Le
Monde, 19/06/1999

Vukovar-Pristina : huit
années de terreur
Trois millions de personnes
déplacées

Avant
la guerre, la Yougoslavie était lEtat européen à la population la plus hétérogène.
Huit ans de conflits et de nettoyage ethnique, deux cent mille morts et trois
millions de personnes déplacées sont venus à bout de cette multiethnicité
Jean-Baptiste
Naudet
Après
huit ans de conflit, 200 000 morts et le déplacement de plus de 3 millions
de personnes, les nationalistes serbes, croates et musulmans de lex-Yougoslavie
semblent avoir gagné la guerre. Du moins du point de vue qui paraît leur importer
le plus : constituer par la « purification ethnique » - massacres,
expulsions, déplacements et échanges de population - des « territoires
purs ». Comme tend à le montrer une nouvelle fois lexpulsion des Albanais
du Kosovo par les Serbes, le « nettoyage ethnique » est sans doute le
but de la guerre, et non sa conséquence.
Paradoxalement,
le bilan de la guerre en termes de « purification ethnique » des territoires
na pas été officiellement dressé : il ny a pas eu de recensement
depuis 1991. Comme si les pouvoirs nationalistes de lex-Yougoslavie triomphaient
en silence, tandis que les organisations internationales chargées des déplacés
taisaient la défaite de la multiethnicité.
Avant la
guerre, la Yougoslavie était lEtat européen dont le « taux de cohésion »
était le plus faible, lunique Etat dont la population la plus nombreuse,
les Serbes, nétait pas majoritaire (pas plus de 36 % de la population
totale). Après huit ans de conflit et de nettoyage ethnique, le pays est éclaté :
daprès des statistiques et estimations éparses et souvent divergentes, les
populations sont aujourdhui regroupées dans des territoires où une ethnie
est soit majoritaire (plus de 50 % de la population), soit « homogène »
(plus de 80 %) :
- LA
SLOVÉNIE
est homogène (avec plus de 90 % de Slovènes parmi son 1,9 million dhabitants).
Elle létait avant la guerre.
- LA
CROATIE
est devenue homogène. Elle compte aujourdhui plus de 80 % de Croates
et 6 % de Serbes (contre 78 % de Croates et 12 % de Serbes avant-guerre).
- EN
BOSNIE,
où les populations étaient extrêmement imbriquées et aucune majoritaire, la guerre
a découpé des territoires presque « ethniquement purs ». Les terres
sous contrôle serbe comptent plus de 90 % de Serbes. Celles sous contrôle
croate plus de 90 % de Croates. Et celles sous contrôle des Bosniaques musulmans
plus de 90 % de Musulmans.
- EN
SERBIE-MONTÉNÉGRO
(« Petite Yougoslavie »), Serbes et Monténégrins sont majoritaires alors
quils nétaient quune majorité relative (36 %) dans la « Grande
Yougoslavie ». Si les événements du Kosovo conduisent à un départ dune
majorité dAlbanais, la Serbie-Monténégro deviendrait une fédération « homogène ».
- SEULE
LA MACÉDOINE
(1,9 million dhabitants), si elle est épargnée par le conflit, ne serait
pas « homogène », mais « majoritaire » avec 66,5 % de
Macédoniens et près de 23 % dAlbanais.
La Croatie
La Croatie
est devenue, après la Slovénie, lEtat le plus « homogène »
de lex-Yougoslavie. Avant la guerre, la population de la
Croatie était de près de 4,5 millions dhabitants. Elle
est estimée à 4,7 millions. Sa composition a changé. Le nombre
de Croates a été augmenté (de 200 000 à 300 000) par
les réfugiés croates venus de Bosnie. Le nombre de Serbes a diminué
(270 000 à 350 000 départs). Les Serbes
de Croatie, qui représentaient plus de 12 % de la population
du pays (580 000 personnes), ne seraient plus que de
200 000 à 350 000 selon les estimations, soit près de
6 %. La loi croate sur
les minorités ne prévoit une représentation proportionnelle
au Parlement que pour les minorités dépassant les 8 %.
LA FUITE
DES SERBES DE CROATIE.
Elle a eu lieu, pour lessentiel, en quatre temps en direction de la
Yougoslavie (300 000-330 000) et de la Bosnie serbe (30 000-35 000).
En 1991, la guerre dindépendance,
qui se termine par la reconnaissance du pays et la sécession de la « République
serbe de Krajina », entraîne le départ de 100 000 à 130 000 Serbes
vers la Yougoslavie et des déplacements de Croates (250 000 personnes)
qui fuient les zones tombées aux mains des Serbes dans les frontières croates.
Après la chute de Vukovar, 84 000 Croates
fuient ainsi la Slavonie orientale.
1991-1995.
On assiste à un lent exode de la population serbe des zones sous contrôle
croate (20 000), mais aussi de la « République serbe de Krajina »
(80 000).
1995.
Les forces croates lancent en août lopération « Tempête »
de renconquête de la Krajina. Elle provoque
la fuite de lessentiel
de la population serbe (entre 100 000 et 130 000 personnes).
La Krajina, sous contrôle croate, ne compterait plus, dès lors,
que 10 000 Serbes, des personnes âgées. Les Serbes partent
pour la Yougoslavie, mais 50 000 dentre eux sinstallent
en Slavonie orientale, encore sous contrôle serbe.
1995-1998.
Avant la restitution pacifique de la Slavonie orientale à la Croatie, en 1998,
environ un tiers des Serbes de la région (50 000 sur 150 000) la quittent
pour la Yougoslavie. Depuis, entre 10 000 et 20 000 Croates sur
les 84 000 chassés par la guerre sont rentrés en Slavonie orientale. La population
de cette région est encore majoritairement serbe. Mais les Serbes continuent de
partir, tandis que les déplacés croates se réinstallent.
Le transfert
de Croates de Serbie et, surtout, de Bosnie vers la Croatie. Ces déplacements,
tout au long du conflit, se font essentiellement lors de la guerre en Bosnie.
La Croatie accueille près de 200 000 Croates de Bosnie, chassés des
zones serbes essentiellement en 1992 et des zones bosniaques en 1993. La plupart
de ces réfugiés (150 000) acquièrent la nationalité croate ; 30 000 personnes
sont toujours considérées comme des réfugiés. La Croatie a donc renforcé sa « cohésion
ethnique », récupéré ses territoires et, de plus, contrôle une zone croate
homogène en Bosnie (lHerzégovine).
La Bosnie
Avant que
la guerre néclate en 1992, la Bosnie-Herzégovine comptait 4,3 millions
dhabitants. Aujourdhui, la population de la Bosnie serait dun
peu plus de 3,7 millions dhabitants. Soit une perte de plus de 600 000 personnes,
que lon peut décomposer ainsi : de 100 000 à 200 000 tués ;
220 000 Serbes de Bosnie réfugiés en Yougoslavie ; 120 000 Musulmans
toujours réfugiés hors des frontières ; 150 000 Croates réfugiés
en Croatie.
Avant le
conflit, les Musulmans (des Slaves islamisés) représentaient 43,7 % de la
population (soit 1,9 million de personnes), les Serbes 31,4 % (1,37 million)
et les Croates 17,3 % (750 000 habitants). Aucune population nétait
majoritaire. Ce qui semble plus important : à de rares exceptions près, aucune
ethnie nétait en situation d« hégémonie » (plus de 80 %
de la population appartenant à une même ethnie). Dans certaines régions, une majorité
absolue ou relative se dégageait (voir carte). Avant la guerre, les territoires
ethniquement « homogènes » auraient représenté 9 % de la superficie
du pays ; après, ils représenteraient 80 %.
La Bosnie
est de facto divisée en territoires presque « ethniquement purs » :
les Serbes sont en position hégémonique en Republika
Srpska (plus de 90 %), les Musulmans en République bosniaque (plus de
90 %), les Croates en « Herceg-Bosna » (plus de 90 %). Juridiquement,
mais non dans les faits, les territoires bosniaques et croates sont unifiés en
une « Fédération de Bosnie-Herzégovine ». Dans seulement deux cantons
(sous contrôle bosniaque), les minorités dépasseraient 10 % : à Tuzla
(près de 13 %) et à Sarajevo (13 %).
LES
SERBES.
Sur le territoire de la Republika Srpska (49 % de la
Bosnie) vivraient entre 1 et 1,2 million de Serbes. Sur cette
même portion de territoire, avant le conflit, les Serbes auraient
été près de 900 000. Près de 350 000 Serbes, venant
des zones sous contrôle bosniaque ou croate, les auraient rejoints,
principalement en 1992, victimes du « nettoyage » ou
volontairement. Dautres ont fui lors de la perte de territoires.
Ainsi, près de 50 000 Serbes ont quitté les faubourgs
de Sarajevo rétrocédés aux Bosniaques après laccord de Dayton,
sous la pression de leurs autorités (« auto-nettoyage
ethnique »).
Avant la
guerre, sur lactuel territoire des Serbes de Bosnie, les non-Serbes, Musulmans
et Croates auraient été à peu près 1 million. Ils seraient aujourdhui
entre 70 000 et 100 000, ce qui revient à estimer que 900 000 dentre
eux ont été chassés. Leur présence serait ainsi passée de 50 % de la population
de ces territoires à 6 % à 8 %. La Republika Srpska serait « pure »
- serbe - dans une fourchette de 92 % à 94 %.
LES
MUSULMANS.
Après la guerre contre les Serbes, mais aussi contre les Croates, les Musulmans
contrôleraient 32 % du territoire de la Bosnie avec une population de 1,7 million
dhabitants, à plus de 90 % musulmans.
La majorité
des Musulmans qui ont fui les zones contrôlées par les Serbes vers les zones bosniaques
lont fait au début de la guerre en 1992, avant le gel des lignes de front,
lors dune campagne de terreur. Les autres mouvements ont été moins importants.
La « réduction des poches » musulmanes sest traduite par des massacres
(Srebrenica, 1995) ou a échoué (Bihac, Gorazde).
LES
RETOURS.
Loin de rétablir la situation davant-guerre, comme le voulaient les
accords de paix de Dayton de 1995, le retour des réfugiés accentue au contraire
lhomogénéisation. Dans leur écrasante majorité, les réfugiés ne retournent
pas dans leur zone dorigine géographique ( « retour minoritaire »),
mais dans la zone contrôlée par leur ethnie (« retour majoritaire »).
Les retours des réfugiés en Europe, principalement des Musulmans, a ainsi gonflé
la population musulmane de la zone bosniaque. Fin 1998, près de 350 000 réfugiés
bosniaques (majoritairement originaires de territoires devenus « serbes »)
se sont réinstallés en zone bosniaque. Selon le HCR, seuls 10 000 Musulmans
et 1 000 Croates (âgés pour la plupart) se seraient réinstallés en territoire
serbe.
LES
CROATES.
Ils contrôleraient une zone (la République dHerceg- Bosna, officiellement
dissoute) qui représente 19,5 % de la superficie de la Bosnie, avec une population
de 420 000 habitants, à plus de 90 % croate. La tentative croate de
semparer des territoires sous contrôle musulman (guerre croato-musulmane
de 1993) en Bosnie centrale sest soldée par un exode musulman (60 000
personnes), une contre-offensive musulmane puis un exode croate vers le Sud sous
contrôle croate et la Croatie (140 000 personnes).
La Serbie-Monténégro
Lancienne
Yougoslavie (256 000 km2) est réduite à la Serbie et au Monténégro (102 000 km2).
Sa population serait passée de 23,5 millions dhabitants (dont 38 %
de Serbes et de Monténégrins) à 10,4 millions. Jusquà récemment épargnée
par la guerre, la « petite Yougoslavie » a accueilli un demi-million
de Serbes venus de Croatie (de 300 000 à 330 000) et de Bosnie (220 000).
Elle demeure la République qui compte encore le plus de minorités ethniques,
en raison de la présence dune forte minorité hongroise en Voïvodine et,
surtout, dune importante minorité dAlbanais, concentrés au Kosovo
(où ils sont encore largement majoritaires).
Le Kosovo
Avant le
début de la guerre en 1996, le Kosovo comptait près de 2 millions dhabitants,
dont 90 % dAlbanais, avec une tendance des Serbes au départ et une
croissance de la population albanaise, à fort taux de natalité. Depuis le début
des affrontements entre lArmée de libération du Kosovo (UCK) jusquaux
bombardements de lOTAN, le conflit aurait fait, selon le HCR, près dun
demi-million de réfugiés ou de déplacés : 300 000 déplacés, dont 250 000
à lintérieur du Kosovo, 30 000 en Serbie, et 25 000 au Monténégro ;
144 000 réfugiés hors de la République de Yougoslavie (100 000 en Europe,
18 500 en Albanie, 16 000 en Macédoine, 10 000 en Bosnie). Après
douze jours de frappes aériennes de lOTAN et, surtout, doffensive
serbe au Kosovo, près de 400 000 Albanais auraient fui le Kosovo. Qualifiant
cet exode de « tremblement de terre démographique », des responsables
de lOTAN ont estimé qu « à ce rythme », la province
« serait entièrement vidée dici dix à vingt jours ».
Sources :
- La Yougoslavie, Paul Garde, éditions Fayard. Recensement yougoslave de 1991.
- Recensement en Macédoine de 1994 sous contrôle de lUnion européenne.
- Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés ; Organisation internationale
des migrations ; gouvernements croate et yougoslave.
- DEA de troisième cycle, Fronts, frontières et population en Croatie et en Bosnie,
de Zvonimir Frka-Petesic, à luniversité Paris-VIII.
- Les Balkans, paysage après la bataille, sous la direction de Jacques Rupnik
(CERI), éditions Complexe.
- Bosnie, anatomie dun conflit, Xavier Bougarel, éditions La Découverte.
- Les Minorités nationales en Europe centrale et orientale, André Liebich, éditions
Georg.
- International Crisis Group. Rapport Bosnia : Return or Mass Relocation.
- LUnion européenne et la crise yougoslave, Jean-Antoine Giansily.
Des Brasiers mal éteints, Yves Heller, Le Monde Editions.
Le plan « Fer à
cheval »
Le procureur-général
de la Bundeswehr, Hans-Peter von Kierchbach, a présenté, le 8 avril,
le plan « Fer à cheval » (« Potkova »
en serbe), dont les Allemands avaient eu connaissance la semaine
précédente. Les autorités serbes ont donné ce nom de code à lépuration
ethnique commencée en octobre 1998, au moment même où M. Milosevic
venait de signer (13 octobre) un accord avec lémissaire
américain Richard Holbrooke. Lexpression « fer à
cheval » symbolise la prise en tenaille des populations
albanaises qui devaient, selon le projet de Belgrade, être peu
à peu repoussées vers les pays voisins.
Ce plan
détaille les trois phases du projet dépuration ethnique. Il a été mis en
oeuvre jusquau 15 janvier, date du massacre de Raçak, dans lequel 40 Kosovars
ont péri. La répression a diminué dintensité sans totalement cesser pendant
la négociation de Rambouillet (février 1999). Les autorités serbes semblent avoir
ensuite pris la décision de relancer leur campagne. Ainsi sexpliquerait
que le document porte la date du 26 février.
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