Le
Monde,
25/06/2005
REVUE
DE PRESSE
UNION
EUROPÉENNE
La
Croatie s'interroge sur le bien-fondé de son entrée
dans l'UE
En
2004, 72% des Croates étaient favorables à l'adhésion.
Depuis les critiques de Bruxelles, en mars, sur le manque de coopération
avec le TPIY la défiance s'est instalée. Le double
rejet de la Constitution a confirmé les inquiétudes.
Les tergiversations de l'UE sont vécues comme une humiliation.
ZAGREB,
SPLIT - envoyé spécial
L'Union
européenne, selon Jelica Ivancic, c'est beaucoup
d'inconnues, trop pour une vie déjà ballottée
par les événements. Chassée en 1993 de Zenica,
en Bosnie, par les Musulmans, quand elle n'avait que 17 ans, la
jeune Croate a entamé une longue errance qui s'est achevée
derrière un modeste étalage de vêtements,
sur un marché de Zagreb. "Si un pays comme la France
exprime son mécontentement envers l'Europe, je ne vois
pas bien ce que nous pourrions y faire, s'inquiète-t-elle.
Nous sommes trop petits. Il vaut mieux que nous restions indépendants."
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En
2004, 72 % de la population croate se déclarait favorable
à une adhésion à l'UE. Aujourd'hui
ils sont à peine 50 % | LeMonde.fr,
25/06/2005 |
Naser
Sabani, d'origine albanaise, vivait à Zabreb quand les
frontières de l'ex-Yougoslavie se sont figées et
en ont fait un citoyen croate. Agé de 23 ans, le jeune
homme exprime également ses réticences envers l'intégration,
tout en servant ses fruits et légumes aux clients : "Les
prix vont augmenter et les salaires ne suivront pas, comme c'est
le cas en République tchèque ou en Slovaquie, assure-t-il.
Les étrangers sont en train de tout acheter chez nous."
Et de se demander si "nous ne pourrions pas exister par nous-mêmes
comme la Suisse".
La
jeune république croate ne sait plus quoi penser de l'Union
européenne. En 2004, 72 % de la population se déclarait
favorable à une adhésion. Des deux côtés,
une entrée rapide, peut-être avant la fin de la décennie,
semblait entendue. Mais, en mars, Bruxelles a ajourné les
négociations officielles avec le pays candidat. Raison
invoquée : le refus de la Croatie de "coopérer
pleinement" à livrer le général Ante
Gotovina, inculpé
en 2001 par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
de crimes de guerre contre des Serbes. Le militaire est ici considéré
comme un des artisans de l'indépendance.
POURQUOI SE NOYER DANS L'UE ?
Aussitôt, les sondages ont basculé, la cote de popularité
de l'Union passant sous les 50 %. Elle est à peine remontée
depuis. La défiance est entretenue par les propos contradictoires,
et ce qui est perçu comme une certaine condescendance des
dirigeants européens sur la poursuite de l'élargissement.
Autant d'éléments qui blessent les susceptibilités
et alimentent aujourd'hui un regain nationaliste.
"L'Union
européenne a fait de [Ante] Gotovina un héros national",
affirme le général Duro Decak, 54 ans. Cet ancien
civil a fait ses armes et gagné rapidement ses galons sur
le front de Vukovar pendant la guerre d'indépendance. De
son bureau aux murs couverts de photos et d'insignes d'époque,
il dirige aujourd'hui une association d'anciens combattants qui
revendique 250 000 membres. "La manière dont nous
considère aujourd'hui l'Europe ne va pas. Cela nous fait
mal d'être traités comme des êtres inférieurs.
Culturellement, la Croatie fait partie de la civilisation occidentale.
Nous appartenions à l'empire austro-hongrois. Nous avons
arrêté les Turcs" , explique-t-il, avant de
conclure : "La Croatie s'éloigne de l'Europe."
Devant
l'université de droit de Zagreb, Ivana Bos, 23 ans, ne
cache pas non plus son scepticisme : "Je n'aime pas cette
manière de nous regarder de haut, explique-t-elle. Nous
avons été soumis pendant des siècles, nous
avons obtenu notre indépendance, pourquoi se noyer dans
une Union qui ne nous laissera pas respirer ?" Une statistique
revient dans les discours et nourrit l'inquiétude : la
Croatie constituait 4 % de la population de l'empire austro-hongrois,
20 % de celle de la Yougoslavie et, avec 4,7 millions d'habitants,
formerait moins de 1 % de celle de l'UE.
L'idée,
évoquée à l'extérieur, de différer
l'entrée de la Croatie et de la lier à celle des
autres pays de la région est vécue comme une humiliation
supplémentaire. Dans son agence immobilière de Split,
Gordana Penic, 24 ans, se dit favorable à l'Union, mais
ne cache pas avoir été blessée dans son orgueil
national par les dernières tergiversations. " A l'extérieur,
on nous regarde toujours comme "les Balkans ", regrette-t-elle.
La Croatie se prépare depuis des années à
l'entrée dans l'Union quand les autres Républiques
sont trop occupées à survivre pour penser à
autre chose. Ce ne serait pas régulier de nous faire attendre."
Les Croates rappellent avec fierté que leur PIB par habitant
est supérieur à celui de la Bulgarie et de la Roumanie
et bien au-dessus de ceux des autres Etats de l'ex-Yougoslavie.
Dans
la région, les nerfs sont toujours à vif. Les relations
entre la Croatie et la Serbie se sont dégradées.
Stipe Mesic, le président croate, a ajourné une
visite prévue à Belgrade après que le gouvernement
serbe eut cautionné une réunion le 15 mai de Tchetniks,
mouvement extrémiste issu de la seconde guerre mondiale.
Les photos de ce rassemblement de plusieurs milliers de personnes
ont été largement diffusées dans la presse
croate.
A
Zagreb, devant le brasseur Ozujsko, une des grandes marques de
bière nationales, Ivica Kampic, 34 ans, attend de charger
son camion. L'homme s'est engagé volontaire pendant la
guerre. "Je me suis fait avoir" , juge-t-il, racontant
comment il a vu certaines personnes s'enrichir. Ivica Kampic ne
croit pas à un retour des armes. "La seule guerre
aujourd'hui est économique et nous la menons chacun chez
soi" , explique-t-il. L'UE peut-elle aider à améliorer
la vie quotidienne et garantir ainsi la stabilité dans
la région ? "Avec elle, les gros vont également
essayer de manger les petits, pense-t-il. Mais plus tard, pour
mes deux enfants, peut-être que ce sera bon et qu'ils pourront
vivre en paix."
Benoît
Hopquin
La frénésie
touristique fait flamber les prix sur la "riviera" croate
ZAGREB,
SPLIT - envoyé spécial
Avec
5 835 km de côtes, la population croate a de tout
temps été exposée aux invasions. Aujourd'hui,
d'Istrie en Dalmatie, les "soudards" débarquent
en short et sac-banane contenant leurs précieuses devises.
En
2004, 8 millions de touristes étrangers ont visité
la Croatie. Cette activité a généré
4,7 milliards d'euros de rentrées et employé 130
000 personnes. Elle représente près de 20 % du PIB.
Les autorités escomptent une nouvelle augmentation de 2005,
alors que s'amorce la pleine saison. "Les chiffres des cinq
premiers mois et ceux des réservations sont extrêmement
encourageants" , assure Niko Bulic, directeur de l'Office
national du tourisme. Le pays a retrouvé le niveau de 1990,
quand l'ex-Yougoslavie attirait 9 millions de visiteurs.
M.
Bulic mesure le chemin parcouru. En 1992, sitôt proclamée
l'indépendance (en 1991), l'homme s'est retrouvé
chargé de relancer un secteur
vital. Ayant hérité de 85 % de la capacité
touristique de l'ancienne fédération, la Croatie
avait un besoin urgent de devises.
Mais,
en pleine guerre, alors que les télévisions montraient
des images du pilonnage de Dubrovnik par les troupes serbes, comment
vendre l'invendable ? "Nous n'avions rien, pas un poster,
pas une brochure, juste quelques cartes de la fédération
yougoslave" , se souvient M. Bulic, qui garde en mémoire
les visages sceptiques qu'il affrontait dans les salons professionnels.
En
1995, à la fin des hostilités, la Croatie accueillait
encore moins d'un million de touristes étrangers. "Il
nous a alors fallu travailler à changer l'image du pays"
, poursuit M. Bulic. Il a également fallu réparer
et moderniser une infrastructure d'accueil qui avait souffert
des combats. A Dubrovnik, 35 % des capacités restent encore
indisponibles.
DEUX
TOURISTES, UN HABITANT
Les plus fidèles, les Allemands et les Autrichiens, ont
été les premiers à revenir. Les Italiens
se sont aventurés à leur tour, attirés par
les prix abordables. Cet argument a également drainé
des cohortes d'Europe centrale, Tchèques, Slovaques et
Hongrois notamment.
Les
Français ont tardé à les rejoindre. Mais,
aujourd'hui, l'engouement est certain. 400 000 personnes ont choisi
cette destination en 2004, 600 000 sont attendus cette année.
"Ce sont des touristes plus curieux, qui aiment se déplacer,
connaître l'Histoire" , assure M. Bulic, un rien flatteur.
Mais,
pour pacifique et rentable qu'il soit, ce déferlement d'étrangers
ne va pas sans quelques inconvénients. La Croatie compte
aujourd'hui près de deux touristes pour un habitant. L'afflux
des visiteurs a fait flamber les prix. La côte est désormais
devenue inabordable pour une partie des Croates, qui doivent aller
chercher en Turquie ou en Bulgarie des plages à leur portée.
L'immobilier
a également flambé. Richard Edds, un Anglais spécialisé
dans la vente de propriétés de loisir, s'est installé
sur ce nouveau marché il y a trois ans. "Il y a peu
de produits, alors ils s'arrachent" , constate-t-il. Les
prix augmentent de 30 % à 50 % par an. Les
Français, qui se sont entichés de la région
et ne trouvent plus rien d'abordable sur leur côte, participent
à la ruée. Les gros investisseurs en revanche restent
timides. Le Club Med a ouvert une destination à Zadar.
Le groupe Accor est en négociation afin de poser un pied
dans ce nouvel eldorado.
Conscientes
des risques écologiques que peut générer
la spéculation, les autorités croates ont adopté,
en septembre, une réglementation, comparable à la
loi littorale française, pour limiter le bétonnage.
Le
gouvernement souhaite arriver à un optimum de 11 millions
de touristes en 2010 et travaille à améliorer le
standing plus que la capacité. "Quand les infrastructures
se seront améliorées, cette côte a le potentiel
pour devenir une nouvelle riviera" , assure Richard Edds.
L'endroit commence d'ailleurs à faire sérieusement
concurrence à ses rivales méditerranéennes :
après avoir drainé une partie de la clientèle
des plages espagnoles, elle attire maintenant des habitués
de la Côte d'Azur.
La
manne touristique a également quelques retombées
marginales chez les voisins des Balkans. L'aéroport de
Dubrovnik dessert également le Montenegro. Les touristes
de la côte dalmate poussent parfois jusqu'au pont de Mostar,
en Bosnie, titillés par la curiosité.
B.
H.
Stigmates
d'une guerre, en Krajina
KNIN (Croatie)
- envoyé spécial
Knin, des avis mortuaires sont affichés en plusieurs endroits
de la ville. A la forme des croix, les lecteurs distinguent les
Serbes orthodoxes des Croates catholiques. Les placards sont nombreux.
On meurt beaucoup à Knin. "Seuls les vieux sont revenus"
, explique Dragoljub Cupkovic.
Lui,
le Serbe, est toujours resté, avec sa femme Draga, une
Croate, même aux plus mauvais jours. Parce que tous deux
avaient confiance en l'âme humaine et ne pouvaient comprendre
jusqu'où irait cette haine entre deux peuples.
En
1991, la proclamation
d'indépendance de la Croatie provoque la sécession
de l'enclave de la Krajina, majoritairement peuplée de
Serbes : avec à peine 20 000 habitants, Knin devient la
capitale de cette république autoproclamée. Les
Croates sont chassés, leurs maisons brûlées.
En août 1995, l'armée
croate reprend le contrôle de la zone. Les Serbes s'enfuient.
Leurs maisons sont à leur tour brûlées.
Dix
ans plus tard, sur les 280 000 Serbes qui sont partis, moins de
100 000 sont revenus, ceux qui n'avaient plus le temps de refaire
leur vie ailleurs. Dans leur maison réhabilitée,
certaines familles ont retrouvé des Croates venus de Bosnie.
Le gouvernement croate a financé un important programme
de reconstruction.
Mais
les ruines parsèment la toujours la campagne, témoins
du conflit. Dragoljub a subi les pillages, la prison et un passage
à tabac qui l'a laissé avec des dents en moins et
une large cicatrice au cuir chevelu. A 54 ans, il survit dans
son appartement de 40 m2. Il vient seulement de retrouver un travail.
"Ici, on nous laisse les miettes" , assure-t-il. Malgré
leur passeport croate, ses enfants ont préféré
s'exiler en Serbie.
Le
témoin raconte le non-dit, l'animosité silencieuse
qui persiste entre les deux communautés. Aux dernières
élections municipales, les Serbes majoritaires ont vu leur
représentation réduite dans le conseil au profit
des Croates de Bosnie, explique-t-il. Depuis quelque temps, les
nationalismes s'exacerbent. "Les discours modérés
passent de moins en moins bien" , regrette-t-il.
Dragoljub
le Serbe est favorable à l'adhésion de la Croatie
à l'UE. "Notre minorité serait mieux protégée,
nous serions égaux en droit" , espère-t-il.
Un optimisme cependant tempéré : "Un passeport
européen changerait quelque chose dans mon âme mais
pas dans l'entourage. Ici la question reste : qui est mon voisin
?" Quand est évoquée la perspective que les
Républiques des Balkans se retrouvent toutes un jour réconciliées
au sein de l'Union, Dragoljub esquisse un sourire et répond
: "Le jour ne peut pas se lever avant l'aube."
B.
H.
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Le Monde
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