01/03/2004
LIVRE
Radovan
Ivsic, poète de l'amour fou et du rêve
« Poèmes » vient de paraître chez Gallimard
Le
recueil "Poèmes", édité
chez Gallimard, réunit la majeure partie des écrits
poétiques de Radovan Ivsic. Figure emblématique
du surréalisme en Croatie, installé à Paris
depuis 1954, il fut aussi un proche d'André Breton. Parmi
les morceaux choisis, dont certains ont été écrits
dans les années 1940 ou 1970, le lecteur (re)découvrira
avec bonheur dans ce recueil des textes comme Mavena,
Narcisse (inédit en français), Le
Puits dans la tour ou encore A.G.M., salut! et,
plus récemment, Brioni. Comme auteur dramatique,
Radovan Ivsic s'est fait connaître en France avec Le
Roi Gordogane (1943).
Avec
"Poèmes", qui rassemble le meilleur de la production
poétique de Radovan Ivsic écrite au cours des soixante-cinq
dernières années, c'est presque une anthologie que
lui consacre le célèbre éditeur de la Rive
gauche. On y trouve, d'une part, des textes croates traduits ou
transposés en français par l'auteur, comme Mavena
(1940) ou encore Narcisse (1941). Néanmoins, pour
ce dernier poème, dont les décrochages systématiques,
novateurs à l'époque, qui affectent les vers rendent
presque impossible de trouver un véritable équivalent,
sa version française, jusqu'ici inédite, est suivie
du texte original.
D'autre
part, sont repris ses écrits en français dont certains,
poèmes ou recueils, illustrés par Miró, Toyen,
Jean Benoît ou accompagnant les photos de Jindrich Styrsky,
ont été originalement publiés à tirage
limité et numéroté (Le Puits dans la
tour, 1967; Reprises de vue, 1999). Dans un style
différent, avec son énigmatique A.G.M., salut!
(1984), c'est bien sûr à l'écrivain croate
Antun Gustav Matos (1873-1914) qu'Ivsic rend hommage, reconstituant
la déambulation parisienne de cet infatigable passeur de
poètes français à Zagreb. Plus
près de nous, parmi ses tout derniers poèmes écrits
en français, se trouvent notamment Brioni et Echo
de Brioni (2001), dédiés à sa compagne
Annie Le
Brun.
La
plupart des textes y sont présentés dans leur ordre
chronologique, à l'exception de Remous, en toute
fin de recueil, qui réunit des fragments retrouvés
d'un vaste ensemble de textes automatiques écrits directement
en français entre 1940 et 1941 et peu après volontairement
détruits par l'auteur. Le
recueil est introduit d'une belle préface (voir extraits
ci-dessous) signée d'Etienne-Alain Hubert, un des grands
spécialistes du surréalisme, qui dirigea notamment
l'édition de la Pléiade du tome IV des oeuvres complètes
d'André Breton. Enfin, la lithographie que Joan Miró
a faite en 1960 pour l'édition originale de Mavena
est reproduite en frontispice du volume.
RADOVAN
IVSIC |
Poète
et auteur dramatique, né en 1921 à Zagreb, Radovan Ivsic
a réussi à être interdit aussi bien pendant l'occupation
allemande que par le régime titiste. C'est en effet en 1945
que les chantres du réalisme socialiste, renforcés par les
premiers surréalistes yougoslaves tour à tour devenus staliniens
et/ou titistes, lui ferment pour trente ans les portes du
théâtre. Sa poésie connaît le même sort, bien que son poème,
Narcisse, ait été saisi en 1942 par le régime oustachi
comme symbole de l'art décadent. Du coup, il devient essentiellement
traducteur, non seulement des Confessions de Jean-Jacques
Rousseau, du Dom Juan de Molière, mais aussi de
Maeterlinck, Marivaux, Mérimée, Apollinaire, Giraudoux,
Ionesco, Breton, Césaire...
En
tant qu'auteur dramatique, il a écrit, entre 1941
et 1956, de nombreux textes de théâtre dont
le plus connu est Le Roi Gordogane (1943), cité
par André Breton comme une date notable dans les
éphémérides surréalistes. On
lui doit également parmi d'autres Aiaxaia ou
le Pouvoir dire.
En
1954, il parvient cependant à gagner Paris où il vit depuis
lors et où, sur l'invitation d'André Breton et de Benjamin
Péret, il a participé à toutes les manifestations du mouvement
surréaliste. À partir de là, il écrit presque exclusivement
en français.
Avec
les années 1970, l'oeuvre de Radovan Ivsic est peu à peu
« réhabilitée » en Yougoslavie sous la pression
des jeunes générations qui choisissent même le nom d'une
de ses pièces, Gordogane, pour titre de leur revue.
Un peu avant la publication de son théâtre, paraît, en 1974,
Crno, un important choix de ses anciens poèmes.
C'est par cet ensemble, augmenté de ses textes poétiques
écrits à Paris, que commence la publication en français
de l'oeuvre de Radovan Ivsic.
Plusieurs
de ses poèmes inspirèrent des peintres célèbres.
Ainsi Miró illustra son poème Mavena paru en France
en 1960. A l'inverse, dans Le Puits dans la
tour publié en 1967, c'est Ivsic qui "met
en mots" les douze encres de Chine que lui donna Toyen. |
Extrait
de la préface
par Étienne-Alain
Hubert
"Cet
homme de grand conseil [...] à la vaste culture,
au savoir sans frontières, ce polyglotte qui, durant les
années de glace du régime de Tito, vécut
de ses traductions des grands auteurs, seule activité que
les autorités toléraient de sa part, est capable
d'écrire des poèmes aussi bien en français
qu'en croate. Et nul doute que la richesse de vocabulaire et la
qualité sonore du langage natal aient fait partie des expériences
premières qui dictent leurs exigences à une vie
d'écrivain. Du beau nom de Mavena, adjectif ancien
qui signifie mauve, il a renoncé à chercher
un équivalent satisfaisant en français ; [...] Il
aime évoquer les ressources du croate, où existent
un nom et un verbe pour dire le bruit particulier que fait le
vent dans les arbres".
"On
ne sera pas surpris que, quand il s'agit pour Radovan Ivsic de
traduire la partie de son oeuvre écrite dans une langue
fondée sur un système de déclinaisons et
économe en verbes, il soit conduit à chercher longuement
et parfois désespérément dans le français
des équivalences qui permettent que les noms, tout en conservant
leur densité de contenu et de suggestion, ne soient pas
emprisonnés dans l'armature de nos prépositions
ni piégés dans l'appareil logique de notre système
verbal. Résultat auquel son exceptionnelle maîtrise
des deux langues lui permet d'accéder avec bonheur.
"Quiconque
lit les poèmes de Radovan Ivsic en français est
frappé par le dépouillement de la syntaxe, d’où
naît l’impression qu’une sorte de vide entoure
les mots, leur conférant une capacité maximale d’irradier
autour d’eux. Bien que souvent choisis parmi les plus courants,
les vocables en reçoivent des résonances illimitées
; les phrases s’égrènent une à une
comme si elles étaient énoncées dans le silence
nocturne ; En outre, faisant entendre un langage d’espace
autour du langage des mots, des dispositions typographiques variées
ont en commun la propriété de ménager de
grandes plages de blanc dans la page, qui parfois n’accueille
plus que quelques lignes incandescentes, comme dans l’admirable
« Mavena ». Le miracle est alors qu’isolées
les unes des autres par ces traces de l’inconnaissable,
les phrases imposent au lecteur avec une autorité souveraine
la richesse de l’univers secret dont elles sont issues."
"[...]
Que l'on sache seulement que Radovan Ivsic était à
ses côtés à Saint-Cirq-la-Popie durant le
dernier été de son existence, qu'il lui montra Le
Puits dans la tour tout juste achevé, et que Breton
aima ces textes. Lisez attentivement cette prose magique, saisissante
échappée sur la passion à l'état naissant."
POÈMES
Préface
d'Étienne-Alain Hubert, 256 pages + 2 p. hors texte,
1 ill., 140 x 205 mm. Collection blanche, Gallimard -poes. Parution
: janv. 2004. 23,00 €
Bibliographie
En
français
AIRIA,
Éditions J.-J. Pauvert, Paris, 1960.
MAVENA,
avec une lithographie de Joan Miro, Éditions surréalistes,
Paris, 1960; Éditions Maintenant, Paris, 1972.
LE
PUITS DANS LA TOUR (avec Toyen : Débris
des rêves, 12 pointes sèches), Éditions surréalistes,
Paris, 1967.
LE
ROI GORDOGANE (avec une pointe sèche et
6 collages de Toyen), Éditions surréalistes, Paris,
1968.
LA
TRAVERSÉE DES ALPES (en collaboration avec
Annie Le Brun et Fabio De Sanctis), Éditions Mainenant,
Rome, 1972.
LES
GRANDES TÉNÈBRES DU TIR (avec Toyen
: Tir, cycle de 12 dessins), Éditions Maintenant, Paris,
1973.
TOYEN,
monographie, Éditions Filipacchi, Paris, 1974.
AUTOUR
OU DEDANS, Éditions Maintenant, Paris,
1974.
QUAND
IL N'Y A PAS DE VENT, LES ARAIGNÉES...
Contre-moule, Paris, 1990.
REPRISES
DE VUE (avec 13 photographies de Jindrich Styrsky,
Strelec, Prague, 1999.
En
croate
NARCIS,
Zagreb, 1942 (interdit).
TANKE,
Zagreb, 1954.
CRNO,
Liber, Zagreb, 1974.
TEATAR,
CeKaDe, Zagreb, 1978, 2e édition augmentée NZMH,
Zagreb, 1998.
BUNAR
U KULI, Graficki Zavod Hrvatske, Zagreb, 1981.
U
NEPOVRAT, Graficki Zavod Hrvatske, Zagreb, 1990.
U
NEPOVRAT, OPET, NZMH, Zagreb, 2002
CRNO
I CRNO, Matica hrvatska, Zagreb, 2003.
En
édition bilingue
POEZIJA/POÉSIE,
Matica hrvatska, 1999, 2° édition augmentée,
2002.
Revue de
presse
La
Quinzaine littéraire, 01/03/2004
(n° 872)
RADOVAN IVSIC
Une
vie pour s'égarer
par
Alain Joubert
«
La poésie s'écrit avec l'alphabet des vagabonds
», énonce Radovan Ivsic. Il y a pour cela une
excellente raison : il n'existe pas de forme surréaliste
de référence en matière de création,
quelle qu'en soit la nature. Mais pourquoi « surréaliste
» ? Parce que ce serait faire injure à ce poète
né à Zagreb que de ne pas, d'emblée, reconnaître
en lui un surréaliste à part entière. Je
veux dire par là que s'il fut ce membre fervent du groupe
qui se réunissait autour d'André Breton jusqu'à
sa disparition en 1966, il demeure toujours l'un de ceux qui apportèrent
une couleur particulière aux activités poétiques
du mouvement, faite d'air et de feuilles, de femmes et de météores,
de sable et de lumière. Derrière Ivsic,
« les branches se referment
avec les plis du rêve »
et
si
«
elle n'a même pas besoin de se taire pour tout dire »
c'est
parce que
«
dès qu'elle désire se trouver quelque part, ses
mains
y sont déjà. »
On voit que la simplicité du langage manifeste ici une
claire volonté de ne pas imposer une image, contrairement
à ce que pensent ceux pour qui le surréalisme renvoie
poétiquement à quelque chose de figé, à
une forme idéologiquement dominante, donc restrictive,
à une perpétuelle imitation de lui-même.
Finissons-en une bonne fois pour toutes avec ceux-là, qui
transforment la poésie en langue de bois, de ce bois dont
il est, dès lors, facile de fabriquer des cercueils !
Est-t-il d'ailleurs légitime de parler de poésie
surréaliste et de placer sous cette même étiquette
à la fois Breton et Péret, Char et Artaud, Desnos
et Blanchard, Soupault et Bousquet, Eluard et Mayoux, Arp et Césaire,
Prévert et Tzara, Prassinos et Queneau, ou encore Jean-Pierre
Duprey, Magloire Sainte Aude, Gherasim Luca, Marianne Van Hirtum,
Yves Elléouët, Joyce Mansour, Guy Cabanel et, aujourd'hui,
Radovan Ivsic ? (1) Ces poètes, on le
sent aussitôt, ne sauraient fonder leur écriture
sur un même modèle, serait-il « surréaliste
», et le rôle qu'ils font jouer à l'image est
loin d'être identique chez chacun. Y-a-t-il même
toujours présence effective de l'image ? On vient
de voir que ce pouvait ne pas être le cas. Pour Ivsic, il
est primordial de « rendre le langage à sa vraie
vie (...) en se portant d'un bond à la naissance du signifiant
», ce que recommandait jadis Breton. Ainsi se place-t-il
en position de susciter l'image par induction, pour qu'elle se
forme - ou non - dans l'esprit du lecteur, au lieu de lui être
fournie, là, sur le papier, de manière irrévocable.
Une image à l'état latent se présente alors,
lentement, en aval du langage, permettant au lecteur
de la forger en partie par lui-même, de l'enrichir en la
clarifiant, de la faire passer magiquement de l'état d'évocation
à celui de révélation. Les objets,
les corps, les animaux, les végétaux interviennent
dans le mouvement poétique provoqué par
Radovan Ivsic, et c'est de leur authenticité même
que surgit la poésie :
«
Tranquillement assis sur les continents migrateurs de nos
bagages, nous n'avons pas besoin de porteurs. »
«
Pour échapper au nœud coulant des frontières,
adoptez le
pas de fox-trot des sauterelles. »
«
Nous sommes seuls comme les montagnes. »
«
Le poème n'a pas de mémoire », disait René
Char, tant il est vrai que ce qui prend forme dans l'espace intérieur
tient plus de la fulgurance de l'éclair que des chandelles
du souvenir. L'image n'a donc pas besoin d'être aux premières
loges, sinon un peu retrait, dans la pénombre, là
où seuls brillent les diamants. La modernité de
la poésie d'Ivsic est « hors du temps »,
je veux dire aussi définitivement éternelle qu'une
plume de Dodo. Ce qui la rend si particulière, c'est le
caractère déconcertant de l'humour qui l'accompagne,
c'est la fraîcheur de la vie qui y circule, c'est l'éblouissement
de la nature qui y fait son nid :
«
Elle plonge les bras dans l'eau pour s'endormir. »
«
Seule, elle ne sera jamais tout à fait nue. »
«
Citadine, elle a le secret d'ouvrir les cages. Avec le
premier tigre, elle descend dans le métro. Bientôt,
ils
sont dans le désert. Les ampoules s'éteignent
mais dans
le noir deux yeux verts ne tarderont pas à s'illuminer.
C'est l'éclipse, se dit-elle. »
Et si au lieu de parler de poésie surréaliste, il
convenait d'utiliser la formule « le surréalisme
et la poésie » comme, au bout du compte, André
Breton dut se résigner à le faire pour la peinture,
face à l'impossibilité de définir vraiment,
de limiter, ce qu'était la peinture surréaliste
? Finalement, les poètes qualifiés de "surréalistes"
se reconnaissent beaucoup plus à l'infinie capacité
d'invention dont ils font preuve, à la puissance de leur
imagination et, par dessus tout, à l'esprit de révolte
qui les animent. À leur humour aussi. Pas à la forme
qu'ils utilisent. Joé Bousquet disait que « la réalité
d'un objet ne se maintient qu'à travers ses métamorphoses
». À coup sûr, il en va de même concernant
la vérité poétique du surréalisme.
Jusqu'ici, il n'était guère facile de lire les Poèmes
de Radovan Ivsic, la plupart ayant été publiés
soit par des éditeurs relativement confidentiels, soit
avec un luxe extrême - et à peu d'exemplaires -,
l'un n'empêchant pas l'autre, évidemment. Prendre
l'exacte mesure de ceux-ci était donc délicat, la
rareté et la dispersion provoquant l'injustice. Il faut
se féliciter que Gallimard ait réuni cet ensemble
très euphorisant quant à l'idée que l'on
doit se faire de la poésie aujourd'hui, les « grands
dominants officiels » préférant, hélas,
se livrer à de tristes besognes laborantines qui assomment
leurs lecteurs aussi sûrement qu'une matraque électrique...
Un second volume consacré au théâtre d'Ivsic
est en préparation. Je suis certain qu'une fois connue,
l'une des répliques de son chef d'œuvre, Le Roi
Gordogane, deviendra vite un repère de brigands pour
initiés : « C'est mon champ, c'est mon écu
! ». Non, vous n'en saurez pas plus pour l'instant. Évidemment,
encore faudrait-il qu'un metteur en scène un peu curieux
se donne la peine de monter cette merveille de drôlerie...
Mais :
«
Il n'y a plus de distance / il n'y a plus de vent
il n'y a plus d'eau/ il y a le poids du monde. »
*
(1)
On notera que toute la fine fleur de la poésie française
est directement issue du surréalisme, ou de sa mouvance.
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