Le
Monde,
04/02/2004
REVUE
DE PRESSE
HORIZONS
La vie française d'un fugitif croate
Le général Ante Gotovina, recherché depuis
2001 pour "crimes contre l'humanité", a un lien
particulier avec la France. Elle lui a donné une seconde
nationalité. Lui a-t-elle aussi servi de refuge ? Itinéraire
d'un baroudeur aux amitiés troubles.
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Ante
Gotovina
| SIPA - Scepanovic |
Le
long de la côte dalmate un étrange phénomène
s'est produit en novembre 2003, à l'approche des élections
législatives. Des affiches représentant un militaire
sont apparues, à côté de celles des partis
politiques. "Un héros et non pas un criminel",
y était-il précisé. La photo était
celle d'Ante Gotovina, général croate inculpé
en juin 2001 par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
(TPIY) pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
Depuis, Ante Gotovina est en fuite. En son absence, il a tout
de même été nommé citoyen d'honneur
de la ville de Zadar. Il faut dire que, dans ce pays, la guerre
d'indépendance (1991-1995), ses fantômes et ses
acteurs hantent encore les esprits.
Un
journaliste croate, Ivo Pukanic, rédacteur en chef de l'hebdomadaire
Nacional, a pu le rencontrer, en juin 2003, "dans un
hôtel d'une capitale d'un pays de l'Union européenne".
M. Pukanic a refusé d'indiquer à la police où
se trouvait le général, mais il a précisé
que celui-ci "pourrait vivre pour le restant de ses jours
à l'intérieur des frontières de l'espace
Schengen" grâce aux complicités dont il
bénéficie. L'entourage de Carla Del Ponte, procureur
du TPIY, se dit persuadé que, depuis deux ans, Ante Gotovina
a passé 90 % de son temps en Croatie. Cet été,
il a été signalé dans les eaux croates, à
bord d'un yacht. Mais les autorités locales ont, une nouvelle
fois, omis de l'interpeller. "Le général
Gotovina a fait une offre à Mme Del Ponte, explique
son avocat, Me Louka Misetic. Il est prêt à répondre
à ses questions si elle se déplace à Zagreb.
Si ses réponses ne sont pas jugées satisfaisantes,
il se rendra à La Haye."
En
Croatie, sa vie est une légende. Beaucoup voient
en lui un croisé de la souveraineté nationale,
si chèrement acquise contre les Serbes. Son
sort est aussi un enjeu politique : la Grande-Bretagne
et les Pays-Bas ont fait de son arrestation un préalable
à l'entrée de la Croatie au sein de l'UE.
Mais, dans un autre pays, sa vie est davantage inscrite
dans les fichiers des services de renseignement et
les archives judiciaires que dans la mémoire
collective. Ce pays, c'est la France. Sa deuxième
patrie. La vie française du fugitif est une
histoire de voyages et de rencontres, de missions spéciales
et de coups tordus. D'amitié virile aussi.
Ante
Gotovina est né sur l'île de Pasman, près
de Zadar, le 12 octobre 1955. Dans son autobiographie, publiée
en Croatie en 2001, il raconte comment, étant enfant, il
rêvait de grand large, sur les traces de Christophe Colomb.
A 16 ans, il essaie de fuguer avec un ami à bord d'un rafiot,
en direction de l'Italie. Leur expédition échoue,
mais ce n'est que partie remise. Quelques mois plus tard, à
Bordeaux, il s'embarque comme marin à bord d'un navire
effectuant des allers-retours entre l'Europe et les Etats-Unis.
Au bout d'un an en mer, lors d'une escale en Italie, il décide
d'assouvir un autre rêve : la Légion étrangère.
Toujours mineur, il rejoint Marseille, lieu de recrutement de
la Légion. Le 1er janvier 1973, il s'engage pour cinq ans
et rejoint les rangs du 2e régiment étranger de
parachutistes, basé à Calvi (Haute-Corse). Le "2e
REP" est un corps d'élite, souvent engagé dans
des opérations commandos en territoire hostile. Le jeune
Croate sera plongeur de reconnaissance, avant d'effectuer un stage
à Pau pour devenir chuteur opérationnel.
Il
fait alors la connaissance de Dominique Erulin, légionnaire
et futur compagnon d'opérations spéciales. Son frère,
le colonel Philippe Erulin, dirige le 2e REP. Son grand fait d'armes
est d'avoir sauté sur Kolwezi (Zaïre), en 1978, afin
de rapatrier les Européens menacés par des rebelles.
Ante Gotovina sert de chauffeur et de garde du corps au colonel.
Sans avoir participé à une activité opérationnelle,
il quitte la Légion avec le grade de caporal-chef, en 1978.
Son passage au 2e REP lui permet de réclamer la nationalité
française, qu'il obtient en avril 1979. Officiellement,
à cette époque, il s'est installé près
de Calvi. Selon Dominique Erulin, il entre alors comme plongeur
professionnel à la Comex, société spécialisée
dans les chantiers sous-marins, dont certains à caractère
militaire. En réalité, il rentabilise son passeport
en parcourant le monde.
Son
entourage, implanté autour d'Aix-en-Provence et de Nice,
est composé d'ex-légionnaires, de barbouzes et de
militants d'extrême droite. Gotovina participe à
la création de KO International, filiale de la société
VHP Security, disposant d'une adresse à Paris et à
Nice. Selon les renseignements généraux, KO sert
de couverture au Service d'action civique (SAC), organisation
secrète créée en 1959, en marge du mouvement
gaulliste. Officiellement, KO assure la protection de personnalités,
comme Jean-Marie Le Pen. Mais ses compétences s'étendent
à des missions spéciales, partout où des
mercenaires peuvent se révéler utiles. "On
était une équipe de chasseurs de trésor,
se souvient Dominique Erulin. Ante était un frère
d'armes."
Les
contrats conduisent les deux hommes en Argentine, au Paraguay,
en Turquie et en Grèce. En France, aussi : en mai 1981,
à La Seyne-sur-Mer, l'imprimerie de l'éditeur Jean-Pierre
Mouchard, proche de M. Le Pen, est bloquée par la CGT.
Erulin et Gotovina conduisent une opération de "nettoyage"
des lieux, donnant du pied, des poings et de la pioche avec 50
compagnons, organisés de façon militaire pour faire
plier les syndicalistes, plus nombreux.
Quelques
mois plus tard, Ante Gotovina s'installe au Guatemala et voyage
en Colombie, où il rencontre sa future compagne, Ximena,
qui lui donnera une fille. De retour en France sous une fausse
identité, il est arrêté pour un vol de bijoux
commis en 1981, à Paris, chez un fabriquant de coffres-forts,
en compagnie de Dominique Erulin. Condamné en 1986 par
la cour d'assises de Paris à cinq ans de réclusion,
il est libéré en septembre 1987.
A
sa sortie de prison, il reprend ses aventures, au gré des
contrats. Il se rend souvent en Amérique du Sud, notamment
en Argentine, où il retrouve une fois de plus Erulin, qui
a choisi l'exil. Les deux hommes conduisent des "stages de
formation" paramilitaires. "En France, on était
des gibiers, mais à l'étranger, on était
appuyé par des gens des services de renseignement pour
conduire des missions dangereuses", assure M. Erulin.
Leurs engagements ne sont pas toujours glorieux : ils aident par
exemple une Française à récupérer
ses deux enfants, enlevés par leur père, comme le
raconte Erulin dans son livre Gibier d'Etat (Albin Michel,
2002). Manque d'argent, aventures molles : l'ennui guette. Mais
l'Histoire va fournir à Gotovina l'occasion de changer
de vie.
« Il
bénéficierait localement [dans le sud-est de la France]
de suffisamment de protections mafieuses, voire de personnalités
locales, pour vivre sans avoir à se terrer ».
NOTE
DE LA DST.
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Il
revient en Croatie en 1990, à quelques mois de la proclamation
de l'indépendance et du début de la guerre. Son
expérience est la bienvenue face aux Serbes. Mais il ne
cesse pas pour autant ses activités annexes. Fin 1990-début
1991, son passeport porte les visas d'entrée au Paraguay
et en Argentine. Les services de renseignement français
suspectent une filière de trafic de cocaïne, sans
pouvoir étayer leurs soupçons.
Gotovina
franchit rapidement les grades au sein de l'armée croate.
En octobre 1992, il est nommé commandant du district militaire
de Split, poste qu'il occupera jusqu'en mars 1996. Dans le même
temps, il est signalé en France comme salarié de
la société Assistance Protection Sécurité,
installée en région parisienne, qui recycle de nombreux
anciens de la Légion. Le militaire croate demeure malgré
tout insaisissable. En avril 1992, puis en décembre 1995,
le tribunal correctionnel de Paris le condamne par défaut
à deux ans, puis deux ans et demi de prison pour "extorsion
par force". Selon la direction de la surveillance du
territoire (DST), il se livrerait à un trafic d'armes,
notamment via l'Espagne, l'Italie et la Corse.
Le
4 août 1995,
la Croatie lance une offensive connue sous le nom d'"Oluja"
(Tempête), dont l'objectif
est de reprendre la région de la Krajina, tombée
aux mains des Serbes. Cette opération, qui se poursuit
jusqu'au 15 novembre, est dirigée par Gotovina. Durant
ces trois mois, selon l'acte d'accusation du TPIY
en date du 21 mai 2001, les forces croates se sont livrées
à de nombreuses exactions contre les Serbes vivant dans
la Krajina, tuant 150 d'entre eux et entraînant la disparition
de centaines d'autres. "Ces crimes, dont le meurtre illicite
de Serbes de Krajina qui n'avaient pas fui, l'incendie, la destruction
et le pillage de villages ou de biens serbes, notamment de maisons,
dépendances, granges et du bétail, ont continué
à être commis à grande échelle pendant
au moins trois mois après que les autorités eurent
repris le contrôle de la région. L'accumulation de
ces actes des forces croates a abouti au déplacement
à grande échelle d'environ 150
000 à 200 000 Serbes de Krajina vers la Bosnie-Herzégovine
et la Serbie", est-il écrit dans l'acte d'accusation.
En
Croatie, on ne partage pas, évidemment, cette lecture de
l'Histoire. Zagreb a tenté de faire appel de l'inculpation
de Gotovina - pourtant rayé des cadres de l'armée
en septembre 2000 - en faisant valoir que cette opération
avait pour seul objectif de reprendre les territoires conquis
par les Serbes en 1991. Armée contre armée, une
guerre classique en somme, dans laquelle les Croates auraient
bénéficié, selon l'hebdomadaire américain
Newsweek, du soutien logistique de la CIA.
Après
l'inculpation de Gotovina à La Haye, le TPIY envoie, fin
août 2001, une commission rogatoire internationale à
la France pour exécuter le mandat d'arrêt. La section
de recherche des gendarmes de Paris est chargée de l'enquête.
Le 14 novembre, le chef du bureau de l'entraide pénale
internationale à la direction des affaires criminelles
et des grâces du ministère de la justice transmet
une note sur le fugitif à la direction centrale de la police
judiciaire (DCPJ). "Les investigations effectuées
ces dernières semaines -...- ont permis d'établir
qu'il avait sa résidence habituelle dans le sud de la France",
y explique-t-on. Dans son rapport de synthèse transmis
le 19 novembre 2001 à Philippe Coirre, doyen des juges
d'instruction, la section de la gendarmerie explique qu'elle a
procédé à des vérifications dans un
hôtel marseillais, où le Croate est fréquemment
descendu "pour des mobiles professionnels"
et qu'il avait même indiqué dans son dossier de naturalisation
en 1979. Lors de sa dernière visite, l'intéressé
"faisait partie d'un groupe de ressortissants croates,
professionnels de la mer", selon les gendarmes. Etrangement,
lorsque le TPIY reçoit le rapport de ces derniers, il y
est précisé qu'"aucun passeport français
ne lui est connu". Aucun ? Le premier date de 1979, le deuxième,
de 1988. Quant au troisième, il a été délivré
par l'ambassade de France à Zagreb, le 11 avril 2001, soit
moins de deux mois avant son inculpation !
En
décembre 2001, la DST est à son tour alertée.
Elle apprend, par des informateurs, que Gotovina pourrait se trouver
près de Nice. Selon le ministère de l'intérieur,
il s'agit de l'unique fois où sa présence sur le
sol français a été sérieusement envisagée.
Des vérifications sont effectuées dans le milieu
des anciens mercenaires en ex-Yougoslavie. En vain. En juin 2002,
la DST inscrit Gotovina au fichier des personnes recherchées
pour trafic d'armes.
EN
février 2003, de nouveaux échos parviennent à
la DST, de source croate cette fois. Le fugitif se serait installé
dans un petit village montagnard des environs de Calvi, grâce
à ses amitiés parmi les anciens légionnaires.
Les investigations ne sont pas poussées au-delà.
Pendant ce temps, sur le terrain diplomatique, la tension monte.
A La Haye, Carla Del Ponte fustige le manque de coopération
des autorités croates. Soucieux de montrer que les militaires
serbes ne sont pas la cible unique de la justice internationale,
les Etats-Unis offrent 5 millions de dollars pour l'arrestation
du général.
En
France, le dossier ressurgit. Dans un télégramme
diplomatique daté du 18 avril 2003 à destination
de son ambassade à Zagreb, avec copie à toutes les
directions de la police, le ministère des affaires étrangères
souligne l'erreur des gendarmes concernant le passeport de Gotovina,
"évidemment commise de bonne foi" et
"sans doute due au fait -...- qu'il n'existe pas en France
de fichier central des passeports". Le télégramme
précise que, "à la connaissance des autorités
françaises, Gotovina ne réside pas en France".
Pourtant,
le 8 octobre, dans une note de synthèse, la DST affirme
que le général "aurait choisi de s'installer
dans le sud-est de la France en raison du réseau relationnel
qu'il avait tissé alors qu'il était légionnaire
dans les milieux d'extrême droite et du banditisme implantés
dans cette région. (...) Il bénéficierait
localement de suffisamment de protections mafieuses, voire de
personnalités locales, pour vivre sans avoir à se
terrer et serait en mesure de se déplacer à l'étranger
sans difficultés particulières."Depuis
l'exécution de la commission rogatoire par les gendarmes,
aucun service de police français n'a été
officiellement chargé de rechercher le fugitif.
Piotr
Smolar
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