Le
Monde,
16/08/1995
CROATIE
Lendemains
de victoire amers en Krajina
« Que la victoire
est belle », ont clamé les Croates
après la reconquête de la Krajina par
leur armée. La Croatie, meurtrie en 1991, a
longtemps porté le fardeau de la défaite.
Les morts, les disparus, les réfugiés
hantent toujours le pays et le contrôle de la
Krajina par les séparatistes serbes n'a jamais
été perçu comme un fait accompli.
Les Croates ont intensément désiré
cette revanche, et ils l'ont eue. Pourtant, si les
villages ne cessent de célébrer la victoire-éclair
des forces armées, si une atmosphère
euphorique s'est emparée de la province, la
capitale ne s'est pas prêtée aux manifestations
de ferveur nationalistes. La parade militaire prévue
à Zagreb samedi 12 août n'a pas eu lieu.
Il était certes peu délicat de fêter
l'indépendance de la Croatie, alors que la Slavonie
orientale est toujours contrôlée par les
armées serbes et que Dubrovnik subit actuellement
des bombardements sporadiques. Le président
Franjo Tudjman n'aurait pas été applaudi
dans ces régions s'il avait crié sa joie
trop tôt.
«
Il n'y a absolument aucune raison de pavoiser,
dit une femme croate. Nous avons perdu deux cents
jeunes hommes dans la bataille, et les cent cinquante
mille Serbes de Krajina sont partis. Je suis
triste face à cet exode, même si les Serbes nous
ont fait souffrir cent fois plus en quatre ans.
» |
L'autre raison de l'absence de festivités
officielles est peut-être l'atmosphère
qui règne à Zagreb. Après l'euphorie
vient la prise de conscience d'un immense gâchis.
Les Serbes ont brûlé les villages croates
de Krajina en 1991,
et les Croates ont fait subir un sort identique à
un certain nombre de maisons serbes. La région
est devenue une terre en ruine où personne n'aura
envie de se précipiter pour s'y installer à
nouveau. « Il n'y a absolument aucune raison
de pavoiser, dit une femme croate. Nous avons perdu
deux cents jeunes hommes dans la bataille, et les cent
cinquante mille Serbes de Krajina sont partis.
Je suis triste face à cet exode, même
si les Serbes nous ont fait souffrir cent fois plus
en quatre ans. » Les Croates, dont la plupart
se disent enchantés par la division ethnique,
sont intimement conscients que la fuite massive des
Serbes ressemble plus au départ de voisins qu'à
celui d'ennemis. La Krajina était une région
peuplée à 65 % de Serbes (80 % à
Knin et ses environs) depuis des siècles.
Les colonnes de réfugiés
sur les routes rappellent aux Croates leur propre exode
de 1991. Toutefois, il est peu fréquent qu'un
Croate tienne ce discours publiquement. Ses amis ou
ses voisins l'accuseront vite d'être un traître
et un défaitiste, même si eux-mêmes
sont secrètement d'accord. Ce type de comportement
est particulièrement fort dans les campagnes,
où chacun se doit de participer à la
fête de retour des combattants. L'euphorie est
visible au sein de la population rurale et, bien entendu,
chez les réfugiés, dont certains vont
retrouver leur maison. Chez les citadins, et notammment
les Zagrebois, on aurait plutôt envie d'oublier
la guerre au plus vite. « Il fallait récupérer
la Krajina un jour, car la Croatie en a un besoin vital,
commente un homme. Voilà, c'est fait. Très
bien. Maintenant, il faut tirer un trait sur le passé
et se remettre au travail... »
ENVISAGER L'APRÈS-GUERRE
La
fuite massive des Serbes ressemble plus au départ
de voisins qu'à celui d'ennemis. (...) Les colonnes
de réfugiés sur les routes rappellent aux Croates
leur propre exode de 1991. |
Quant à Franjo Tudjman, déjà
considéré comme le père par la
nation croate, l'offensive réussie lui a permis
d'être sacré roi. L'armée, les
réfugiés et les nationalistes en général
lui sont reconnaissants de ce succès politique
et militaire. Satisfaits, les « durs »
du régime sont bien à présent
sous le contrôle de la présidence. Ils
rappelleront simplement, de temps à autre, l'existence
de la Slavonie orientale, toujours occupée,
et de la mythique Vukovar.
En revanche, les électeurs libéraux pourraient
avoir envie de remplacer le président, maintenant
qu'il a tenu ses promesses, à l'occasion de
l'élection présidentielle de 1996. «
Pourquoi conserver au pouvoir un crocodile nationaliste
et septuagénaire si la guerre est finie et que
s'ouvre l'ère de l'expansion économique
et de l'éducation démocratique ?
», s'interroge un jeune Croate. M. Tudjman n'a
pas à craindre, a priori, les conséquences
d'un raisonnement que peu de citoyens feront. Mais,
après avoir contenté les va-t-en guerre,
il doit maintenant tenter de séduire ceux qui
souhaitent inventer la démocratie, la tolérance
et la paix civile.
Rémy
Ourdan
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Le Monde
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