Le
Monde,
24/02/1995
INTERNATIONAL
Zagreb est décidé à renvoyer les
« casques bleus » déployés
sur son sol
Le
président Tudjman propose que les forces de
l'OTAN se positionnent aux frontières reconnues
de la Croatie
Décidée
à rétablir son autorité sur les
régions de Krajina, aux mains des Serbes sécessionnistes,
la Croatie n'autorisera pas le renouvellement, le 31
mars, du mandat des « casques bleus » déployés
sur son sol. Les autorités de Zagreb tentent
de convaincre la communauté internationale que
le départ des soldats de la Forpronu ne signifie
pas qu'elles veulent reprendre la guerre. Le président
Tudjman a proposé récemment le déploiement
de forces de l'OTAN aux frontières reconnues
de la Croatie, afin d'isoler les « rebelles
serbes ».
L 'offensive croate est lancée.
Après trois années de statu quo,
durant lesquelles les séparatistes serbes, qui
se sont adjugé vingt-cinq pour cent du territoire
de la Croatie, n'ont cessé de répéter
que leur seule volonté est de s'unir avec la
Serbie, Zagreb a repris l'initiative en réclamant
le départ des « casques bleus »
après le 31 mars prochain, date de l'expiration
du mandat de la Forpronu. L'objectif de la Croatie
est, à terme, de rétablir son autorité
sur les territoires de la « République
serbe de Krajina » (RSK) autoproclamée.
Quelle que soit la méthode qu'ils choisiront,
la force ou la négociation, les Croates estiment
de toute façon que la présence de la
Forpronu représente un obstacle majeur pour
une réintégration de la RSK dans le giron
de la Croatie. Car, déployés depuis trois
ans le long des lignes de front, les « casques
bleus » contribuent, en veillant à l'application
du cessez-le-feu, à « entretenir l'illusion
des rebelles serbes qu'ils ont un Etat ». La
décision croate de renvoyer la Forpronu provoque
l'émoi des diplomates et des militaires étrangers,
qui estiment qu'en cas de retrait des forces des Nations
unies un nouvel embrasement serait inévitable.
Déployés
depuis trois ans le long des lignes de front,
les « casques bleus » contribuent, en veillant
à l'application du cessez-le-feu, à « entretenir
l'illusion des rebelles serbes qu'ils ont un
Etat ». |
La Croatie a-t-elle donc les moyens,
trois ans après la déroute, de s'offrir
un nouveau conflit ? « Certainement pas, répond-on
en choeur à Zagreb, Sauf si... » Sauf
si les sécessionnistes serbes s'entêtaient
à refuser la tutelle croate, et qu'ils soient
peu à peu lâchés par une Serbie
étranglée par les sanctions. Les déclarations
actuellement apaisantes des Croates, après l'émoi
provoqué par la décision de renvoyer
les « casques bleus » dans leurs chaumières,
paraissent sincères. Zagreb veut convaincre
la communauté internationale que le départ
de la Forpronu ne signifie pas forcément la
guerre, et que des étapes progressives peuvent
être envisagées avant la « réintégration
» de la Krajina. Economiquement exsangue, toujours
fragile militairement, la Croatie souffrirait terriblement
d'une reprise des combats. Sans compter que le pouvoir,
massivement soutenu par la population pour donner son
congé à la Forpronu, risquerait de l'être
nettement moins lorsque les premiers cercueils des
combattants morts seront de retour à Zagreb.
Le président Franjo Tudjman
le rabâche toutefois sans répit, la décision
de la Croatie est « irrévocable ».
Convaincus que les « casques bleus » permettent
aux séparatistes de survivre sous perfusion
internationale, grâce à l'aide humanitaire
et aux forces d'interposition, les Croates sont décidés
à se débarrasser des encombrants soldats
des Nations unies. M. Tudjman a proposé
récemment un déploiement de l'OTAN aux
frontières internationalement reconnues de la
Croatie, c'est-à-dire entre la « République
serbe de Krajina » et ses alliés serbes
de Bosnie et de Serbie. Zabreb estime que cette présence
servirait ses intérêts en isolant les
« rebelles serbes », tandis que la
présence de la Forpronu renforce ces derniers
en leur permettant d'être en contact étroit
avec Pale, le fief des Serbes bosniaques, et Belgrade.
« La Forpronu n'a réalisé
aucune des tâches que lui avait fixées
le Conseil de sécurité, et elle est devenue
le protecteur de l'agresseur », commente Zarko
Domjan, le président de la commission des affaires
étrangères au Parlement croate. «
La présence onusienne est utilisée par
les rebelles pour renier la Croatie, et cela est inacceptable.
Cependant, la Croatie ne recourra pas à la force
militaire, car il y a déjà eu trop de
destructions, trop d'invalides et de tués. La
guerre n'est pas dans notre intérêt, nous
aspirons à la paix et à la prospérité
», poursuit M. Domjan, avant de préciser
toutefois, le ton dur, que « l'ordre international
doit être rétabli, et les agents de la
purification ethnique punis ». « La réintégration
des territoires peut se dérouler sous contrôle
international, explique-t-il. Si des forces sont déployées
le long des frontières de la Croatie, nous pourrions
peut-être accepter que la Forpronu demeure sur
les lignes de front. »
ETRE SERBE EN CROATIE
La Croatie, qui se dit prête
à recourir à la force, craint cependant
une escalade de la violence dont la communauté
internationale lui imputerait la responsabilité.
Depuis plusieurs mois, un lent processus de normalisation
des relations économiques a été
engagé entre la Croatie et Knin, qui a permis
la réouverture d'une portion d'autoroute et
la remise en service d'un oléoduc. Les Serbes
de Krajina, dont le niveau de vie est très nettement
inférieur à celui des Croates, pourraient
être intéressés par une intensification
de ces échanges. Ils refusent toutefois catégoriquement
d'envisager de réintégrer la Croatie,
persuadés qu'ils seront traités, en tant
que minorité, en citoyens de second rang. «
La Croatie leur propose au contraire des perspectives
nouvelles, et notamment de sortir de la misère
sociale dans laquelle ils sont plongés »,
précise Ljubomir Antic, président de
la commission des droits de l'homme et des minorités
ethniques au Parlement de Zagreb. « Les Serbes
de Krajina doivent comprendre que seule la Croatie
leur permettra d'entrer dans l'Europe. Leur peur des
Croates est irrationnelle... » Trois ans seulement
après un conflit qui a engendré quantité
d'atrocités, les plaies ne sont cependant pas
cicatrisées. Ces souffrances encore vivaces
et la vague de ferveur nationaliste qui submerge la
Croatie sont autant de motifs d'inquiétude pour
les Serbes.
Les
Serbes qui, au début de la guerre, ont choisi
la Croatie plutôt que l'aventure indépendantiste
vivent cependant assez convenablement. Ils sont
ainsi plus de deux tiers à être restés dans le
camp gouvernemental, les indépendantistes de
Krajina ne représentant donc absolument pas tous
les Serbes de Croatie. |
Les Serbes qui, au début de
la guerre, ont choisi la Croatie plutôt que l'aventure
indépendantiste vivent cependant assez convenablement.
Ils sont ainsi plus de deux tiers à être
restés dans le camp gouvernemental, les indépendantistes
de Krajina ne représentant donc absolument pas
tous les Serbes de Croatie. Des problèmes de
respect des droits de l'homme sont certes régulièrement
soulevés par les organisations internationales.
Mais ils sont difficilement évitables après
le développement de la « haine du Serbe
» consécutive à la guerre de 1991.
Ces trois dernières années, des Serbes
ont ainsi été expulsés de leur
appartement par des réfugiés croates
revanchards, d'autres ont été écartés
de leur poste dans l'administration, mais la plupart
témoignent qu'il est toujours possible d'être
d'origine serbe et de vivre en Croatie, et que leur
situation s'est améliorée ces derniers
mois. L'inverse n'est, en revanche, pas envisageable,
les territoires sous contrôle des séparatistes
serbes de Krajina ou de leur cousins de Bosnie-Herzégovine
ayant été « ethniquement purifiés
» de toute présence croate ou musulmane.
Les Serbes de Krajina paraissent toutefois
être absolument décidés à
ne pas accepter la « réintégration
» prônée par les Croates. Leur mère-patrie
est la Serbie, ou plutôt la Grande Serbie. De
même, il refuseront sans aucun doute un déploiement
international le long des frontières administratives
de la Croatie, qui les couperait de cette Grande Serbie.
Ils ont récemment refusé d'examiner le
plan de paix conçu par le « Groupe Zagreb
4 » (Etats-Unis, Russie, Union européenne
et Nations unies), qui leur offre une large autonomie
et prévoit que les « casques bleus »
restent interposés durant les cinq prochaines
années.
LE DILEMME CROATE
« Nous sommes donc dans une
impasse, commente un officier de la Forpronu. La décision
croate semble irréversible dans le cadre de
notre mandat actuel, et les Serbes ne nous autoriseront
pas à appliquer un autre mandat. Nous risquons
donc de partir au printemps, laissant derrière
nous des zones vierges pour lesquelles les deux camps
s'empresseront de se battre. Les Serbes de Bosnie viendront
très probablement soutenir ceux de RSK, de même
que certaines unités de Serbie. Dans le même
temps, l'armée gouvernementale bosniaque profitera
de l'ouverture de ce nouveau front en Croatie pour
lancer des offensives. Et ce sera l'embrasement. »
Ce scénario-catastrophe paraît effectivement
être le plus plausible, sauf si les Croates acceptent
de nouvelles concessions. « Les diplomates se
trompent d'adresse, répond Drago Krpina, parlementaire
croate, chargé du comité pour la réintégration
pacifique. Ce n'est pas sur la Croatie qu'il faut faire
pression, mais sur les Serbes. Il faut menacer la Serbie,
car là se trouvent les vrais chefs. »
« Faire pression sur la victime encourage l'agresseur
», conclut-il.
La
plupart des Serbes témoignent qu'il est toujours
possible d'être d'origine serbe et de vivre en
Croatie, et que leur situation s'est améliorée
ces derniers mois. L'inverse n'est, en revanche,
pas envisageable, les territoires sous contrôle
des séparatistes serbes de Krajina ou de leur
cousins de Bosnie-Herzégovine ayant été « ethniquement
purifiés » de toute présence croate ou musulmane. |
Le Parlement et le gouvernement de
Zagreb reçoivent actuellement encouragements
et menaces destinés à faire évoluer
leur position. L'ambassadeur américain, Peter
Galbraith, s'est publiquement exprimé contre
un retrait de la Forpronu, avertissant les Croates
qu'ils n'auront aucun soutien des Etats-Unis en cas
de dérive guerrière. « Certains
ambassadeurs se comportent en gouverneurs »,
dénonce Zarko Domjan, exprimant le ras-le-bol
de la Croatie vis-à-vis des « conseils
amicaux » de l'Occident à un pays qui
aspire à rejoindre un jour la famille européenne.
Les Croates n'ont, apparemment, aucune intention de
modifier leur position sauf si la monnaie d'échange
est suffisamment satisfaisante pour convaincre leur
opposition publique d'attendre encore avant de récupérer
les « territoires occupés » et de
renvoyer les centaines de milliers de réfugiés
vers leurs foyers. La Croatie est prisonnière
de ce dilemme : soit le statu quo, qui risque de mener
à l'explosion sociale et à la perte définitive
des territoires de Krajina, soit l'étincelle
qu'est l'adieu à la Forpronu, accompagnée
du danger d'une épreuve de force à l'issue
incertaine.
Rémy Ourdan
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Le Monde
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