Le
Monde.fr,
03/03/2004
REVUE
DE PRESSE
Allô
Radovan ? C'est Slobo à l'appareil
"Alors, cet ambassadeur (d'Allemagne)
me demande comment cela se fait que les Serbes de Croatie ont
des armes. Je lui dis, attends mon gars, les Serbes ont toujours
eu des armes, nous en tant que peuple, nous ne restons jamais
désarmés. (Rires) Et cet enculé
de mes deux, tu sais ce qu'il me dit ? Oui, mais ils auraient
également des mortiers. A quoi je lui réponds :
les mortiers, c'est bien des armes, non ?" Sur ce, les
deux interlocuteurs, l'un à Belgrade et l'autre à
Sarajevo, éclatent de nouveau d'un long rire.
Ce n'est pas un personnage du cinéaste
Quentin Tarantino qui s'exprime ainsi, mais Slobodan
Milosevic, chef de l'Etat serbe, ici en ligne avec Radovan
Karadzic, leader des Serbes de Bosnie. "Qu'est-ce
que ce guignol attend de moi ?, ajoute le président serbe,
visiblement très content de lui-même. Que je lui
dise que c'est moi qui ai fourni ces mortiers ? Ha, ha, ha…"
En ce mois de juillet
1991, les premiers affrontements avaient déjà
éclaté en Croatie, où la minorité
serbe, soutenue par des unités de l'Armée populaire
de Yougoslavie, s'apprêtait à proclamer l'éphémère
République autonome de la Krajina.
Slobodan
Milosevic, chef de l'Etat serbe, en ligne avec Radovan Karadzic,
leader des Serbes de Bosnie : "Qu'est-ce que ce guignol
[l'ambassadeur d'Allemagne] attend de moi ?,
ajoute le président serbe (...). Que je lui dise que c'est
moi qui ai fourni ces mortiers [aux Serbes de Croatie] ?
Ha, ha, ha..." |
Cette conversation téléphonique
fait partie des 245 documents sonores récemment versés
au dossier d'accusation contre Slobodan
Milosevic par le Tribunal
pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), où
l'ancien président est jugé pour son rôle
dans les trois grands conflits qui
ont déchiré l'ex-Yougoslavie de 1991 à 1999
(Croatie, Bosnie, Kosovo). Il s'agit, selon l'agence IWPR
(Institute of War and Peace report); qui couvre l'actualité
du tribunal, de conversations téléphoniques interceptées
par les services secrets de Sarajevo, qui auraient mis plusieurs
hauts responsables serbes bosniaques sur écoute dès
1991.
Numérisés, tous ces enregistrements
peuvent être téléchargés en format
MP3 sur le site de l'ONG hollandaise Domovina.net,
qui, depuis plusieurs années, travaille à constituer
une base de données sur la guerre en ex-Yougoslavie. Leur
écoute nous renseigne sur l'intensité des échanges
entre Belgrade et Sarajevo à la veille de la guerre en
Bosnie : certains jours, Radovan Karadzic s'entretient à
plusieurs reprises avec Milosevic, mais aussi, plus sporadiquement,
avec des personnages tels que le patron des services secrets serbes,
Jovica Stanisic, le directeur des douanes, Mihalj Kertes, le paramilitaire
"Arkan" ou Milorad Lukovic, alias "Legija",
patron des Bérets rouges de sinistre renommée.
Concernant Milosevic,
ces conversations "prouvent clairement, selon le TPIY,
que l'accusé a pris une part active dans la planification,
l'instigation et la préparation des crimes décrits
dans son acte
d'accusation". Sur la forme, on ne manquera pas
de relever le style à la fois familier, paternaliste et
pimenté adopté par le président déchu
lorsqu'il s'adresse à son "cher Radovan"
beaucoup plus respectueux des convenances et très demandeur
en conseils en tout genre. "Slobo" ponctue
fréquemment ses phrases par des jurons fleuris, des interjections
et des rires rauques. Plutôt qu'aux hommes politiques croates
ou bosniaques, il s'en prend régulièrement à
ses propres alliés, qu'il traite de tous les noms d'oiseaux,
tel un Milan Babic, "président"
des serbes de Croatie, qualifié tour à tour d'"enculé",
"idiot", "bon à rien",
"porc débile" et "schizo".
Malgré des lignes téléphoniques
en très mauvais état, on entend souvent comme toile
de fond le claquement d'assiettes, des verres qui s'entrechoquent
et des bruits de mastication. Les protagonistes se parlent souvent
de chez eux, en compagnie de membres de leur famille, telle l'épouse
de Karadzic, Liljana, qui est priée un soir d'aller "baisser
la télé". On s'informe poliment de la
santé des uns et des autres, on remercie Dieu si tout le
monde va bien, et l'on se remet aux blagues grasses, aux intrigues
et autres machinations politiques qui n'en constituent pas moins
le prélude au plus sanglant conflit qu'ait connu l'Europe
depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Ce qui, à partir de la fin de l'année
1991, ne semble plus
échapper au président serbe : "C'est, comme
ils disent, la guerre, et nous sommes une des parties
en conflit", rappelle-t-il à un Radovan Karadzic
visiblement mal informé. En public, Slobodan Milosevic
n'a jamais cessé de marteler que la Serbie, à part
se défendre contre "l'agression" de
l'OTAN en 1999, n'a mené aucune
guerre sur le territoire de l'ex-Yougoslavie.
Alexandre
Lévy
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