La doxa actuelle, soutenue par le TPIY, consiste
à juger à la même aune la Serbie et la Croatie
(les deux étant accusées d'"entreprise criminelle
commune") et à menacer cette dernière de retarder
son entrée en Europe si elle ne livre pas le général
Gotovina. Sous-jacente à ce point de vue dénégationniste
qui oriente la politique européenne : l'idée qu'il
ne faudrait pas "accuser tout un peuple" (entendre :
le seul peuple serbe).
Mais qui songe à accuser un peuple ? C'est
au contraire en refusant de reconnaître, au niveau international,
ce qui s'est passé que ce peuple continuera d'être
sur le terrain - et à juste titre, vu l'histoire récente
- l'objet de toutes les méfiances et de toutes les haines,
ce qui est évidemment très injuste pour les Serbes
qui se sont opposés à la politique criminelle de
Milosevic ! Et ce sont les tergiversations et les silences européens
actuels qui entretiennent, dans les Balkans, ce panserbisme négationniste,
raciste et guerrier qu'en 1933 Henri Pozzi comparait déjà
au pangermanisme.
Les sécessionnistes serbes de la Krajina
croate ne viennent-ils pas de créer, en Serbie, un "gouvernement
en exil" sans que les politiques serbes ou européens
y trouvent à redire ? Et le Parlement serbe n'a-t-il pas
décidé, le 21 décembre, de donner les mêmes
droits (pensions, médailles...) aux partisans antinazis
et aux tchetniks collaborateurs qui entretiennent la légende
de leur pseudo-résistance, sans qu'aucune chancellerie
européenne réagisse ? Imaginerait-on, en France,
reconnaître officiellement les mêmes droits à
la Résistance et à la Milice ?
Non, bien sûr, il ne s'agit pas d'accuser
l'ensemble d'un peuple dont Pozzi disait déjà en
1933 qu'il était peu et mal informé et se laissait
mener par une clique criminelle. Mais l'histoire se répète...
en se déplaçant. Cette guerre-ci fut une terrible
répétition, articulée sur le déni
(partagé par les Serbes et les dirigeants européens)
de la responsabilité de la Serbie dans l'extermination
des juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Les documents
publiés ne témoignent-ils pas que la Serbie fut,
en 1942, le premier pays d'Europe judenrein, avec l'aide très
active de ses propres fonctionnaires ?
Confrontés à cette répétition,
les politiques européens seraient fondés à
prendre aujourd'hui une position plus tranchée, à
défaut de quoi la guerre reviendra. Et ce n'est pas le
traité constitutionnel qu'on nous propose qui l'empêchera.
Souvenons-nous de la réconciliation franco-allemande :
n'a-t-il pas fallu que l'Allemagne soit défaite et confrontée
à l'horreur de la politique du IIIe Reich pour que le travail
de remise en question puisse commencer et pour voir émerger
des historiens d'une grande lucidité et d'une autre rigueur
?
Si nous voulons permettre une véritable
réconciliation croato-serbe, il faut, de la même
façon, reconnaître que la Croatie fut, au départ,
agressée par un Etat serbe décidé à
la "nettoyer ethniquement" pour agrandir son espace
vital, suivant une longue tradition historique qui s'illustra
avec une efficacité particulière pendant la seconde
guerre mondiale. S'en référer uniquement, pour juger,
au partage de la Bosnie imaginé par Franjo Tudjman et Slobodan
Milosevic, comme le fait le TPIY, dont les statuts n'ont malheureusement
pas retenu le crime contre la paix, c'est nier l'agression serbe
et la destruction de Vukovar, nier le fait que l'Europe a fermé
sa porte à la Croatie quand celle-ci l'appelait à
l'aide, en juin 1991, nier le soutien accordé au départ
par plusieurs Etats d'Europe à la Serbie de Milosevic,
c'est nier enfin le caractère criminel de l'embargo sur
les armes décidé par le Conseil de sécurité
de l'ONU, qui faisait naturellement le jeu de l'agresseur.
Si nous voulons que le travail du TPIY soit réellement
fondateur d'une réconciliation balkanique et d'une nouvelle
paix européenne, il est temps de lever les dénis
serbo-européens actuels et historiques.
De même que la France de Jacques Chirac
a reconnu le caractère criminel de la politique de Vichy,
que Franjo Tudjman avait reconnu de longue date le caractère
criminel de la politique oustacha d'Ante Pavelic, de même
la Serbie actuelle devrait reconnaître le caractère
criminel de la politique de Milan Nedic - général
nationaliste qui établit en 1941 un régime de collaboration
avec l'Allemagne nazie - et aider ainsi le peuple serbe à
se débarrasser de cette mythologie suivant laquelle les
Serbes auraient été des victimes "comme les
juifs" et n'auraient jamais rien fait aux juifs.
Ce mythe et ce déni-là, largement
utilisés par toutes les propagandes au cours de cette guerre,
sont encore si solides chez l'immense majorité des Serbes
qu'ils restent profondément inquiétants pour l'avenir.
Car le déni produit de la répétition. Forts
de ce savoir, l'Union européenne, le TPIY et l'ONU devraient
se concerter pour en favoriser le plus rapidement possible la
levée et permettre l'éradication du panserbisme,
comme fut sapée, par un long travail collectif, la mythologie
pangermaniste.
Favoriser l'émergence d'une nouvelle génération
d'historiens en Serbie, le travail historique commun entre jeunes
historiens serbes et croates, qui pourraient comparer ce qui s'est
pratiqué à Jasenovac en Croatie (dont tous les Croates
connaissent l'existence) et à Bajnica ou Sajmiste en Serbie
(que la plupart des Serbes ignorent encore), voilà à
quoi servirait la levée des dénis européens.
Si le TPIY ne contribue pas à lever ce
déni auquel il participe, tout son travail risque de manquer
son but. Après dix ans et 10 milliards d'euros dépensés,
la communauté internationale n'est toujours pas parvenue
à ce que les enfants serbes et croates apprennent une histoire
commune. Est-ce ainsi que l'on prétend construire la paix,
alors que les enfants nés à l'époque de Vukovar
ont 14 ans, ceux nés à Srebrenica au moment du génocide,
10 ans ?
Ce n'est pas en fermant les yeux sur nos responsabilités
dans les Balkans que nous construirons une Europe pacifiée.
Ne l'oublions pas : la France a collaboré, et plutôt
deux fois qu'une, malheureusement, puisque jusqu'à l'été
1995 elle a soutenu la Serbie. Elle n'a pas été
la seule. Mais sous prétexte que nos gouvernants ne veulent
rien en savoir, ni surtout en tirer les conséquences, nos
enfants en viendront-ils à dire : jamais deux sans trois
?
Louise
Lambrichs est écrivain