fut un procès politique
destiné à ruiner l'autorité d'un prélat qui refusait
une Eglise
croate indépendante de Rome proposée par Tito en juin 1945 et
qui condamnait très fort l'athéisme d'Etat. L'accusation brandit
un faux et écarta des témoins en mesure de prouver que le prévenu
avait sauvé des milliers de vies humaines, notamment juives et serbes.
Notre ignorance de l'histoire contemporaine des Balkans est si grande, les clichés
si tenaces, les passions si fortes, qu'une recherche historique collective est
indispensable. Mais à la condition d'être scientifique, c'est-à-dire
d'être conduite hors des pressions, de porter aussi sur l'avant-guerre ainsi
que tous les acteurs, et non pas sur une seule personnalité et une seule
communauté, et enfin d'accéder à toutes les archives. Sont
en jeu des événements qui ont broyé des centaines de milliers
d'êtres humains, l'honneur d'un homme, la vérité et la justice.
A propos de Mgr Stepinac, on doit écouter un témoin français.
Le jour de la fête du Christ-Roi, en octobre 1942, l'archevêque, du
haut de sa chaire, « avait flétri la doctrine nationale-socialiste
en matière de race ». Le 6 novembre, Georges Geyraud, notre
consul général à Zagreb, envoya à Vichy ce commentaire
: « Cette expression solennelle de la réprobation qu'inspire à
Mgr Stepinac le régime, s'ajoute aux protestations et représentations
que le jeune et intrépide archevêque de Zagreb, au risque de représailles
contre sa personne, multiplie auprès des pouvoirs publics. » (Archives
du Quai d'Orsay.) Mgr Stepinac est accusé par les uns de complicité
avec le régime oustachi pro-nazi, tandis que d'autres affirment qu'il a
sauvé des milliers de vies humaines, notamment juives et serbes.
La
Croix, 06/10/1998
MIDI
MOINS SEPT
« Mgr
Stepinac avait condamné le racisme des oustachis ».
Le rôle de l'archevêque
de Zagreb entre 1941 et 1945 fait l'objet de trop de simplifications.
INVITE
: Joseph Krulic, Historien.
Bruno
Frappat : La visite de Jean-Paul II en Croatie et la béatification
du cardinal Stepinac suscitent des controverses. Pouvez-vous resituer l'histoire
récente de ce pays de 4,8 millions d'habitants ?
Joseph Krulic : La Croatie a proclamé son indépendance en
juin 1991. Elle a connu une guerre très dure pendant sept mois en 1991-1992
et, à la suite d'un nouveau conflit, a récupéré en
août 1995 la totalité de son territoire. Ce qui caractérise
les Croates, dans l'ensemble des peuples de langue serbo-croate, c'est le rattachement
à la catholicité.
_ Avec l'affaire Stepinac, on a l'impression, si on lit la presse française,
que Jean-Paul II s'est mis dans un mauvais pas. Il aurait béatifié
un « collabo », un archevêque proche des nazis...
_ Mgr Stepinac a sûrement été béatifié pour
son rôle de martyr après 1945, plus que pour son rôle antérieur.
En mai 1945, les partisans communistes de Tito entrent à Zagreb mais c'est
en septembre que le cardinal Stepinac est emprisonné : il avait été
reçu par Tito qui lui avait demandé de créer une Eglise nationale
séparée du Saint-Siège. Il avait refusé. Mgr Stepinac
et les autres évêques croates publièrent une lettre critiquant
la politique du régime sur la liberté religieuse, la confiscation
des biens ecclésiastiques, les persécutions, les meurtres de prêtres,
etc.
_ C'est à la suite de cela qu'il est condamné
_ Il ne recouvrera jamais la pleine liberté. Il quittera sa prison de Leplogova
_ où Tito avait lui-même été emprisonné avant
guerre _ au début de 1952 et sera nommé cardinal par Pie XII. Il
restera en résidence surveillée dans son village natal jusqu'à
sa mort, en 1960.
_ Quel a été son comportement lorsque la Croatie vivait sous
le régime fasciste des oustachis ?
_ Contrairement à ce qui est dit parfois, Stepinac a critiqué en
privé, et par des lettres, le dictateur Pavelic qui, lui-même, le
détestait. A deux occasions au moins, le 25 octobre 1942 et le 14 mars
1943, en chaire, à la cathédrale de Zagreb, il a condamné
la politique raciste à l'égard des juifs et des Tsiganes. Il est
vrai que le mot Serbe ne figure pas dans ces sermons. Ses propos avaient été
cités par la BBC, ce qui mit en rage des dirigeants oustachis.
_ Le voyage de Jean-Paul II peut-il faciliter la réconciliation des
communautés ?
_ Avec la communauté juive de Zagreb, la réconciliation est en grande
partie faite, y compris grâce à des initiatives du président
croate : il a présenté quasiment des excuses publiques pour la période
1941-1945. Avec les Serbes, la réconciliation est beaucoup plus difficile.
Il n'est pas évident qu'ils comprennent la béatification du cardinal
Stepinac.
La
Croix, 06/10/1998
BEATIFICATION
Jean-Paul
II en Croatie
Samedi
3 octobre, une foule émue a assisté à la béatification
du cardinal Stepinac. Le Pape n'a pas évoqué les polémiques
autour du cardinal et de la seconde guerre mondiale. Il a placé sa béatification
sous le signe de la fidélité à l'unité de l'Eglise.
MARIJA BISTRICA, SPLIT
Guillaume Goubert, envoyé spécial.
Pour
l'immense majorité des catholiques croates, la sainteté du cardinal
Alojzije Stepinac ne fait aucun doute. C'est devant une foule émue que
Jean-Paul II, samedi matin au sanctuaire marial de Marija Bistrica, a béatifié
l'ancien archevêque de Zagreb, mort en 1960 alors qu'il était en
résidence surveillée, quatorze ans après avoir été
condamné comme « traître et ennemi de la patrie » par
le régime communiste yougoslave.
Hors de Croatie, le cardinal Stepinac ne fait pas la même unanimité.
Du côté de la Serbie et de certaines associations juives, on met
en cause son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale. On l'accuse d'avoir
été complice des déportations, des exécutions et des
conversions forcées de Serbes et de juifs menées par le régime
oustachi, inféodé à l'Allemagne nazie, et qui proclama l'indépendance
de la Croatie en 1941.
Jean-Paul II n'a pas voulu, à l'occasion de cette béatification,
engager un travail de purification de la mémoire sur les responsabilités
qui furent celles de catholiques croates dans les exactions d'alors. Ce qui, d'une
certaine façon, l'a empêché de rappeler _ pour défendre
sa mémoire _ ce que fit le cardinal Stepinac face aux crimes du régime
oustachi.
« Il n'a pas eu peur des chaînes »
En effet, l'archevêque de Zagreb qui avait initialement approuvé,
en 1941, la création de l'Etat indépendant de Croatie, ne resta
pas inerte vis-à-vis des autorités. Il dénonça en
chaire ce que subissaient juifs et Serbes. Il donna des instructions à
son clergé pour sauver des vies (voir nos éditions du 3 octobre).
Tout cela, Jean-Paul II ne l'a évoqué qu'implicitement dans son
homélie de la messe de béatification : « En la personne du
nouveau bienheureux, se résume, pour ainsi dire, toute la tragédie
qui a frappé les populations croates au cours de ce siècle marqué
par les trois grands maux du fascisme, du nazisme et du communisme. (...) Significatives,
à cet égard, sont les paroles que le nouveau bienheureux prononça
en 1943, durant le second conflit mondial lorsque l'Europe se trouvait prise dans
l'étau de violences inouïes : « Quel système soutient
aujourd'hui l'Eglise catholique alors que le monde entier est en train de combattre
pour un nouvel ordre mondial ? En condamnant les injustices, tous les massacres
d'innocents, les incendies de villages pacifiques, la destruction du travail des
pauvres, nous répondons : l'Eglise soutient ce système qui est aussi
vieux que les dix commandements de Dieu. Nous sommes pour le système (...)
qui a été inscrit par le doigt du Dieu vivant dans la conscience
des hommes. »
Pour Jean-Paul II, le message essentiel du cardinal Stepinac qui a conduit à
sa béatification tient en son engagement pour l'indépendance et
l'unité de l'Eglise. Rendant hommage à celui qui refusa de prendre
la tête d'une Eglise nationale comme le lui demandait le régime titiste,
le Pape déclarait dimanche à Split : « Il a accompli sa mission
d'évangélisateur en souffrant pour l'Eglise et il a scellé
par la mort son message de foi. Il a préféré la prison à
la liberté pour défendre la liberté et l'unité de
l'Eglise. Il n'a pas eu peur des chaînes afin que ne soit pas enchaînée
la parole de l'Evangile. »
G. G.
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