Le
Monde,
14/08/2004
INCONNUS
DANS L'HISTOIRE
La dame de
Vukovar
Pédiatre à l'hôpital de la petite ville
croate, Vesna Bosanac a tout vu pendant cet été
1991. Les obus, les morgues qui débordent, l'arrivée
des Serbes. Six ans plus tard, elle est revenue.
Elle fait toujours le même rêve.
C'est une image qui passe, brûlante : la ville déserte,
le soleil, le silence. Et elle, seule dans la ville, qui marche
entre les décombres.
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La
directrice de l'hôpital observe d'un air absent cet
après-guerre calme et moribond à Vukovar. La
petite ville cosmopolite, qui comptait 45 000 habitants
avant le siège, s'est vidée de moitié.
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photo Didier Lefevre |
Vesna Bosanac est revenue à Vukovar.
Elle a repris son bureau, sa place, de nouveau à la tête
de cet hôpital des confins de la Croatie qu'elle avait dirigé
pendant les trois mois de siège et de bombardements des
forces serbo-fédérales, au tout début des
guerres de Yougoslavie.
De nationalité croate, elle avait tenu
son équipe, organisé les soins des malades et des
blessés, interpellé en vain les chancelleries occidentales.
Jusqu'à la chute de la ville, le
18 novembre 1991. Jusqu'à ce jour étrange où,
tout d'un coup, on entendit le silence.
Elle est revenue en 1997, une fois la région
passée sous administration croate. Elle a reconstitué
une équipe médicale. Avec des médecins d'origine
serbe ou croate. Quelques-uns, serbes et croates, avaient vécu
avec elle ces trois mois d'enfer, survivants des sauvageries des
miliciens et d'une ville réduite à néant,
aussi détruite que le fut Dresde en 1945. Comme Vesna Bosanac,
certains sont revenus à Vukovar. Habités, comme
elle, par la vision des morts.
L'hôpital a été remis à
neuf. On le voit surgir, impeccable, parmi quelques nouveaux pavillons
sans âme et une multitude de façades fantômes
bizarrement bousculées par la jungle. Des bruits d'explosion
rappellent que les environs sont encore truffés de mines.
La directrice se fait attendre. On imagine la
silhouette menue dont l'énergie faisait l'admiration pendant
la guerre. Mais c'est une dame boulotte au teint gris, la cinquantaine
passée, qui ouvre la porte de son bureau. Elle vient vers
nous lourdement, à petits pas, tend une main mécanique
et s'assied d'un air las. Il y a devant elle des piles de dossiers
en désordre, un crucifix doré, deux téléphones
portables, la photo géante de son petit-fils, une cartouche
de Walter Wolf et un cendrier rempli de mégots.
Vesna Bosanac allume fébrilement une cigarette,
écoute une première question et commence à
parler. Sans s'arrêter, le regard vide. Concentrée
à signer son parapheur, à répondre à
ses téléphones, à donner des instructions.
Rien ne l'affecte plus, dirait-on, pas même la saveur des
blondes filtre qu'elle enchaîne jusqu'à l'asphyxie.
Et, sans frémir, sans sourire, de sa voix éraillée
et lancinante, se fendant parfois d'un sourire pénible,
elle raconte.
Elle raconte Vukovar avant la guerre. Une ville
de Croatie située au bord du Danube, juste à la
frontière serbe tracée par le fleuve. L'industrie
du caoutchouc et la culture des vignes y rendent la vie aisée.
Une vingtaine de nationalités, essentiellement croate et
serbe, mais aussi ruthène, ukrainienne ou slovaque, y cohabitent
sans (trop) se poser de questions. Jusqu'à l'explosion.
Depuis la mort de Tito, en 1980, le président
de la Serbie, Slobodan Milosevic, construit une Yougoslavie sous
domination serbe, les Albanais du Kosovo revendiquent leur autonomie
perdue, la Slovénie fait sécession sans trop de
dégâts, la Croatie autoproclame son indépendance.
Les conflits entre les Républiques s'accentuent. Les minorités
inquiètes se radicalisent. La Yougoslavie se fissure. Sur
la route du nationalisme grand-serbe en Croatie, la région
pluriethnique de Slavonie orientale est la première que
rencontrent l'armée yougoslave et les paramilitaires serbes.
Et Vukovar, la première ville. La première cible.
Avant la guerre, Vesna Bosanac
était une pédiatre sans histoire à l'hôpital
de Vukovar. "L'ambiance a changé tout d'un coup."
Pour elle, c'est le 2 mai 1991
: douze policiers croates sont tués par des extrémistes
serbes dans la banlieue de Vukovar. Pour l'un de ses confrères
serbes, la dégradation de l'ambiance a commencé
un an plus tôt : avec l'élection du président
nationaliste croate Franjo Tudjman,
les tracts menaçants affichés sur sa maison par
les miliciens croates, les cafés serbes dynamités.
A l'hôpital de Vukovar comme ailleurs, Serbes et Croates
ergotent encore sur "qui a commencé". Ou se taisent.
Comme la secrétaire (serbe) de Vesna Bosanac : "Je
ne veux plus y penser, ni en parler. La seule chose que je désire,
c'est que tout ça ne recommence jamais."
Le 24 juillet 1991, en ces temps troublés,
Vesna Bosanac est élue directrice de l'hôpital par
le "conseil des travailleurs" (à majorité
serbe). "Je savais que le contexte ne me rendrait pas
la tâche facile, marmonne-t-elle. Pour moi, c'était
un défi. Je suis combattante de nature. Mais personne n'imaginait
ce qui nous attendait."
Et Vesna Bosanac a commencé à compter.
La guerre fabrique ce genre de petites manies. Depuis le premier
obus tombé sur l'hôpital, à la mi-août,
elle coche consciencieusement son carnet d'une croix chaque fois
qu'une bombe touche le bâtiment. "Dès lors,
il ne s'est pas passé un jour sans que l'hôpital
soit pilonné. Des projectiles de différents calibres.
Comme si Vukovar était un terrain d'essais pour toutes
les sortes de munitions."Au bout de trois mois de pilonnage,
elle fait les comptes : plus de 800 croix sur son cahier.
"Je
suis combattante de nature. Mais personne n'imaginait
ce qui nous attendait"
Vesna
Bosanac
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Qui êtes-vous, Vesna Bosanac ? Pas une vibration
dans la voix. Pas un cil humide. Pour seul message, ces cigarettes
qui défilent. Il faut les témoignages des collègues,
serbes ou croates, pour imaginer une petite dame pleine de tact,
jamais fatiguée, gérant l'hôpital, lançant
des SOS à la communauté internationale et restant
ce qu'elle était, pédiatre, au chevet des enfants
blessés.
Le chirurgien Juraj Njavro, aujourd'hui retraité
à Zagreb, se souvient de "ce jour où le
docteur Bosanac a craqué : une grand-mère était
arrivée avec un bébé de 6 mois dans les bras,
mort. Pour la première fois, je l'ai vue pleurer. Elle
nous répétait : "Faites quelque chose !"
On lui disait qu'il était mort, elle ne voulait rien entendre.
Pour elle rien n'était impossible, tout était faisable,
tout devait être fait. Même ressusciter un enfant
mort."
Dans la ville assiégée, sous le
pilonnage incessant de l'artillerie serbe, il faut réorganiser
l'hôpital. Vider les étages et tout rassembler au
sous-sol et au rez-de-chaussée. Les soins intensifs dans
l'abri antiatomique, la chirurgie dans la "salle des plâtres",
le reste où l'on peut. Recueillir l'eau de pluie et forer
les puits des maisons alentour, les canalisations étant
coupées. Assurer au moins trois repas chauds. Caser des
chaises et des lits pour le personnel soignant et leurs familles,
installés à demeure. "Grâce à
ces mesures, note froidement Vesna Bosanac, nous n'avons
eu que deux morts parmi le personnel : l'un qui était sorti
pour une course et un technicien de la chaudière qui s'est
pris un obus en faisant une pause au soleil."
Les morts. Des morts partout. Ceux qui meurent
à l'hôpital et ceux qui y arrivent : ces cadavres
ramassés dans la ville, qu'on amène là faute
de pouvoir accéder au cimetière. "C'était
horrible, lâche Vesna Bosanac, soudain agitée. Les
cadavres nous submergeaient, nous obsédaient. Entre dix
et vingt morts par jour. Et pas de cercueils. Les portes, les
tables, tout était bon pour en fabriquer. Au début,
on emmenait les morts à l'ancien cimetière, au centre-ville.
Et puis le cimetière a été touché
par une bombe, les morts sont partis en morceaux, plus personne
ne voulait y aller. Alors on a creusé des fosses où
on pouvait. Jusqu'à ce qu'elles soient pleines, ou pilonnées.
A la fin, on a creusé en face de l'hôpital. On mettait
les morts dans des sacs. Quand la ville est tombée, il
y avait 120 cadavres entassés là, devant la porte."
Vesna Bosanac tire sur sa cigarette, inspire,
semble ailleurs. "Excusez-moi. Je me demandais seulement
si j'avais peur. Mais la réponse est non. C'est curieux.
Je crois que je n'avais pas le temps."
Le temps, elle le réserve alors à
ses principes : priorité aux malades, respect du serment
d'Hippocrate. Et pas de psychologie. Vesna Bosanac se forge une
réputation en béton. Elle sera nominée en
1992 pour le prix Nobel de la paix. L'ancienne équipe salue
son courage, son humanité, sa fidélité à
ses principes de médecin. "Elle a su mettre de
côté ses convictions politiques", précise
le docteur (serbe) Mladen Ivankovic.
Pendant le siège, on soigne les civils
et les combattants croates. Mais aussi des combattants serbes
et des soldats de l'Armée nationale yougoslave (JNA), placés
à part. "A la fin, note la directrice, un obus
a touché leur chambre et ils sont restés avec les
autres dans les couloirs. Une situation bizarre."
Et puis le silence, tout d'un coup ; le soleil
; ce fameux matin du 18 novembre,
quand la ville de Vukovar se rend à l'armée yougoslave.
La dame au teint gris perd sa voix d'automate. Elle cherche ses
mots. Le vide soudain, elle peine à le décrire.
Plus de bombardements, plus de fusillades, rien. Juste le bruit
lointain d'un obus, de temps en temps. "Le silence, on
ne le connaissait plus. On ne savait pas s'il fallait se réjouir
ou s'effrayer."
En trois jours, les 18, 19, 20 novembre, Vukovar
est une page tournée.
Les soldats de la JNA, "l'armée de libération",
pénètrent dans l'hôpital. Le docteur Bosanac
est démise de ses fonctions. L'hôpital passe sous
le contrôle du major Veselin Sljivancanin (bientôt
jugé au tribunal de La Haye). Il convie le personnel dans
la "salle des plâtres".
Pendant cette réunion,
les militaires s'affairent. L'infirmière principale les
voit. Et aussi l'ophtalmologiste Neda Striber, qui a témoigné
à La Haye. De la porte de la salle des plâtres, elles
voient des patients emmenés hâtivement vers la sortie
et chargés dans des bus. 261 "non-Serbes" sont
ainsi "évacués" de l'hôpital par
l'armée serbo-fédérale. La plupart seront
retrouvés en 1996 : exhumés du charnier d'Ovcara,
à quelques kilomètres de Vukovar. Ils avaient été
rassemblés dans une ferme voisine, battus, exécutés.
Puis ensevelis. Ce fut la première grande vague de nettoyage
ethnique dans l'ex-Yougoslavie. "Mon beau-père
a été retrouvé là", ajoute
sèchement Vesna Bosanac.
L'évacuation des blessés, elle n'en
a rien vu. Ingénument affairée à exiger des
Serbes l'évacuation de l'hôpital. Elle est ensuite
incarcérée trois semaines à la prison de
Mitrovica, puis remise aux autorités de Zagreb. Elle reste
plus de cinq ans dans la capitale croate, "directrice de
l'hôpital de Vukovar en exil".
Les guerres de Yougoslavie suivent leur cours.
Plus de 200 000 morts, plus
de trois millions de personnes déplacées. La Slavonie
orientale est réintégrée à la Croatie.
Des Serbes quittent Vukovar, d'autres restent. Des Croates déplacés
reviennent. L'ONU tente d'imposer la "réconciliation".
En juillet 1997, la directrice prend le chemin du retour.
Le retour à Vukovar. Avec ses tensions,
ses haines, ses non-dits, ses reproches. Une partie de l'équipe
médicale croate, chassée de la ville "libérée",
revient dans un hôpital investi pendant six ans par un personnel
d'origine serbe. La première rencontre, ils s'en souviennent
tous "comme si c'était hier". Un médecin
croate refuse de serrer des mains. Un Serbe quitte la pièce.
Un autre dit sa "honte" et propose un avenir commun.
Vesna Bosanac évite les longs discours : "Laissez
vos problèmes psychologiques chez vous. Restez professionnels."
En janvier 2003, elle est allée témoigner
au Tribunal international de La Haye contre l'ancien président
de la Serbie, Slobodan Milosevic. "Je m'étais
préparée psychologiquement, raconte-t-elle.
J'ai bien fait. Il était impertinent, replié
sur lui-même, fixé sur son idée de la Grande
Serbie. Il n'entendait pas ce que je disais. Il s'appuyait sur
un registre venu de je ne sais où, contestait le nombre
de blessés, le nombre de morts." Elle comparaîtra
dans d'autres procès, dont celui du major Sljivancanin.
La directrice de l'hôpital observe d'un
air absent cet après-guerre calme et moribond à
Vukovar. Seul un drapeau discret laisse deviner la frontière
serbe, de l'autre côté du Danube. Mais la petite
ville cosmopolite, qui comptait 45 000 habitants avant le siège,
s'est vidée de moitié. Ceux qui reviennent repartent,
faute de travail, ou par malaise.
Vesna Bosanac ne s'en ira plus. L'hôpital
de Vukovar est sa tanière, son refuge, son destin. "Je
porte sur mon dos la croix de Vukovar, lâche-t-elle
brusquement. C'est quelque chose qui m'habite. Je vis avec
ça et je ne comprends pas. Je revois l'idéologie
mise en place, la Grande Serbie, les drapeaux à tête
de mort, les meetings. Et puis je vois la ville rasée,
l'attente, ce soleil qui aveugle, ce silence effrayant. Tout me
revient très vite, comme un train express qui passe et
qui repasse devant moi. Juste un trait qui brûle."
Marion
Van Renterghem
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