Le
Monde, le 16 octobre 1991
ANATOMIE
D'UNE AGRESSION
La démocratie européenne à lépreuve de la guerre contre la Croatie
Les
informations sur la situation dramatique en Croatie sont remplies
de vieux clichés, de demi-vérités et de fictions politiques qui
les rendent opaques et contradictoires. On parle encore d « affrontements
entre nationalistes serbes et croates », alors quil
sagit dune agression caractérisée, dune guerre
de conquête menée, à lintérieur dune fédération en
décomposition, par une république fédérée contre une autre. Lactuel
gouvernement serbe et létat-major de larmée dite « fédérale »
veulent réaliser soit une Grande
Serbie, soit une Yougoslavie dirigée par Belgrade et communiste
quant aux structures du pouvoir et au système économique.
Le premier
pas vers léclatement de la Yougoslavie a été accompli par la Serbie avec
le putsch en Voïvodine (1988), loccupation militaire du Kosovo et lannexion
de ces régions autonomes (1990). Les dirigeants serbes ont abandonné une partie
de la Constitution de 1974 tout en insistant sur la validité des autres parties.
Ils refusent la « confédération » au profit dune « fédération
forte », qui dans la langue de bois yougoslave désigne la domination
serbe dans toutes les républiques fédérées et lexploitation économique des
autres peuples.
Selon un
cliché éculé, le drame actuel serait un « conflit interethnique »,
consécutif à larrivée au pouvoir des adversaires du communisme et déclenché
par la « révolte spontanée des Serbes craignant dêtre massacrés
comme lors de la création de lÉtat indépendant croate en 1941 ».
Certains milieux serbes reprochent au gouvernement de M. Tudjman de navoir
fait aucun geste pour apaiser ces craintes. Et pourtant, dès les premiers jours,
ce gouvernement a offert à la minorité serbe
la vice-présidence du Parlement, la stricte égalité des droits civiques et un
rôle déterminant dans ladministration locale des communes à majorité serbe.
En Croatie
il y a 11,5 % de Serbes, dont un quart seulement se trouvent dans les 11
(sur 115) districts où ils sont majoritaires. Ils se sont indignés de ce que la
nouvelle Constitution définissait la Croatie, composée de plus de 75 % de
Croates, comme lÉtat « des Croates » et non pas « des
Croates et des Serbes ». Rappelons que la Serbie, comportant moins
de 67 % dhabitants serbes, est définie comme lÉtat exclusif des
Serbes. En fait, les Serbes de Croatie avaient des craintes dun tout autre
ordre : bien que représentant une minorité de moins de 12 % de la population
totale, ils tenaient plus de 40 % de postes de direction dans ladministration
et dans léconomie du pays et plus de 70 % des emplois dans lappareil
répressif du régime communiste.
Laction
des « autonomistes » serbes nest pas une « réaction
spontanée » à une prétendue persécution : elle a été préparée de
longue date par des politiciens de Belgrade comme une étape vers la réalisation
de la Grande Serbie, et ses modalités dexécution ont été prévues dès la
fin des années 80 par divers documents, notamment par le Mémorandum de lAcadémie
serbe des sciences. Dès la victoire électorale des démocrates en Croatie, des
troubles y ont été organisés par le pouvoir de Belgrade, resté aux mains des communistes.
A son instigation, certains Serbes de Croatie ont refusé de reconnaître la nouvelle
administration et commis des actes de vandalisme.
Alors que,
pour préserver la paix, le gouvernement croate renonçait à prendre contre eux
les mesures courantes de police, des fonctionnaires et des civils croates ont
été tués et blessés, souvent de dos, victimes de guet-apens. Des terroristes sont
venus de Serbie et de létranger, mercenaires et en bonne partie anciens
criminels de droit commun, dotés darmes très perfectionnées. Des milices
se sont constituées illégalement et ont pris le nom de tchetniks, nom de sinistre
mémoire pour les populations non serbes. Larmée « fédérale »,
ayant désarmé auparavant la défense territoriale croate, leur donne les armes
et les protège. Ces tchetniks ont tout fait pour exaspérer la population croate.
Le stéréotype « collabos » contre « résistants »
Belgrade
espérait une réaction violente qui aurait après coup justifié son action. Comme
au Kosovo, on parlait des dangers auxquels était exposée la minorité serbe, et
pourtant les victimes étaient toujours les autres. La Croatie fut prise en tenaille
entre les guérilleros « autonomistes » et larmée « fédérale »
censée arbitrer les « incidents » dont elle avait elle-même
conçu le scénario. Grâce à lécrasante supériorité de leur armement, les
unités de cette armée, tels des pompiers pyromanes, ont systématiquement grignoté
les territoires de la Croatie et imposé une administration en marge de lordre
constitutionnel, tandis que leurs chefs gagnaient du temps en signant des accords
quils navaient pas la moindre intention de respecter.
A Borovo-Selo,
près de Vukovar, puis à Struga, à Kozibrod, à Dalj, les tchetniks ont massacré
des personnes sans défense (civils et policiers faits prisonniers) dune
manière particulièrement sauvage, sans exemple dans lhistoire européenne
de laprès-guerre (yeux arrachés avant lexécution, mutilation et assassinat
au poignard et à la hache). Si les autorités croates ont réclamé désespérément
des observateurs européens dans les zones « chaudes », les
responsables serbes nont jamais accordé aux témoins étrangers laccès
aux villages où ont été commises ces atrocités. Les Serbes ont tiré sur les journalistes
et ont abattu deux cameramen. Aux images diffusées par la télévision de Zagreb
qui prouvent la réalité de ces crimes récents, la télévision de Belgrade réplique
par des documents iconographiques datant de la deuxième guerre mondiale !
Les prélats
orthodoxes ont consacré lannée 1991 à la « revivification du
souvenir des martyrs serbes ». Ils prêchent la vengeance. Dans son
message pascal, le patriarche Paul exhorte ses fidèles à ne pas oublier que le
crime des Croates « est resté inexpié ». La presse française
rapporte, sans manifester ni indignation ni étonnement, que les Serbes, afin de
raviver les haines, déterrent les restes des victimes de la guerre. Que dirait-on
si un parti français décidait dexhumer les cadavres dOuradour-sur-Glane
et demandait lapplication de la loi du talion aux Allemands daujourdhui
? Cest pourtant ce que font les dirigeants serbes pour justifier leur agression
actuelle. Ils rappellent constamment les meurtres effectués il y a un demi-siècle
par les oustachis et citent des chiffres très fortement exagérés.
Les Croates
ont eu, eux aussi, de nombreuses victimes innocentes et ont souffert des horreurs
de la guerre comme les Serbes (voir le Monde du 12 avril
1991). Daprès les chiffres publiés par le Centre démographique de lInstitut
des sciences sociales à Belgrade, le nombre relatif de Croates en Yougoslavie
a baissé entre 1921 et 1948, tandis que celui des Serbes est passé de 38 %
à 41 %.
Dans un
État de droit, une politique de vengeance est inadmissible. Dailleurs, ladmettre
reviendrait à justifier les oustachis, car au temps de la dictature serbe, entre
1920 et 1939, plusieurs centaines de Croates ont péri dans les prisons, souvent
après des tortures. Trois députés, dont Stjepan Radic, le plus illustre homme
dEtat croate, ont été assassinés en 1928, en pleine séance du Parlement
de Belgrade.
Le stéréotype
selon lequel tous les Croates auraient été des « collabos »
et tous les Serbes des « résistants » ne
correspond nullement à la réalité historique. Si, en Croatie,
les oustachis de Pavelic étaient au service des occupants, en
Serbie le gouvernement de Nedic a collaboré avec une redoutable
efficacité, tout comme le parti antisémite de Ljotic et même,
très rapidement après la défaite, les tchetniks de Mihajlovic.
Dans les rangs des partisans
yougoslaves on comptait plus de Croates que de Serbes.
Tant que larmée passera pour « fédérale »...
La défense
des droits des minorités
serbes par le gouvernement de Belgrade serait plus crédible, si
elle nétait assortie de la négation des droits des minorités
en Serbie, notamment de lasservissement des Albanais au
Kosovo et des Musulmans au Sandjak. La poursuite des opérations
militaires dans des zones peuplées en majorité de Croates prouve
que le but poursuivi est la conquête des territoires. Ces territoires
nont jamais appartenu à la Serbie, mais Milosevic a bien
fait savoir en mars 1991 que « les frontières déterminent
les forts » et que les Serbes « sils
ne savent pas bien travailler, au moins savent bien se battre ».
Une vraie
guerre, limitée mais sanglante, a commencé au cœur de lEurope. Que
faire pour larrêter ? La mentalité des dirigeants serbes actuels est telle
quil ne faut pas compter sur labandon de leurs projets. Apprentis
sorciers, ils ont créé par leur propagande une situation qui les condamne à aller
toujours plus loin. Peut-être affecteront-ils de cesser les combats, mais ce ne
sera quune ruse, tout comme la signature des accords de Brioni et lacceptation
du cessez-le-feu du 7 août.
Le plan
de paix mis au point par les Douze le 27 août restera lettre morte si le non-respect
du cessez-le-feu nest immédiatement sanctionné. Mais comment le faire et
comment imposer les recommandations de la future commission internationale darbitrage
? Tant que la Yougoslavie restera une fiction du droit international, les mesures
économiques frapperont inévitablement tous ses peuples. Tant que larmée
passera pour « fédérale » et que le gouvernement de Serbie
ne sera pas tenu pour officiellement responsable des combats en Croatie, aucune
intervention diplomatique ne pourra garantir la paix.
Le déploiement
des forces européennes dinterposition à la frontière des deux républiques
sera accepté avec enthousiasme par la Croatie, mais difficilement toléré par la
Serbie. Placer ces forces entre les combattants signifierait reconnaître de facto
loccupation serbe dune partie vitale pour la survie de la Croatie.
Lhistoire récente nous enseigne quon ne peut assurer la paix en cherchant
le compromis avec lagresseur et en payant des primes politiques à la violence
et au non-respect des accords. Si lon accepte lannexion des territoires
croates à la Serbie, le conflit se déplacera en Bosnie, puis en Macédoine, et
se transformera en une lutte de partisans contre loccupant.
Appliquer
strictement le principe de non-ingérence, comme cela sest fait jusquà
présent, est une hypocrisie, car cette politique avantage le plus fort et revient
ici condamner les démocraties nouvelles désarmées face à lancien appareil
militaire communiste.
Si le monde
libre veut vraiment aider les jeunes démocraties et arrêter les ambitions des
dirigeants dun national-communisme qui est le dernier avatar du stalinisme,
il ne lui reste quun seul moyen : la reconnaissance immédiate de la
souveraineté des républiques yougoslaves qui le demandent (Slovénie et Croatie)
ou qui le demanderont, reconnaissance assortie, en vertu des accords dHelsinki,
de la garantie des frontières républicaines existantes.
Reconnues
comme États souverains, la Croatie et la Slovénie seront sujets de droit international
et comme tels pourront être aidés sans que soit enfreint le principe de non-ingérence.
La garantie internationale de leurs frontières rendra sans objet lactuelle
guerre de conquête. La Yougoslavie actuelle nest pas « eurocompatible »
; enchaînées par la force les unes aux autres, les républiques yougoslaves forment
aujourdhui, après le réveil des haines, un mélange tellement explosif que
ses conflagrations peuvent être différées mais non évitées. La reconnaissance
de la souveraineté étant inévitable, pourquoi attendre quelle soit payée
par une prix encore plus élevé en vies humaines ?
Mirko
Grmek
M.
Mirko Grmek est directeur détudes à lÉcole pratique des hautes études.
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