18/06/2004
CONFÉRENCE
Vie et Poésie de Tin Ujevic
Le
phonéticien de renom et traducteur français d’origine
croate, Jugoslav Gospodnetic, donne une conférence
consacrée à Tin Ujevic (1891-1955), l’un des plus grands
poètes croates du XXe siècle, à l’invitation de l’AMCA,
l’association des anciens étudiants des universités
croates. Ecrivain-bohême, monstre sacré du Parnasse
croate, Ujevic a vécu à Paris de 1913 à 1919. Etabli
en France depuis près d’un demi-siècle, Jugoslav Gospodnetic,
né à Sibenik en 1919, a notamment traduit
en français le recueil « Poèmes » d'Ujevic (Paris,
1992).
Communauté
des franciscains
- Grande salle - 7, rue Marie-Rose, 75014 Paris
(M° Alésia). - Vendredi 18 juin 2004 à
19 h 30.
TIN
UJEVIC |
Né
en 1891 à Vrgorac, près d’Imotski, mort en 1955
à Zagreb, d’un cancer de la gorge. Ce poète eut
deux vies : tout d’abord révolutionnaire de la
génération des « poètes terroristes » après une
période de crise qui reste obscure et sur laquelle
sa biographie fait silence, Ujevic devient le
dernier des authentiques bohêmes. En 1913, fuyant
la police austro-hongroise, il se réfugie à Paris
où il reste jusqu’en 1919. Poète et essayiste,
Tin Ujevic est considéré par un grand nombre
de critiques comme le plus grand magicien de
la langue croate, comme l’homme qui réalisa la
synthèse du classique et du moderne. La vie du
bohême n’a aucune incidence sur la diligence,
sur l’assiduité de l’écrivain : ses œuvres complètes
comprennent dix-sept gros volumes, parmi lesquels
quatre livres de poésie. Essayiste et feuilletoniste
remarquable, il se distingue également comme
traducteur (Poe, Whitman, Verhaeren, Rimbaud,
Gide, Proust, etc.) Œuvres poétiques : La plainte
du cerf (1920) ; la médaille (1926) ; L’auto
au corso (1932) ; La cloche cédant à la tristesse
(1933) ; Poésies (1937) ; Gerbe (1950) ; Pierre
altérée à la source (1954) ; Gueule de bois et
vache enragée (1956). |
LAMENATION
QUOTIDIENNE
(Svakidasnja jadikovka)
Comme
il est dur d’être tout faible,
comme il est dur d’être tout seul,
et d’être vieux et d’être jeune
!
Et
d’être faible et sans forces,
et d’être seul, tout seul au monde,
et tout inquiet et sans espoir.
De
traîner sur toutes les routes
d’être écrasé jusqu'à
la boue,
sans l’étoile qui luise en ciel.
Sans
l’étoile du destin
qui brilla sur le berceau,
sans arcs-en-ciel ni illusions.
–
Mon Dieu, mon Dieu, rappelle-toi
les promesses si flamboyantes
qu’autrefois tu m’avais faites.
Mon
Dieu, mon Dieu, souviens-toi
et de l’amour, des victoires,
et des lauriers, et des cadeaux.
Et
sache que ton fils voyage
par cette vallée de larmes, le monde,
sur les ronces et sur les pierres,
en
errant et allant nulle part,
et ses pieds sont ensanglantés,
et tout son cœur blessé à mort.
JUGOSLAV
GOSPODNETIC |
Né
à Sibenik en 1919, Jugoslav Gospodnetic a fait
ses études à Zagreb. Diplômé de français, d'allemand,
de latin et de littérature sud-slave comparée
à la faculté des lettres de l'université de Zagreb,
il a étudié l'italien et le roumain à Rome de
1941 à 1945, avant d'enseigner à l'Ecole des
Arts dramatiques, puis à l'Académie des Arts
dramatiques de Zagreb. Chargé de cours à la faculté
des lettres de Zagreb (1952-60) et lecteur à
la faculté des lettres de Bordeaux (1955-57),
il quitte Zagreb en 1960 et se consacre à l'étude
des difficultés de l'enseignement de la communication
orale chez les enfants malentendants, notamment
en développant la méthode dite verbotonale inventée
par Petar Guberina. Entré au Centre de phonétique
appliquée de Paris en 1970 en tant que directeur
pédagogique, il y a fini sa carrière professionnelle
en 1984 comme directeur adjoint. Sa connaissance
profonde de la langue croate et notamment de
sa phonologie se reflète avantageusement dans
ses traductions françaises des grands auteurs
lyriques croates, lesquelles ont été saluées
par la critique. |
Et
tous ses os sont fatigués,
et son âme est attristée,
et il est seul, abandonné.
Et
il n’a pas de sœur ni frère,
et il n’a pas de père ni mère,
et pas d’aimée et pas d’ami.
Et
nulle part par personne ni rien
sinon l’épine dans son cœur,
sinon le feu qui brûle ses mains.
Et
seul tout seul il voyage
sous cet azur bien renfermé
devant l’immense obscurité.
Auprès
de qui se lamenter ?
Personne ne daigne l’écouter
même pas ses frères qui errent de même.
Mon
Dieu, qu’elle brûle ta parole !
Et que ma gorge est étranglée,
elle a envie de s’écrier.
Cette
parole est un bûcher,
c’est mon devoir de l’exprimer
sinon moi je prendrai feu.
Et
je serai un feu de montagne
et l’air qui vibre dans la flamme
si je ne la calme sur les toits !
Mon
Dieu, mon Dieu pourvu qu’elle cesse
cette errance si douloureuse
sous la voûte qui n’entend pas.
|
La
silhouette familière de Tin Ujevic, immortalisée
à Zagreb. |
Car
il me faut un mot puissant,
car il me faut une réponse ferme
ou, sans l’amour, une saint mort.
Amère,
ta guirlande d’absinthe,
et noire la coupe de fiel –
j’invoque l’ardente canicule !
Car
il me pèse d’être faible,
car il me pèse d’être seul
(quand je pourrais être fort
et
quand je pourrais être aimé),
le plus pénible, surtout, pourtant
c’est d’être vieux si jeune encore
!
(1916)
(Traduit
du croate par Jugoslav Gospodnetic)
PAYSAGES
JAMAIS VUS
Ces paysages jamais vus
étaient seuls comme au premier jour du monde;
ils étaient nus, innocents et sans honte,
hors de portée du geste.
Le
miracle et le mystère n'existèrent qu'alors,
quand subsistaient ces lieux lointains,
Asiles, avec entre eux l'étrangeté durable,
le globe n'était pas réuni par des routes.
Infinies
les mers, et désertes,
toutes pareilles au jour de la Genèse.
Chaque vie était une fosse sans espoir
et rare l'implantation des choses.
Il
fallait notre arrivée pour que le monde s'unisse
afin que les objets étrangers s'organisent –
C'est ainsi qu'entre mes doigts se trouvèrent
rassemblés
les symboles séparés jusque-là
par des infinis.
M'élançant
enfin de mon extrémité,
je me trouvai au coeur du monde, au parfait centre.
Une âme maintenant unifiée par la connaissance.
Tout l'amas en tas des malheurs ne vaut qu'une goutte
de fiel.
Tiré
de "Poésie croate d'aujourd'hui",
Marc Alyn,
Ed. Cahiers de la Grive, Charleville-Mézières,
1970.
LE MONDE CONTINUE
Autour
de moi les choses débordent de signification,
Les fleurs du bord de la route ont un sens, un verbe.
Les eaux murmurent, la nuit, des énigmes celées
Et le vent parfois confie d'étranges songes.
Les
yeux de l'animal luisent du désir d'un langage.
Le minéral des monts saisit au hasard un sens,
une forme.
La conscience souterraine s'interroge : existe-t-il
une issue au cercle sans fin des règles, des
rimes?
Une
fois encore, le réel modifié par le rêve
paraît marcher à la rencontre d'automnes
plus profonds,
descendre de la croix d'autres Christs
et tisser le dernier linceul de l'humain.
Des
rêveurs vont sur la terre (ivres peut-être)
Secrètement émus par ces mots de silence,
Comme s'ils pensaient : le jour déjà
commence,
Qu'importe si nous sommes l'année passée
ou l'autre siècle !
Et
les rêveurs poursuivent au hasard leur voyage
Refusant la parole – ils sont ivres peut-être.
Vont-ils recueillir une antique découverte
Après avoir vécu ou vivant en d'autres
êtres
Etrangers ou eux-mêmes, selon l'humeur du vin?
L'ancestrale
planète conteste sa petitesse,
L'étroite et muette planète se meut sans
s'émouvoir,
L'ancestrale planète reste la matrice de l'idéal
Et la geste terrestre agrippe un pan de ciel lavé.
Et
les rêveurs poursuivent au hasard leur voyage
Refusant la parole, les voix du monde émergent
à leurs lèvres
Puis, ainsi qu'en un songe, à nulle oreille
chuchotent
Le sens de l'univers profond, ardent et dense.
Tiré
de "Poésie croate d'aujourd'hui",
op. cit.
|