Le
Monde, 15/12/1993
HORIZONS DÉBATS
L'injonction
de Buchenwald
par Alain
Finkielkraut
La guerre en ex-Yougoslavie bafoue toutes les lois de la guerre
et réintroduit ce que l'Europe née d'Auschwitz et
de Buchenwald avait fait le serment de ne plus jamais tolérer
sur son sol.
DANS un opuscule intitulé Sur l'expression
courante : il se peut que ce soit juste une théorie, mais
en pratique, cela ne vaut rien, Emmanuel Kant écrit que
le drame de l'histoire humaine doit recéler un sens pour
que l'on s'y intéresse durablement. Faute d'enjeu clair,
de direction assignable, ou de solution visible, les acteurs continuent
de se passionner car, dit Kant, ils sont fous, c'est-à-dire
prisonniers de leurs visions partielles, mais le spectateur même
le mieux intentionné, lui, se lasse immanquablement : "
Il en a assez d'un acte ou de l'autre dès qu'il a des raisons
d'admettre que la pièce qui n'en finit jamais est la même
indéfiniment. "
Le spectateur du conflit en Croatie et en Bosnie-Herzégovine
est aujourd'hui très exactement dans l'état décrit
par Kant.
La lassitude du spectateur
Depuis que la guerre s'est dégradée
là-bas en mêlée indistincte et interminable,
depuis que tout le monde se bat contre tout le monde _ les Serbes
contre les Croates et les Musulmans, les Croates contre les Musulmans,
les Musulmans contre les Croates, les Musulmans entre eux, les
Serbes avec les Croates contre les Musulmans, les Musulmans contre
les Croates avec un armement gracieusement fourni par les Serbes
_ et depuis que les agressés recourent dans les combats
qui les opposent aux méthodes de leur agresseur, l'opinion
éclairée baisse les bras.
Lors
du référendum organisé en Croatie en
mai 1991, les électeurs ont répondu massivement
oui à la proposition suivante : "La Croatie
en tant que pays souverain et indépendant garantissant
l'autonomie culturelle et tous les droits civiques aux Serbes
et aux membres des autres nationalités vivant en
Croatie, peut avec d'autres républiques se joindre
à une confédération d'Etats souverains.
" La riposte à ce choix fut la guerre. Non la
guerre civile comme on le ressasse machinalement, mais une
guerre contre les civils. |
Elle n'est pas aujourd'hui plus misanthrope ou
moins cosmopolite qu'hier. Simplement, la confusion généralisée
et le radotage de l'horreur ont eu raison de sa curiosité.
" Contempler un temps cette tragédie, dit encore Kant,
est peut-être émouvant et instructif. Mais il faut
bien qu'enfin le rideau tombe. " Et malgré l'entrée
de Sarajevo dans un deuxième hiver sans chauffage, sans
eau et sans armes pour riposter aux bombardements serbes, le rideau
est en train de tomber.
Aussi forte, en d'autres termes, que soit notre
tentation de dénoncer une fois encore la frivolité
moderne et cette vitesse de l'actualité qui fait de tous
les spectateurs du monde des sujets à la fois émotifs
et inconséquents, compatissants et oublieux, débordants
de sentimentalité et totalement insensibles, nous ne pouvons,
dans le cas présent, en rester à cette explication.
Kant nous contraint de donner statut à la lassitude actuelle
du spectateur.
Mais le même Kant, dans le même texte,
nous permet de ne pas laisser le dernier mot à cette démobilisation.
Tirant de son constat la conclusion que l'histoire humaine doit
avoir un sens, il découvre ce que Hegel appellera plus
tard le travail du négatif : " La misère, écrit-il,
qui naît des guerres incessantes, dans lesquelles des Etats
recherchent l'abaissement et la soumission des autres, doit finalement
les amener, même contre leur volonté à en
venir à une constitution cosmopolite : ou bien si un tel
état de paix universelle (...) est d'un autre côté
encore plus dangereux pour la liberté, puisqu'il conduit
au plus terrible despotisme, cette misère n'en doit pas
moins les contraindre à une condition qui, pour n'être
pas une république cosmopolite sous un chef, est cependant
une condition juridique de fédération, selon un
droit des gens concerté en commun. "
Ce scénario imaginé par Kant en
1793 s'est réalisé en Europe à partir de
1945 : au lendemain de la capitulation nazie, l'Europe s'est engagée
dans la construction non de l'Etat fédéré
(Vlkerstaat) mais bien, selon la prévision de Kant, de
la Fédération d'Etats (Vlkerbund) pour éviter
à la fois l'instauration du despotisme et le retour de
la guerre. Et c'est ce modèle d'alliance ou sa variante
scandinave que les Républiques de Slovénie et de
Croatie ont essayé sans succès d'opposer à
la brutale mainmise de la Serbie sur la fédération
yougoslave.
Lors du référendum organisé
en Croatie le 19 mai 1991, soit après le massacre par des
séparatistes serbes d'une dizaine de policiers croates
à Borovo Selo (et après que leurs cadavres préalablement
découpés et recomposés différemment
eurent été renvoyés dans des colis au ministère
de la défense croate), les électeurs ont répondu
massivement oui à une proposition ainsi libellée
: " La Croatie en tant que pays souverain et indépendant
garantissant l'autonomie culturelle et tous les droits civiques
aux Serbes et aux membres des autres nationalités vivant
en Croatie, peut avec d'autres républiques se joindre à
une confédération d'Etats souverains. " La
riposte à ce choix fut la guerre. Non la guerre civile
comme on l'a dit négligemment et comme on le ressasse machinalement,
mais une guerre contre les populations civiles " prises comme
ennemies en tant que telles et attaquées avec les moyens
militaires qui seraient adéquats contre une autre armée
" (Véronique Nahoum-Grappe).
La peur de la puissance allemande
Cette guerre bafouait toutes les lois de la guerre
et réintroduisait en Europe cela même que l'Europe
née d'Auschwitz et de Buchenwald avait fait le serment
de ne plus jamais tolérer sur son sol. A ce défi,
les assermentés du Nie Wieder (" Plus jamais ça
") ont réagi en disant que les vrais ennemis de l'Europe
n'étaient pas les agresseurs mais les sécessionnistes,
car ils choisissaient la voie du morcellement contre celle de
la fédération et la régression tribale contre
le progrès de l'humanité vers un " droit des
gens concerté en commun ". Ainsi s'est notamment exprimé
le président de la République française.
Confondant, en très mauvais héritiers de Kant, l'exigence
cosmopolitique avec le mépris des nations, beaucoup d'intellectuels
lui ont emboîté le pas. Mais ce serait faire injure
à la culture de François Mitterrand et à
son intelligence que de l'accuser, lui, de croire à ce
qu'il disait. N'affirmait-il pas tout récemment à
Andorre que l'" existence des petits Etats indépendants
" était " l'une des richesses de l'Europe "
?
Ce n'est pas la peur de l'émiettement qui
a conduit la France et l'Angleterre à laisser le plus longtemps
possible les mains libres à la Serbie, c'est la peur de
la puissance allemande. Mieux vaut, estimait-on dans nos chancelleries,
une grande
Serbie construite les armes à la main qu'une Allemagne
étendant encore sa zone mark et sa sphère d'influence
mitteleuropéenne à la faveur du démantèlement
de la Yougoslavie. Une Allemagne affaiblie pour une Europe affermie
: tel fut le calcul de nos dirigeants.
L'actuelle Union européenne était
censée prendre acte de l'échec définitif
de la politique de l'équilibre des puissances dont Kant
disait déjà, dans le même opuscule, qu'elle
ressemblait à " la maison de Swift qu'un architecte
avait si parfaitement construite selon toutes les lois de l'équilibre
qu'elle s'écroula dès qu'un moineau vint s'y poser
". En fait, cette politique n'a pas été répudiée
par l'Europe de Maastricht, elle s'est perpétuée
en son sein. Résultat : l'Europe qui ne s'est pas donné
les moyens de punir la conquête est en train de l'avaliser.
La force fait le droit et comme là où la seule loi
qui règne est la loi du crime, tout le monde devient criminel,
nous assistons aujourd'hui au spectacle décourageant de
la contamination des agressés par l'agresseur. Certes,
la métaphore épidémique ne doit pas être
conduite jusqu'à la disculpation des politiciens musulmans
ou surtout croates. Tout en proclamant son attachement à
une Bosnie des citoyens, le parti du président Izetbegovic
mobilisait, lors du recensement de 1991, la population musulmane
autour du slogan " De notre nombre dépendent nos intérêts
", slogan difficilement compatible avec la définition
classique de la citoyenneté. Quant au président
Tudjman, il éprouvait sans doute une réelle inquiétude
pour le sort de la minorité croate dans un Etat à
majorité musulmane, mais les mobiles déterminants
de son hostilité envers la cause bosniaque sont ailleurs
: il a cru, en réaliste candide, que l'acceptation des
conquêtes serbes en Bosnie lui vaudrait la restitution des
territoires occupés de Croatie. Il a donc joué,
d'entrée de jeu, la carte du partage et ce choix ne pouvait
que mener à la constitution par la violence de trois territoires
ethniquement purs en Bosnie.
Le réalisme et la force brute
Les responsabilités locales sont donc accablantes,
à tous les sens du mot et la destruction du pont de Mostar
par les forces du HVO est un attentat contre la beauté
du monde aussi criminel que les bombardements serbes de Dubrovnik.
Il reste que les uns n'auraient pas été tentés
de rassasier le fauve ni les autres amenés à s'emparer
de la Bosnie centrale et à vouloir se frayer par la force
un débouché sur l'Adriatique si l'Europe n'avait
elle-même indiqué le chemin en faisant clairement
savoir aux belligérants qu'elle ne défendrait pas
l'intégrité de la Bosnie, en dépit de sa
reconnaissance internationale, et que chacun recevrait autant
de territoires qu'il peut en conquérir.
Cette Europe dénonce maintenant un jeu
dont elle a fixé les règles. Elle impute à
leur délire une libanisation qui est, en fait, sa jurisprudence
et elle réussit ainsi le prodige de justifier par ses conséquences
mêmes la politique d'abandon qu'elle a suivie depuis le
début de la guerre. " Vous voyez bien, laisse-t-elle
entendre à une opinion désorientée et fatiguée
par l'imbroglio bosniaque, que les Balkans ne valent pas les os
d'un seul grenadier européen ! "
Cependant, si les assiégeants de Sarajevo
se voient offrir un deuxième hiver de siège et si
l'Allemagne et la France (désormais réconciliées
autour de la théorie et de la pratique de l'apaisement)
réussissent à convaincre la communauté internationale
de lever l'embargo sur la Serbie moyennant la restitution de 3
% de ses conquêtes, cela voudra dire que dans l'Europe du
Nie Wieder et à l'abri de la commémoration du génocide,
le réalisme qu'on ne voulait plus jamais revoir impose
à nouveau le règne sans partage de son esprit de
concession aux arguments de la force brute.
On ne peut imaginer plus parfaite imposture ni
démenti plus cinglant au pari kantien sur le sens de l'histoire
humaine. Face à ce spectacle-là, pourtant, la lassitude
nous est interdite. Car nous ne sommes pas spectateurs, nous sommes
européens, c'est-à-dire impliqués dans les
décisions des Douze, et dans leur actuelle tentative "
de la dernière chance " de faire plier les agresseurs
pour mettre fin à la guerre.
C'est la raison pour laquelle, avec Marek Edelman
et Vitas Landsbergis, j'ai participé le 14 novembre à
la réunion pour la Bosnie qui a eu lieu dans le camp de
Buchenwald à l'initiative d'une organisation humanitaire
allemande : l'Association pour les peuples menacés.
Certes, il ne se passe pas la même chose
à Sarajevo qu'à Buchenwald. Mais les différences
n'excusent rien car Buchenwald n'est pas seulement un lieu de
mémoire, c'est une injonction et, il faut le répéter
inlassablement même si les chances d'être entendu
s'amenuisent chaque jour, l'obéissance à cette injonction
est pour l'Europe une question de vie ou de mort spirituelle.
Alain Finkielkraut
est philosophe.
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