Le
Monde, 11/05/1991
YOUGOSLAVIE
Un entretien
avec le président de la Croatie
"
Une guerre civile serait une guerre contre notre démocratie
", nous déclare M. Franjo
Tudjman
Zagreb, envoyé spécial
" Existe-t-il actuellement un risque de guerre civile
en Yougoslavie ?
Je
suis l'un des rares à affirmer que ce sont ceux qui s'opposent
à une solution politique démocratique de la crise
qui essaient de nous faire peur en brandissant le spectre d'une
guerre civile. Ce ne serait d'ailleurs pas une guerre civile,
mais une guerre contre la Croatie démocratique.
Après
le compromis de la présidence collégiale yougo-
slave, le risque d'une intervention de l'armée est-il écarté
?
Non,
pas complètement. L'armée est toujours déployée
et sert les intérêts d'une politique qui n'est pas
en accord avec les aspirations de la Croatie, ni de la Slovénie.
Les mouvements de l'armée nous inquiètent mais sont
sans perspectives. Le peuple entier a arrêté spontanément
une centaine de chars en Herzégovine et dans l'ouest de
la Bosnie. (...) Une intervention militaire ne ferait qu'aggraver
la situation et accélérer la désintégration
de la Yougoslavie et de l'armée elle-même, si elle
tentait d'entamer les combats.
Sommes-nous
à une période cruciale pour l'avenir du pays ?
Oui,
absolument. La crise est à son paroxysme. L'action des
éléments grand-serbes et des terroristes tchetniks
en Croatie a pour seul objectif d'aggraver la situation, de provoquer
la guerre civile, l'intervention de l'armée et d'établir
l'état d'urgence, afin d'empêcher le Croate Stipe
Mesic de remplacer, selon le principe normal de rotation annuelle,
le Serbe Borisav Jovic à la tête de l'Etat yougoslave.
Cette politique a échoué et intensifié la
crise, mais, en même temps, elle nous rapproche du dénouement
auquel nous devons aboutir, compte tenu de la résolution
de la Slovénie et de la Croatie de défendre leur
souveraineté.
Si
M. Mesic remplace finalement M. Jovic le 15 mai, pensez-vous que
la Croatie sera sauvée ?
En
effet, la perspective de voir l'arméecontre la démocratie
en Croatie et en Yougoslavie sera sensiblement réduite...
"
Le complot échouera "
La
Croatie est-elle l'objet d'un complot ?
Oui,
on le voit bien dans les déclarations non seulement des
tchetniks mais aussi dans celles des leaders serbes. Ils veulent
chasser les Slovènes de la Yougoslavie pour pouvoir ensuite
s'en prendre à la Croatie, afin, comme l'a dit M. Seselij
[le numéro un tchetnik] de " l'annexer ". Il
est évident que ce complot échouera grâce
à la préparation des autorités croates et
à la détermination du peuple croate. N'oublions
pas non plus que la politique grand-serbe et les restes de l'ancien
régime communiste, ne sont pas suffisamment puissants pour
imposer leur volonté, même par la force, car l'armée
yougo- slave, qui n'est pas unie, sera inefficace.
Comment
sortir de l'impasse actuelle ?
Belgrade sera forcé d'accepter une union d'Etats souverains,
ou bien les Républiques yougoslaves se sépareront.
Il
y a eu apparemment des provocations de la part des extrémistes
serbes. Mais pouvez-vous contenir également les extrémistes
croates ?
Jusqu'à
présent, dans l'ensemble, nous avons tout de même
réussi à les contenir. Des éléments
extrémistes, il y en a partout, dans tous les peuples du
monde. Mais si nous réussissons à opérer
des changements et à résoudre démocratiquement
la crise, nous réglerons facilement ce problème.
Aujourd'hui, l'important en Croatie, c'est que, depuis le meurtre
des douze policiers croates à Borovo-Selo, un grand nombre
de Serbes qui vivent dans notre République condamnent la
politique extrémiste serbe et déclarent leur loyauté
envers les autorités croates. C'est un facteur très
positif, qui montre que l'extrémisme serbe en Croatie ne
jouit pas du soutien de la majorité des Serbes de notre
République.
Quelles
sont vos relations avec le président de Serbie ? Etes-vous
prêt à de nouveaux tête-à-tête
?
Après
les récents incidents et les actions terroristes dirigées
contre les autorités croates, nous ne poursuivrons le dialogue
que si les Serbes soumettent des propositions positives. Nous
avons toujours accepté le dialogue en vue d'aboutir à
une solution démocratique. Je rencontre M. Milosevic car
il représente la Serbie. Mais il est regrettable que des
groupes extrémistes tchetniks s'infiltrent en Croatie et
qu'un ministre serbe soit venu en compagnie de M. Vojslav Seselij
dans notre République. Il existe un lien entre le pouvoir
serbe et la politique extrémiste ; le but est de renverser
à tout prix la démocratie en Croatie et à
remettre en question l'intégrité de notre République.
C'est pourquoi nous avons accepté le dialogue pour leur
prouver que c'est une folie qui ne fait que creuser l'abîme
et aggraver la crise. L'accord signé le 9 mai par la présidence
fédérale témoigne peut-être d'une certaine
détente et montre que les Serbes seront finalement forcés
d'entamer le dialogue et de rechercher une solution qui convienne
à tous.
Quel
a été le résultat des négociations
directes entre les présidents des six Républiques
sur l'avenir de la Yougoslavie ?
Elles
n'ont pas abouti à une véritable solution, mais
elles n'ont pas pour autant été inutiles. Le fait
de s'être rencontrés a permis d'échanger nos
points de vue et de connaître la position de chacun. Par
le dialogue, nous avons tenté d'écarter les prétentions
hégémoniques de certains cercles politiques serbes.
La sixième rencontre, la semaine prochaine à Sarajevo,
devrait nous permettre d'ébaucher les voies possibles du
dénouement.
Un référendum aura lieu le 19 mai en Croatie.
Certains vous reprochent que les questions posées n'offrent
pas la possibilité de se prononcer pour la " sécession
" de la Croatie.
Oui,
certains nationalistes croates extrémistes, ceux qui ne
voient pas qu'en politique, il faut agir avec mesure. Je pense
que la majorité des Croates voteront pour une Croatie souveraine
et autonome, pouvant s'unir avec d'autres Républiques _
seulement si cela est possible et sans y être obligée.
Par ailleurs, nous donnons la possibilité aux Serbes de
Croatie, qui représentent environ 11 % de la population,
d'accepter une formule qui garantisse leurs droits civiques et
démocratiques en coopération avec la Serbie si celle-ci
accepte. Le choix, par conséquent, est suffisamment large
pour convenir aux Croates qui prônent la souveraineté
et l'autonomie, et aux Serbes, ainsi qu'à tous les autres
citoyens de la Croatie.
Etes-vous
prêt à faire des concessions ?
Nous
en avons fait puisque nous sommes pour une union d'Etats dans
le cadre de la Yougo- slavie. Nous avons accepté un compromis
puisque nous ne demandons pas au référendum l'indépendance
de la Croatie, comme l'ont fait les Slovènes dans leur
République. "
FLORENCE
HARTMANN
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