Le
Monde,
9/08/1995
Le
retour rapide des exilés croates à Petrinja,
deuxième ville de Krajina
Assez
peu touchée par les destructions, la région
va accueillir ceux qui l'avaient fuie en 1991
A Petrinja,
dernière ville de Krajina à avoir été
reprise aux Serbes, les soldats remettent de l'ordre
fébrilement avant de laisser entrer les anciens
habitants croates, chassés en 1991. La ville
n'a pas été détruite, pas plus
que Knin, la « capitale ». C'est comme
si l'armée de Zagreb, lors de son offensive-éclair,
avait veillé à ce que la population croate
puisse réhabiter ces lieux aussi vite que possible.
Les soldats croates
masqués et gantés sortent encore un cadavre
d'une maison éventrée et, déjà,
à cinquante mètres de là, le bureau
de poste ouvre ses portes. La camionnette jaune des
télécommunications n'a pas traîné
en chemin, car le retour de la Krajina en Croatie ne
souffre aucun délai inutile. Trois cabines téléphoniques
sont prises d'assaut par les combattants victorieux,
tandis que leurs camarades livrent bataille à
une carcasse calcinée de char qui refuse de
quitter le fossé de la route de campagne.
L'entrée dans Petrinja, lundi
7 août, vingt-quatre heures après la prise
de la ville, est étonnante. On balaie les rues,
alors que les alentours sont encore minés et
que la plupart des maisons demeurent inaccessibles.
La ville est encore fermée aux réfugiés
croates de 1991
qui attendent, à quinze kilomètres, à
Sisak, le retour dans leurs foyers. Petrinja a été
la dernière ville de Krajina à tomber
entre les mains croates, apparemment le seul endroit
où les Serbes ont opposé une résistance
farouche à l'armée de Zagreb.
Drago prend enfin le temps de humer
l'air de Petrinja. Il avait vingt-sept ans lorsqu'il
a fui vers Sisak, il y a quatre ans. « Nous n'avions
que des fusils de chasse pour combattre des chars d'assaut
», se souvient-il. Dimanche, il a participé
à la bataille pour la reconquête de la
région. Blessé à la tête,
transporté à l'hôpital, il revient
maintenant caresser sa ville natale. « Voyez-vous
ce square ? Il représente les journées
les plus merveilleuses de mon adolescence, mes plus
belles années. Je me revois assis sur ce banc.
Là, près de l'arbre, un orchestre jouait
chaque soir. »
Petrinja
a été la dernière ville de Krajina à tomber entre
les mains croates, apparemment le seul endroit
où les Serbes ont opposé une résistance farouche
à l'armée de Zagreb. |
Drago retient ses larmes en égrenant
ses souvenirs. « La politique est une putain,
ajoute-t-il, songeur. Tant de haine, de gâchis,
tant de mensonges. » Drago n'est pas encore
heureux. « J'espérais d'autres sensations,
confie-t-il. Je n'arrive pas à trouver les mots
justes pour décrire ce que je ressens, mais
ce n'est pas ce que j'imaginais avant d'arriver. Peut-être
est-ce difficile d'être content parce que mon
frère jumeau, Ivo, est encore quelque part dans
une zone de combat. Lorsque ce sera fini, nous allons
revenir vivre ici. »
Les rues de Petrinja sont désertes.
La bataille de la veille n'a pas trop endommagé
la ville, à certains endroits déjà
abîmée par la guerre de 1991. En remontant
la rue principale, on s'aperçoit que chaque
recoin a été fouillé par l'armée
croate. Le sol de la boutique de vêtements pour
enfants est jonché de boutons. Dans le bureau
de l'avocate Ana Ercegovac ne restent plus qu'un registre
et une agrafeuse. Le magasin d'alimentation n'a pas
été complètement pillé
; les soldats n'ont pris que l'alcool et les produits
de première nécessité. Chez le
pâtissier, un essaim de mouches déguste
cinq parfums de glace fondue. Le seul commerce à
ne pas avoir été fracturé est
le bar Sifra. Sur la porte, on a eu la présence
d'esprit d'indiquer : « Propriétaire croate
! N'entrez pas ! Ivo Klaric. » Le miracle dure
toujours, les vitrines sont intactes et le bar Sifra
attend paisiblement le retour du cafetier.
Il y a aussi ce café-hôtel
dont la salle est transformée en chapelle orthodoxe.
« Les Serbes utilisaient cet endroit comme lieu
de culte, parce qu'ils étaient en train de restaurer
leur église », raconte un soldat croate
en faction de l'autre côté de la rue.
Tandis que la ville de Petrinja paraît avoir
été prise dans une sorte de tornade,
la chapelle est tranquillement installée. Sur
l'autel, icônes, croix et livres sont disposés
comme si l'office allait commencer. C'est la trace
la plus visible d'une certaine préparation,
par l'armée croate, de l'arrivée des
journalistes à Petrinja.
HERBES FOLLES
Tenue à l'écart durant
la bataille, la presse est désormais invitée
à visiter toute la Krajina. Elle y trouve toujours
des églises
orthodoxes en parfait état et est forcée
de constater que tel n'est pas le cas avec les églises
catholiques. A Petrinja, l'église Saint-Laurent
a été remplacée par un champ d'herbes
folles. Pas un mur, pas une pierre n'a survécu
à la volonté serbe de « purifier
» le pays. Entre les herbes, les Croates ont
déposé une Vierge et les soldats viennent
se recueillir.
Quatre religieuses déambulent
non loin de l'église disparue. Soeurs Antoneta,
Kristina, Radoslava et Darija sont venues de Zagreb
constater les dégâts. « Notre maison
est endommagée, mais nous allons la restaurer,
dit Antoneta. Il va également falloir reconstruire
l'église. Les gens nous ont promis de l'aide.
» Les quatre soeurs sont étonnées
que certains soldats les saluent si chaleureusement.
Elles réalisent soudain qu'ils étaient
leurs élèves au catéchisme, avant
la guerre. Les enfants de quinze ans sont devenus des
hommes de près de vingt ans, ils portent un
bandeau dans les cheveux, des lunettes noires et une
arme automatique en bandoulière. Les quatre
religieuses saluent de la main les convois de combattants
qui remontent la rue.
Tenue
à l'écart durant la bataille, la presse est désormais
invitée à visiter toute la Krajina. Elle y trouve
toujours des églises orthodoxes en parfait état
et est forcée de constater que tel n'est pas
le cas avec les églises catholiques. |
Aleksandra Ostoic, elle, embrasse presque
chaque soldat qui passe par là. La fougueuse
animatrice de Radio Petrinja n'est pas avare de ses
baisers aux vainqueurs. L'équipe de la radio,
réfugiée à Sisak de 1991 à
aujourd'hui, retrouve ses studios et ses disques. Le
drapeau croate orne déjà le mur. Dans
un tiroir, les fuyards ont abandonné toutes
les cassettes de chants guerriers serbes. « Evidemment,
nous allons garder précieusement ces documents
», précise Aleksandra, qui en parle comme
s'il s'agissait de traces préhistoriques. Radio
Petrinja devait reprendre ses programmes lundi soir,
dès que des câbles électriques
seraient disponibles. Entre Petrinja et Sisak, les
ouvriers s'agitent. Il faut rétablir l'eau,
l'électricité, le téléphone.
Les Serbes sont tous
partis, emmenant le strict nécessaire sur
les routes de l'exil. « Certains vieillards ont
préféré rester à Petrinja,
mais ils sont actuellement dans des camps de réfugiés.
Nous devons remettre la ville en état. Puis
nous les autoriserons à revenir », dit
un responsable local. Dans chaque appartement, des
visiteurs ont repéré les lieux. Parfois,
un message collé à la porte indique déjà
le nom du futur locataire, qui retrouve son foyer d'avant-guerre.
Partout, les Serbes ont abandonné leur matériel
militaire. Les chambres à coucher sont toutes
jonchées de treillis et de parkas kaki. Dans
chaque salon, il y a des munitions. Dans la maison
d'un combattant, un chat miaule doucement. Dans la
cuisine, drapeaux et médailles ornent les murs
jaunis. L'homme était un adepte de la guerre
et des concours de pêche. Le coucou de la pendule
sonne cinq fois, il est treize heures, l'ordre n'est
pas encore tout à fait rétabli à
Petrinja.
Rémy
Ourdan
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