10/10/2002
JUSTICE
INTERNATIONALE
"Cas Bobetko" : ce
que conteste Zagreb
Certaines formulations de l'acte d'accusation tendent à
modifier le caractère légitime et défensif des opérations
militaires croates
La
mise en accusation, le 17 septembre 2002, du général
Janko Bobetko, ancien chef d'état-major croate, par le
Procureur général du TPIY, pour des crimes commis
par les forces croates en 1993, est l'objet d'une controverse
juridique entre Zagreb et La Haye. Sans pour autant nier les faits,
ne pas contester certains points de l'acte d'accusation reviendrait
pour le gouvernement croate à approuver l'interprétation,
jugée inacceptable, selon laquelle les opérations
défensives de l'armée croate auraient été
non seulement illégitimes, mais en outre motivées
par des considérations "politiques, raciales ou religieuses".
LA DEMANDE D'APPEL ADRESSÉE AU TPIY |
A
la suite de la demande de transfèrement du général Bobetko
à La Haye, des raisons formelles, notamment celles qui dénient le
caractère défensif des opérations de l'armée croate,
ont conduit le gouvernement croate à interjeter appel devant la Chambre
d'appel du Tribunal pénal International de La Haye. La Chambre, qui a finalement
accepté d'examiner l'appel, devrait se prononcer dans les dix jours. Cette
décision sera alors définitive et contraignante dans les deux cas
: pour le gouvernement croate si l'appel est rejeté ; pour le Procureur
s'il est déclaré recevable.
Sans jamais
vouloir remettre en question sa coopération avec le TPIY, le gouvernement
croate a toutefois énergiquement contesté certaines formulations
de l'acte d'accusation établi par le Procureur. Notamment celles qui tendent
à récuser le caractère légitime et justifié
de l'opération militaire (menée en territoire croate, et dans le
seul but de faire cesser les pilonnages meurtriers sur la ville de Gospic). En
outre en motivant l'offensive croate par des "raisons politiques, raciales
ou religieuses", le Procureur reprend à son compte la thèse
favorite du détenu le plus célèbre du TPIY, Slobodan
Milosevic en personne. Enfin, par le passé, l'audition préalable
par les enquêteurs du TPIY d'officiers supérieurs croates suspectés
avait permis de les mettre hors de cause, évitant du coup une mise en accusation
injustifiée. Cette pratique n'a cependant pas été respectée
dans le cas du général Bobetko, malgré le mauvais état
de santé et l'âge avancé de l'accusé.
En 2001,
l'"opération Medak" a déjà valu à un autre
officier supérieur croate, le général Ademi, d'être
mis en cause. Plaidant non coupable, il s'était alors aussitôt rendu
à La Haye avant d'être autorisé à retourner à
Zagreb pour y préparer sa défense. Dans les annexes associées
aux deux actes d'accusation figurent les mêmes noms des trente-quatre victimes
serbes. Toutefois, dans les chefs
d'accusation retenus à l'encontre du général Bobetko,
il est fait état "d'au moins 100 Serbes" tués sans
que rien ne vienne étayer ce nombre, ce qui ne fait qu'ajouter à
la confusion.
En 1997,
une divergence entre la Croatie et le Procureur du TPIY portant sur la mesure
dite du Subpoena
duces tecum relative au libre accès aux documents classés,
avait déjà été tranchée en faveur de Zagreb
par la Chambre d'appel. A
Zagreb on répète à qui veut l'entendre que coopérer
avec le TPIY ne suppose pas de renoncer à tout droit de recours, droit
qui plus est prévu par les Statuts mêmes du tribunal.
Le
livre Blanc sur la coopération de la Croatie avec le TPIY (en anglais)
|
L'inculpation
par le TPIY, le 17 septembre dernier, du général
Janko Bobetko pour des crimes commis par des troupes croates en
1993 a soulevé en Croatie une grande émotion dans
la classe politique comme dans la population. La mise en accusation
de l'ancien chef d'état-major de l'armée croate
de 1992 à 1995, âgé aujourd'hui de 83 ans
et se trouvant dans un état de santé précaire,
a aussitôt suscité de vives réactions tous
azimuts. Cela tient certes au fait que l'ancien partisan
de Tito, héros de la guerre de Libération contre
les nazis, bénéficie encore de l'aura intacte du
commandant militaire qui a su, malgré un rapport de forces
très défavorable, faire de l'armée croate
une force respectable en mesure de libérer les territoires
occupés et d'assurer la sécurité du pays.
Mais avant tout, ce sont les termes de l'accusation qui sont jugées "inacceptables"
par le gouvernement croate, car ils remettent en cause la légitimité
des opérations défensives de l'armée croate.
Contradictions
Selon l'acte
d'accusation, "Janko Bobetko, seul et/ou de concert avec dautres,
a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou
de toute autre manière aidé et encouragé à planifier,
préparer ou exécuter des actes de persécution contre des
civils serbes dans la poche de Medak, pour des raisons raciales, politiques ou
religieuses". Pour Zagreb, cette formulation ne vise pas uniquement les
crimes avérés pour lesquels il ne fait aucun doute qu'ils doivent
être punis. Elle remet directement en cause la légitimité
de l'action militaire, pourtant menée en territoire croate, dès
lors que la planification même de l'opération est réduite
à des objectifs criminels. Pour l'acte d'accusation, le théâtre
des opérations se situe, non pas dans le cadre d'un "conflit armé
international", mais dans celui d'un "conflit armé" (interne).
Or, le § 6 de l'acte
d'accusation à l'encontre de l'ancien président serbe, Slobodan
Milosevic, affirme le contraire : "Cette entreprise criminelle commune
avait pour but de contraindre, par des crimes tombant sous le coup des articles
2, 3 et 5 du Statut du Tribunal, la majorité de la population croate et du reste
de la population non serbe à évacuer environ un tiers du territoire de la République
de Croatie, dont il était prévu qu’il ferait partie d’un nouvel Etat dominé par
les Serbes". L'appel du gouvernement croate déposé devant
la Chambre d'appel du TPIY concerne ces
formulations impropres et contradictoires.
Pleine
coopération avec le TPIY
Dans une
allocution
télévisée adressée à la nation le 25 septembre
dernier, le président croate Stjepan Mesic a cependant confirmé
l'attachement de la Croatie à maintenir "une pleine coopération,
dans chaque cas et de chaque instant" avec le TPIY, laquelle s'impose à
chaque citoyen croate. Cependant il a regretté qu'une audition préliminaire
n'ait pas précédé la mise en accusation. Par ailleurs, il
a rejeté les formulations de l'accusation tendant à accréditer
la thèse d'un conflit interethnique entre deux parties tout aussi légitimes.
Il s'agissait au contraire, a-t-il rappelé, d'éléments contrôlés
par Milosevic en guerre contre l'Etat croate.
LA GUERRE EN CROATIE ET LE TPIY |
L'insurrection
armée serbe en Croatie, dès août 1990,
a pris après la déclaration d'indépendance,
en juin 1991, l'aspect d'une guerre
ouverte dans laquelle l'armée
yougoslave (JNA), au service de Slobodan Milosevic,
est parvenue, avec l'aide des paramilitaires séparatistes
serbes à s'emparer d'un quart du territoire croate.
La ville de Vukovar fut
anéantie, Dubrovnik pilonnée, avant que le
front ne se stabilise durant quatre ans, rythmés
par les bombardements
aveugles des villes situées en lisière
du front. Une armée croate sera entre-temps mise
sur pied et ces territoires seront finalement libérés
en août 1995. Seule
exception: le territoire de la Slavonie orientale qui ne
reviendra dans le giron de Zagreb qu'en janvier 1998. Au
total, la guerre aura causé 13 000
morts côté croate, dont deux tiers de civils.
Du côté des séparatistes serbes, ce
nombre est estimé à moins de 1 500 tués,
soldats ou paramilitaires pour la plupart, nombre auquel
il faut ajouter les soldats fédéraux morts
en assiégeant Vukovar.
Le
Monde, 9/05/1995 : Des observateurs internationaux
démentent les accusations de l'ONU contre l'armée croate
Loin
du compte
Les accusations lancées par le TPIY pour
les crimes commis pendant la guerre de Croatie rendent justice
uniquement à 711 victimes, ce qui est encore
très loin du nombre de morts subis par la Croatie.
Ce bilan n'atteint pas 300 victimes si l'on exclut celles
imputées à Slobodan Milosevic, en ne prenant
en compte que les criminels personnellement impliqués
dans les meurtres et exécutions.
Les généraux croates accusés par le
TPIY sont, quant à eux, mis en cause pour les meurtres
de 250 Serbes au total.
L'ENGAGEMENT
DES INTELLECTUELS FRANÇAIS PENDANT LA GUERRE
EN CROATIE
Pascal
Bruckner : Punir Milosevic
Alain
Finkielkraut : L'inavouable frontière
Paul
Garde : Croatie : le droit, le devoir, la nécessité
|
Les
faits pour lesquels le général Bobetko est accusé
concernent les crimes commis entre les 9 et 17 septembre
1993 par des membres des forces croates engagés dans une
opération militaire destinée à reprendre
aux séparatistes serbes la "poche de Medak",
zone de quelque 30 km² (5 x 6 km) au sud de
Gospic d'où cette ville était régulièrement
bombardée. Vingt-neuf civils et cinq soldats serbes avaient
alors été tués en marge des combats. Après
les opérations du 9 septembre on dénombra dix morts
et trente blessés dans les rangs croates et cinquante-deux
tués du côté des séparatistes serbes.
En représailles, une semaine durant, les
séparatistes serbes ont pilonné à l'aveugle
les villes croates sur près de 400 km de front, de Sisak
à Sibenik, tuant ainsi trente personnes, dont treize pour
la seule ville de Karlovac, et en blessant une centaine d'autres.
La "poche
de Medak" comprenait trois villages : Divoselo, Pocitelj et Licki
Citluk. Etant située en "zone rose", il était prévu
qu'elle soit démilitarisée avant de retourner sous contrôle
croate dès le déploiement de la FORPRONU en 1992. Au lieu de cela,
cette zone continua de constituer un poste avancé des lignes serbes. En
outre, la FORPRONU imposa au gouvernement croate de devoir évacuer sous
huit jours les territoires qui venaient d'être libérés. C'est
au cours de ce retrait de l'armée croate que trente-quatre Serbes ont été
tués, certains massacrés. Quelques semaines plus tard, le général
Bobetko limogea deux commandants des unités impliquées dans les
exactions. Celles-ci lui sont aujourd'hui reprochées en sa qualité
de commandant suprême de l'armée croate de 1992 à 1995 et
lui valent d'être accusé de "crimes contre l'humanité".
LES ACCUSÉS DU TPIY
POUR LES CRIMES COMMIS SUR LE TERRITOIRE CROATE |
Du
côté serbe
Slobodan
Milosevic
Ancien président serbe et yougoslave
Accusé
de crimes contre l'humanité pour avoir, d'août 1991 à juin
1992, supervisé l'agression
serbe contre la Croatie. Sur les 66 chefs d'accusation qui pèsent sur
lui, 32 concernent la guerre de Croatie. Malgré la quinzaine de milliers
de morts provoqués par cette guerre l'acte d'accusation ne mentionne que
le meurtre de 711 personnes (y compris les 255 blessés de l'hôpital
de Vukovar) et l'expulsion de 170 000 autres. Il est détenu à
La Haye, son procès est en cours.
Milan
Martic
Ancien
leader des séparatistes serbes de Croatie
Accusé
de crimes de guerre pour avoir bombardé à la roquette le centre-ville
de Zagreb, le 2 et 3 mai 1995. L'attaque avait fait cinq morts et de nombreux
blessés. Milan Martic s'est livré
au TPIY le 15 mai 2002. Lors de l'opération "Tempête",
il avait ordonné l'évacuation
des Serbes de Krajina.
Mile
Mrksic
Colonel de la JNA durant le siège de Vukovar
Accusé
de crimes contre l'humanité pour le meurtre en novembre 1991 des 255 blessés
identifiés de l'hôpital de Vukovar, (parmi lesquels figurait aussi
le volontaire français Jean-Michel Nicollier). Promu depuis général
de l'armée serbe, Mile Mrksic s'est livré
au TPIY le 15 mai 2002.
Veselin
Sljivancanin
Chef de bataillon de la JNA
Accusé
de crimes contre l'humanité pour le meurtre en novembre 1991 des 255 blessés
de l'hôpital de Vukovar. Il fut chargé des opérations de la
JNA durant la dernière phase du siège de la ville. Il vit en Serbie
sans être inquiété et sa procédure de transfèrement
au TPIY n'est à l'ordre du jour.
Miroslav
Radic
Capitaine de la JNA, chef d'une unité spéciale d'infanterie
Accusé
de crimes contre l'humanité pour le meurtre en novembre 1991 des 255 blessés
de l'hôpital de Vukovar. Il vit en Serbie sans être inquiété
et sa procédure de transfèrement au TPIY n'est à l'ordre
du jour.
Du
côté croate
Ante
Gotovina
Ancien
général de l'armée croate
Accusé
de crimes contre l'humanité pour les meurtres "d'au
moins 150 Serbes de Krajina" (97 selon la liste des
victimes en annexe). Ces exactions ont été
perpétrés par des troupes croates ou des civils
incontrôlés durant les trois mois qui ont suivi
la reconquête des 10 500 km² libérés
en 1995 ("Krajina"). Le général
Gotovina a refusé de se livrer et se trouve actuellement
en fuite.
Rahim
Ademi
Général
de l'armée croate
Accusé
de crimes contre l'humanité pour les meurtres de 5 soldats et 29 civils
serbes tués pendant l'opération dans la "poche de Medak"
en septembre 1993. Le général Ademi s'est aussitôt rendu au
TPIY pour plaider non-coupable. Il est retourné à Zagreb où
il prépare sa défense.
Janko
Bobetko
Général
à la retraite, ancien chef d'état-major de l'armée croate
Accusé
de crimes contre l'humanité pour les meurtres "d'au moins 100 Serbes"
(5 soldats et 29 civils serbes selon la liste des victimes en annexe) tués
pendant l'opération dans la "poche de Medak" en septembre 1993.
Le général Bobetko, qui à 83 ans connaît de sérieux
problèmes de santé, a déclaré qu'il n'entendait pas
se rendre à La Haye.
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