Libération,
12/06/2004
RENCONTRE
« Il va bien falloir se poser la question
de l'homme transgénique »
Miroslav Radman, biologiste, membre de l'Académie
des sciences, spécialiste de l'évolution
de l'ADN, estime que la meilleure façon de stimuler
la créativité dans le domaine de la recherche
est d'encourager la liberté d'esprit et d'accepter
le risque de l'égarement. Fidèle à
ses prises de positions peu orthodoxes, il n'hésite
pas, dans un long entretien accordé au quotidien
Libération, à bousculer quelques idées
établies.
Par
Corinne Bensimon
Vous
avez publié, avec l'immunologiste Jean-Claude
Weill, un article scientifique (1)
explorant la possibilité de créer des
hommes OGM. Est-ce sérieux ?
MIROSLAV
RADMAN |
Fils
d'un pêcheur de la côte croate, Miroslav Radman
est, à 60 ans, directeur de l'unité Inserm «Génétique
moléculaire évolutive et médicale», membre
de l'Académie des sciences et lauréat du
grand prix Inserm
2003 de la recherche médicale. Ses travaux
sur les mutations et la réparation de l'ADN lui
valent une renommée internationale. Son grand
projet, soutenu par plusieurs Nobel, est l'ouverture,
l'an prochain à Split, d'un laboratoire international
de biologie qu'il conçoit comme une «villa Médicis»
de la recherche. Selon un sondage de la station
croate Radio 101 cité en mai par la revue Science,
«Miro» est l'homme le plus populaire de Croatie,
après le président de la République, Stipe Mesic.
|
La
création d'individus transgéniques est
une question aujourd'hui taboue. C'est une de ces zones
investies par la peur, interdites à la réflexion
et, de fait, à la recherche. Notre idée
est qu'il s'agirait pourtant d'y réfléchir
librement, dès aujourd'hui, afin de poser les
questions scientifiquement et éthiquement pertinentes.
Cette technologie pourrait-t-elle résoudre des
problèmes majeurs de santé publique ?
Et si oui, est-on prêt à la refuser ?
Et pourquoi ? Dans cet article, nous nous sommes amusés
à explorer la perspective de rendre des individus
génétiquement résistants au cancer.
Le choix de cette maladie n'est pas anodin. Nos sociétés
vieillissantes vont être confrontées à
un nombre croissant de cancers, qui vont induire des
dépenses de santé insupportables si l'on
veut maintenir le principe de l'égalité
de l'accès aux soins. On peut réduire
l'exposition à des cancérigènes
tabac, pesticides, etc. Mais cette prévention
aura un impact limité. Car le cancer est une
maladie naturelle de l'organisme vieillissant.
Le
lien entre cancer et vieillissement est donc inscrit
dans les gènes ?
Certainement.
La nature l'indique : il n'y pas d'animaux sauvages
grisonnants et cancéreux car, dès qu'ils
vieillissent, ils faiblissent et entrent dans la chaîne
alimentaire. Mais dans les zoos, où ces animaux
vivent vieux, on observe des cancers. Ce phénomène
est logique au regard de l'évolution darwinienne.
La sélection naturelle porte sur la performance
reproductive l'avantage revient à l'organisme
qui a la descendance la plus nombreuse et la plus apte.
Elle ne s'intéresse pas à la longévité
de l'organisme au-delà de sa période
de reproduction. Si la vie continue depuis 3,5 milliards
d'années, c'est parce que les gènes sont
transmis. Peu importe que les corps vivent au-delà
de cette transmission. Le soma le corps, «l'individu»
n'est qu'un vecteur transportant des combinaisons
génétiques, via les cellules de la lignée
germinale (spermatozoïdes et ovules), vers la
génération suivante. C'est un outil à
usage unique, jetable, mortel. Résultat : c'est
comme s'il y avait, à la fin de la période
reproductive vers 45 ans dans l'espèce
humaine , un signal hormonal qui disait : «cet
organisme ne se reproduira plus, abandonnez la maintenance».
Alors, les cellules porteuses de mutations s'accumulent,
d'où les cancers !
Un
corps-outil, c'est dur à admettre...
«
L'accumulation des peurs face à de nombreux
domaines de recherches laisse présager
une culture humaine peu joyeuse, sans défis. »
|
Le
problème est que nous avons le cerveau, qui
nous fait dire : même si je ne me reproduis pas,
j'aime ma vie, j'aime et suis aimé à
50, 60, 80 ans, je veux vivre le plus longtemps possible.
Le biologiste Richard Dawkins l'a bien dit : nous sommes
la première espèce capable d'une rébellion
contre notre génome égoïste, entièrement
sélectionné pour sa seule perpétuation.
Aussi, les sociétés humaines se sont
engagées depuis longtemps dans la lutte pour
la survivance du soma, la prévention de la mort.
En 160 ans, on a gagné 40 ans d'espérance
de vie dans nos sociétés développées.
On a fait reculer la mortalité à la naissance
et on a allongé la durée de la vie au-delà
de la période reproductive. Au prix d'une augmentation
des cancers. Alors, nous posons la question : doit-on
s'interdire de modifier notre génome pour accroître
la résistance humaine au cancer, si on en a
les moyens un jour ?
Pourrait-on
le faire ?
Il
y a deux ans, des chercheurs espagnols ont obtenu une
souris transgénique résistante au cancer.
Ils ont inséré dans des cellules souches
reproductrices une ou deux copies supplémentaires
d'un gène connu chez les mammifères pour
être impliqué dans la résistance
au cancer, le gène P53. L'idée, suggérée
par Jean-Claude Weill, était la suivante : on
hérite toujours de deux copies d'un gène,
un de la mère, un du père. Si on avait
quatre copies de ce gène P53, au lieu de deux,
il faudrait, pour que survienne un cancer, qu'une copie
soit inactivée, puis une seconde, une troisième,
une quatrième. On gagnerait du temps. L'expérience
a vérifié cette hypothèse. Les
souris transgéniques espagnoles résistent
aux cancérogènes chimiques et aux irradiations
! Cette expérience est préliminaire.
Mais dans vingt ans, cent ans, la question de l'homme
transgénique va se poser. Et pas seulement pour
le cancer. Pour le sida, le paludisme, la tuberculose.
Car il existe, dans l'immense diversité génétique
humaine, des individus qui résistent à
ces maladies parce qu'ils possèdent un variant
de gène particulier, rare. On pourrait imaginer
de constituer un pool de ces précieux variants
et le mettre à la disposition du plus grand
nombre. S'interdira-t-on de le faire ? On a vu un enfant
demander des comptes au corps médical pour le
préjudice d'être né handicapé.
Lorsqu'on aura les moyens de prévenir des maladies
dans l'oeuf, de quel droit pourra-t-on refuser cette
prévention ?
A
l'heure où la modification génétique
des plantes fait si peur, pensez-vous qu'un tel projet
puisse être discuté sereinement ?
«
Il n'y a pas de guerre entre scientifiques
car si on ne croit pas en une idée,
on la teste. La religion, qui ne peut convaincre
par l'expérience, provoque des guerres. »
|
Ça
a l'air un peu fou, mais il faut rêver, c'est
ainsi qu'on avance. La recherche repose sur la liberté
d'esprit qui seule est source de créativité,
d'innovation. C'est cela qui m'intéresse dans
ce métier. Aujourd'hui, la recherche est sous
pression, on lui interdit ceci, on la dirige vers cela,
c'est contre-productif. Si la recherche sur les plantes
transgéniques n'avait été l'objet
d'une telle impatience commerciale, elle aurait pu
attendre, avant de présenter quoi que ce soit,
d'avoir des plantes vraiment intéressantes,
qui n'ont pas besoin d'engrais, ou de pesticides, et
il n'y aurait pas eu tant d'effroi. L'accumulation
des peurs face à de nombreux domaines de recherche
laisse présager une culture humaine peu joyeuse,
sans défis. Pire, on se focalise sur les risques
hypothétiques des hypothétiques innovations,
en négligeant les maux certains dont on souffre
: la mortalité automobile, la contamination
des eaux...
En
réponse à ces peurs, le principe de précaution
demande à la science de lever les doutes sur
l'innocuité des inventions qu'elle produit.
La recherche peut-elle apporter des certitudes définitives
?
Des
certitudes, oui. Définitives, certainement pas.
On vit tous les jours avec le doute dans la recherche.
Un bon chercheur doit se méfier des hypothèses
qui lui plaisent car ce sont des parasites intellectuels
potentiels. C'est parce qu'il doute qu'il soumet ses
hypothèses à l'expérimentation,
qui est la base de la connaissance. Cela ne veux pas
dire que je crois à l'objectivité absolue
de l'observation, car je sais qu'elle n'existe que
dans ma tête : ce n'est jamais qu'une image abstraite,
virtuelle, d'un phénomène réel.
Où
est donc alors la frontière entre connaissance
et croyance, science et religion ?
La
science serait une religion si le chercheur ne se rendait
pas compte que la connaissance est une représentation
virtuelle du monde. Parce que je sais cela, j'expérimente,
jusqu'à pouvoir prédire le phénomène
que j'étudie : si je fais ceci, il se passera
cela. Alors, j'ai une connaissance que je sais sujette
à évolution par les mêmes moyens
expérimentaux. C'est parce que la connaissance
est fondée sur l'expérimentation qu'il
n'y a pas de guerre entre scientifiques. Si je ne crois
pas à une idée, je la teste. Alors que
la religion induit des guerres. Comme on ne peut pas
faire d'expérience pour convaincre l'autre de
la justesse de son idée, on va se battre pour
la défendre. Ce que la recherche scientifique
peut apporter à la société, c'est
précisément la culture de la démarche
expérimentale, qu'il serait d'ailleurs intéressant
de répandre dans le domaine social et politique.
Cela va bien au-delà de sa mission de production
d'innovations technologiques médicaments
ou gadgets.
Néanmoins,
c'est cette mission-là qui est demandée
à la recherche. Comment l'optimiser ?
L'innovation
majeure, tout le monde le sait, n'est pas prévisible.
Becquerel et Curie n'ont pas prévu la découverte
de la radioactivité. Ils n'auraient pas pu inscrire
leurs travaux dans le cadre d'un «programme de
recherche» sur la radioactivité, le mot
n'existait pas. Ensuite, leur découverte a ouvert
une voie qui est devenue une «autoroute conceptuelle»
sur laquelle des milliers de chercheurs se sont engagés.
Cette autoroute est ce qu'on appelle en France un «axe
prioritaire de recherche» sur le cancer,
le sida, etc. que les labos doivent rejoindre
pour avoir de l'argent. C'est absurde. Sur ce genre
de voie tracée, votre avance dépend d'abord
des moyens financiers dont vous disposez. Or là,
les Américains ont une Ferrari, les Français
une deux-chevaux, les Croates une bicyclette. Il faut
être fou pour faire cette course. En revanche,
avec une deux-chevaux, on peut aller dans les broussailles,
découvrir un chemin inconnu, en amont des brevets.
On est condamné à l'innovation majeure.
C'est ce qu'il faut encourager : l'originalité.
Mais
concrètement, comment stimuler la créativité
?
En
risquant le gaspillage. Je citerais la métaphore
du système immunitaire qui doit affronter un
avenir incertain. Personne ne lui téléphone
en disant «prépare tel anticorps car
dans deux ans tu vas rencontrer la souche X de la grippe».
Alors, il génère, dans une vie humaine,
jusqu'à un milliard d'anticorps différents
dont peut-être seulement 0,01 % lui sera utile.
Quand on ne sait pas de quoi est fait l'avenir, ni
que chercher, il faut produire de la diversité.
Quitte à gaspiller, générer de
l'erreur. Tout le système vivant le dit : les
bactéries survivent parce qu'elles font de la
diversité, et elles font cette diversité
parce qu'elles font des erreurs en copiant leur ADN
le plus vite possible pour se multiplier le plus vite
possible. Pour un économiste, l'éloge
du gaspillage est abject. Mais la recherche n'est pas
économique. Elle avance aussi en faisant des
erreurs, c'est ainsi que Fleming a découvert
la pénicilline, et en gaspillant du temps à
jouer avec les idées. Le Nobel Max Perutz l'avait
bien compris qui organisait dans son laboratoire de
Cambridge de bons déjeuners afin de s'assurer
que les chercheurs allaient gaspiller du temps à
se parler. C'est dans cet esprit que j'ai lancé
le projet de laboratoire international à Split,
en Croatie. Je le conçois comme un bouillon
de culture scientifique, un lieu où seront accueillis,
pour quelques années, après sélection,
des porteurs d'idées originales et risquées,
des chercheurs jeunes et vieux, de disciplines différentes.
Le
temps peut être gaspillé utilement. Mais
les deniers publics ?
Avec
mon collègue François Taddei, nous avions
adressé un lettre à Claudie
Haigneré, lui proposant diverses mesures.
Je suis favorable à la création d'une
filière non fonctionnaire, à salaire
négociable. C'est la seule façon d'attirer
les meilleurs de l'étranger. Surtout, pour encourager
l'innovation majeure, il faut mettre en place un système
de récompense immédiate de la découverte
originale. Actuellement, l'évaluation du chercheur
passe par une lourde administration dont le jugement
repose à 95 % sur l'examen de la liste de ses
publications. La récompense (l'argent donné
au labo) tombe deux ans plus tard. Trop tard. Ceux
qui roulent en Ferrari sont lancés sur la voie
ouverte, ont pris les brevets... Nous proposons un
autre système : dès que le chercheur
reçoit l'accord d'une revue scientifique de
renom pour publier sa découverte, il en informe
le ministère qui lui donne immédiatement
une certaine somme, selon le prestige de la revue,
lui permettant de poursuivre ses travaux. Cette idée
était en germe dans le testament d'Alfred Nobel.
«Le prix récompensera l'innovation
la plus importante de l'année écoulée,
avait-il écrit. Paradoxalement, il ajoutait
: ... et qui a le plus grand bénéfice
pour l'humanité.» Ce qui apparaît
longtemps après. De fait, les Nobel vont rarement
à des moins de 40 ans. C'est pourtant de cette
confiance-là qu'a besoin la recherche.
(1)
«How good is our genome ?», in Philosophical
Transaction of the Royal Society.
©
Libération
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