Pour que les responsables de
crimes contre lhumanité ne se sentent plus à
labri, il est essentiel que le Tribunal pénal international
fasse la preuve de son efficacité
Par Robert Badinter
Le procès de Slobodan
Milosevic est le plus important événement judiciaire
depuis le procès de Nuremberg. Pour la première
fois, un ancien chef dEtat répondra devant une juridiction
internationale daccusations de crimes contre lhumanité
et de crimes de guerre. Au-delà de son sort, cest
la crédibilité de la justice pénale internationale
qui est en jeu.
Le TPI, présidé par le magistrat
français Claude Jorda, a accepté que lensemble
des charges retenues contre Milosevic pendant les guerres dans
lex-Yougoslavie soient réunies en un seul procès.
Il incombera donc à laccusation détablir
létendue des crimes dont la responsabilité
est imputée à Milosevic: la purification ethnique
au Kosovo en 1999, les exécutions en Croatie, notamment
à Vukovar, en 1991, ou les massacres de musulmans à
Srebrenica en 1995. Pendant des mois, des centaines de témoins
seront entendus, parmi lesquels de nombreuses victimes.
Lenjeu du procès va au-delà
de la preuve de ces crimes. Il appartient à laccusation
de prouver limplication personnelle de Milosevic dans les
meurtres, les viols, les exactions qui ont ravagé la Croatie,
la Bosnie et le Kosovo. Compte tenu de la culture du secret et
des liens de la nomen-klatura qui entourait Milosevic, les témoignages
à ce sujet ne seront pas faciles à recueillir dans
lenceinte du tribunal. Quant aux documents, entre la fin
du conflit au Kosovo et la chute de Milosevic, toutes les précautions
auront été prises à Belgrade pour leur destruction.
La tâche du procureur ne sera pas aisée. La morgue,
le mépris même avec lequel Milosevic a répondu
à laccusation sont révélateurs de sa
tactique: transformer le Tribunal en tribune et sériger,
devant lHistoire, en procureur.
On va assister ainsi, au long des mois, à
un double procès. Le premier se déroulera dans le
prétoire, selon toutes les règles dune justice
équitable. Lautre, le procès politique, sera
construit par Milosevic et ses partisans à lintention
de lopinion publique serbe et internationale. Son objectif
sera dabord de dénier toute légitimité
au Tribunal, puis de dénoncer sans relâche les responsabilités
de ses ennemis croates, bosniaques, albanais, auxquels lancien
président imputera tous les malheurs et les souffrances
des peuples de lex-Yougoslavie. Quant à lOtan,
Milosevic en fera un instrument criminel au service de la toute-puissance
américaine, semant, par ses bombardements en Serbie, la
terreur et la dévastation. Pour mieux accréditer
ses dires, il demandera sans doute que lon entende les chefs
dEtat occidentaux qui lont accueilli comme lun
des leurs et ont négocié avec lui des accords de
paix.
Lorganisation de sa défense illustre
cette stratégie. Milosevic a refusé toute assistance
dun avocat au procès. Soucieux de voir pleinement
assurés les droits de la défense, le Tribunal a
désigné trois avocats qui joueront le rôle
d«amis de la cour», selon la formule anglo-saxonne,
pour veiller au respect des droits de laccusé, notamment
lors de la discussion des preuves matérielles et laudition
des témoins. Mais la véritable défense de
Milosevic sexercera hors du prétoire. Une cohorte
internationale davocats chevronnés veillera à
instruire dans les médias le procès du Tribunal
comme celui des ennemis de Milosevic et des puissances occidentales.
Ainsi se déroulera sur deux fronts, lun
judiciaire, lautre médiatique, le procès extraordinaire
qui souvre à La Haye. Toute la difficulté,
pour les magistrats du Tribunal, sera de veiller à ce que
les deux ne se confondent pas. Slobodan Milosevic est traduit
devant une juridiction internationale pour crimes contre lhumanité.
Quils sinscrivent dans une histoire politique et diplomatique
lourde dambiguïtés, de contradictions, de compromissions,
ne change rien à la question posée aux juges: Milosevic
est-il coupable davoir voulu, organisé ou favorisé
en connaissance de cause la perpétration de ces crimes
contre lhumanité? Que tous les droits de la défense
soient reconnus, que les audiences répondent à toutes
les exigences du procès équitable et que la réponse
soit clairement donnée: alors, quel que soit le tumulte
entretenu par les partisans de Milosevic autour du procès,
la lutte contre limpunité des criminels contre lhumanité
aura progressé. A lheure où les Etats-Unis
sopposent à la création de la Cour pénale
internationale, où les autorités cambodgiennes se
dérobent à tout procès des Khmers rouges,
le jugement de Milosevic à La Haye marque que, malgré
tous les obstacles, la justice pénale internationale est
en marche.
R. B.