La
Croix,
06/05/1996
LANGAGE
Bykobap
Un aspect du
mémoricide à l'oeuvre en Croatie
Que le langage est l'un des instruments de la
guerre, nous le savions déjà : désinformation
et propagande parlent même avant les armes, leur ouvrent
la voie et poursuivent leur oeuvre alors même que les canons
se sont tus. Cette guerre du langage qui, à un moindre
degré, se livre dans le combat politique, nous la connaissons.
Mais il en est une forme dont, en France, nous avons du mal à
prendre la mesure, c'est celle qui consiste, non pas à
combattre le contenu du langage de l'autre, mais à effacer
jusqu'à sa langue même.
Cette
forme de guerre particulièrement radicale, on a pu la voir
à l'oeuvre, depuis 1991, dans les villes de Croatie agressées
puis occupées par les Serbes, elle est l'un des aspects
du mémoricide qui a consisté à détruire
tout ce qui témoigne de l'histoire et de la culture de
l'ennemi, et aujourd'hui encore, on l'observe à Vukovar.
Non seulement Vukovar s'écrit aujourd'hui Bykobap, mais
toutes les rues ont changé de nom et l'on peut voir, lorsqu'on
se promène dans la ville toujours en ruine, des plaques
récentes portant, en caractères cyrilliques, les
noms des héros de l'histoire et de la mythologie serbes.
Un exemple significatif parmi d'autres : la rue Stjepan Radic
(chef croate tué au Parlement) est devenue la rue Punisa
Racic, qui est le nom de son assassin.
En
France, habitués que nous avons été, par
l'histoire qui nous a été enseignée, à
considérer qu'il n'existait qu'une langue « serbo-croate
», nous avons du mal à comprendre la violence supplémentaire
qu'une telle situation fait subir, aujourd'hui encore, aux réfugiés
de Vukovar. Pour
l'imaginer, on peut se représenter ce qu'eût été,
pour un Français sous l'Occupation, de voir le nom de sa
ville natale écrit en caractères gothiques, et tous
les noms des rues, représentant pour chaque habitant autant
de repères de son histoire personnelle, changés
au profit de noms appartenant à une histoire, l'allemande,
à laquelle il ne s'est jamais identifié, et transcrits
dans ces caractères étrangers. Impensable ? Sans
doute. Mais aujourd'hui encore, à Vukovar, c'est bien à
l'impensable que chacun se trouve confronté.
Louise
L. LAMBRICHS
|