Ce n'est qu'en 1995 que la Krajina a été
reconquise par les forces croates,
au prix de nouveaux affrontements meurtriers et même de
crimes de guerre, pour lesquels l'un des responsables des opérations,
le général Ante
Gotovina, est poursuivi par le Tribunal pénal international
de La Haye.
Dans les faubourgs de Sisak, donc, le chef du
bureau régional de l'OSCE, le Français Michel Dreneau,
reçoit quelques journalistes français, en compagnie
des autorités locales : le maire de la ville, Dinko Pintaric,
un dynamique juriste d'entreprise qui incarne la nouvelle droite
croate, et le président de la chambre de commerce, Antun
Bobetko, un ingénieur chimiste à l'allure énergique.
La presse locale a été conviée,
pour donner un peu de publicité à l'événement.
Un interprète assure la traduction du croate au français,
et inversement. Chacun des intervenants dit ce qu'on attend de
lui, comme dans une cérémonie bien rodée.
Le maître des lieux, Michel Dreneau, expose la mission de
l'OSCE, chargée d'aider la Croatie à progresser
vers la démocratie et vers l'Union européenne. Il
souligne les effets de la guerre sur la situation économique
de la région mais aussi sur les mentalités de ses
habitants, partagés entre un passé douloureux, un
présent inconfortable et un avenir incertain.
Après lui, le maire de Sisak rappelle l'histoire
de sa ville, qui a subi l'assaut des Turcs au XVIe siècle,
des fascistes en 1941 et des Serbes en
1991. Il explique les difficultés économiques et
sociales provoquées par les affrontements ethniques, évoque
la raffinerie bombardée, l'aciérie en crise, le
chômage en hausse.
Puis le président de la Chambre de commerce
lit avec application un discours qui énumère les
ressources de la région et souligne les dégâts
qu'elles ont subis. Après lui, c'est le chef de la mission
de l'OSCE en Croatie, le Suédois Peter Semneby, qui parle
de la grande question des réfugiés. Trois cent mille
Serbes ont fui la Croatie lorsque
les Croates ont repris le contrôle de la Krajina. Cent vingt
mille sont revenus. A Sisak, il y avait douze mille Serbes avant
la guerre. Ils sont aujourd'hui quatre mille. Des chiffres, des
dates, des statistiques, loin de la passion et des déchirements
des années passées.
Soudain Antun Bobetko, le président de
la chambre de commerce, redemande la parole. Il a une déclaration
personnelle à faire. Il prie l'auditoire de l'excuser pour
cette intervention imprévue, mais il tient à raconter
son histoire. En 1991, dit-il, deux obus sont tombés sur
sa maison, dans son village des environs de Sisak. Il a aussitôt
décidé de se battre. Pendant la seconde guerre mondiale,
les fascistes ont tué sa mère alors qu'il n'avait
que 4 ans. Son père s'est engagé dans la Résistance.
A son tour, il a donc pris les armes, à 55 ans, pour défendre
son village, malgré une jambe invalide.
Dans son unité, explique-t-il, il n'y avait
pas que des Croates, il y avait aussi des Tsiganes, des Musulmans,
même des Serbes. Lorsque nous sommes montés au front,
dit-il, nous n'avions que quarante kalachnikovs et soixante fusils
de chasse. Il y a eu des morts, des blessés. Les mots se
bousculent, les souvenirs se pressent, la voix est ferme, mais
l'émotion sensible.
Des crimes ont été commis de part
et d'autre. Par des Serbes comme par des Croates. "Nous avons
du mal à reconnaître que nous avons commis des crimes,
dit Antun Bobetko. Mais la guerre, ce n'est que du sang, de la
haine et du crime." Il ajoute : "Des criminels de guerre,
il y en a eu de notre côté. Ils ont des noms et des
prénoms. Ne tombons pas dans le piège de la responsabilité
collective." Son oncle, le général Janko
Bobetko, ancien chef d'état-major de l'armée
croate, a été mis en accusation par le tribunal
pénal international. Il est mort en 2003, à l'âge
de 84 ans, avant d'avoir été jugé.
Au-delà des allocutions de convenance,
les blessures de l'histoire, au cœur du continent européen,
s'expriment ainsi à vif dans le cri de cet homme marqué
par la tragédie de son pays. Mais Antun Bobetko ne se contente
pas de déplorer les drames passés. Il accuse. Il
reproche à l'Europe son silence et son inertie. "Si
l'Europe l'avait voulu, affirme-t-il, cette guerre ne se serait
pas produite." Il ajoute : "La Croatie a sa part de
responsabilités, mais l'Europe a plus de responsabilités
encore."
L'Europe coupable, mais aussi l'Europe salvatrice.
"Les blessures se cicatriseront, affirme Antun Bobetko, mais
elles ne disparaîtront pas. L'aide de l'Europe est notre
seule issue." La Croatie, comme les autres pays des Balkans,
a besoin de l'Union européenne pour panser ses plaies.
"Seule l'Europe nous permettra d'effacer ces frontières
qui nous divisent", conclut le vieux combattant. Telle est
bien la vocation première de la construction européenne.