Libération,
15/11/2001
DANS
LA PRESSE
Docteur Grmek
Ecrits
autobiographiques et politiques de l'historien de la médecine.
Par
Jean-Baptiste Marongiu
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Mirko D. Grmek, "La guerre comme maladie sociale et autres textes politiques". |
A l'heure
du dernier bilan, sachant pertinemment qu'il ne lui restait que quelques jours
de vie, dans une interview réalisée péniblement avec l'ordinateur,
Mirko D. Grmek déclarait que son apport à la connaissance humaine
pouvait, en définitive, se réduire aux deux mots qu'il avait introduits
et que l'on retrouvait désormais dans les dictionnaires de plusieurs langues:
pathocénose et mémoricide. Ce chercheur (né Croate en 1924
et mort Français en mars 2000) délimitait ainsi les deux champs
dans lesquels il avait déployé une énergie peu commune: l'histoire
de la médecine, sa vie durant, et le combat pour la liberté de la
Croatie, les dernières neuf années de son existence. Avec la pathocénose,
Grmek s'était doté d'un concept capable de définir qualitativement
et quantitativement l'ensemble des états pathologiques présents
dans telle population à un moment donné, ce qui permettait d'en
étudier les interdépendances et de penser, par exemple, l'émergence
d'une épidémie comme celle du sida. Le concept de mémoricide
(appliqué à l'idéologie serbe en ex-Yougoslavie) l'aida à
définir une politique qui allait au-delà de la purification
ethnique pour procéder à un nettoyage de la mémoire
historique elle-même. Deux livres, réunis en coffret, viennent
baliser le parcours du savant et du militant: dans la
Vie, la maladie et l'histoire, on lira une autobiographie intellectuelle de Grmek,
suivie un texte de sa troisième femme, Louise Lambrichs; dans la Guerre
comme maladie sociale, on lira ses articles plus politiques, consacrés,
pour la plupart, à la Croatie.
Fils d'avocat,
Mirko Grmek commence par éprouver
la maladie sur lui-même. Il n'a en effet que 16 ans quand
on décèle chez lui les premiers foyers d'une tuberculose
qui vont mystérieusement disparaître lorsque, une
fois quitté le nid familial, il sera pris dans le maelström
de la Seconde Guerre mondiale. Elève officier de l'académie
royale militaire de Turin, il entre dans la résistance
à la suite du débarquement des Américains
dans le sud de l'Italie. Passé en Suisse, il parvient en
France où il termine la guerre rattaché à
l'armée américaine comme interprète de l'allemand.
Revenu dans son pays, la Yougoslavie de Tito, Grmek, résistant
mais pas communiste, doit louvoyer pour trouver son espace. Ses
études de médecine achevées, il ne devient
pas médecin, mais se consacre à l'histoire de la
discipline qu'il a décidé de ne pas exercer. En
1953, Grmek est directeur du département d'histoire de
la médecine qui vient d'être fondé à
Zagreb. En 1959, il obtient, premier Yougoslave, un doctorat d'histoire
des sciences. Mais il se sent de plus en plus à l'étroit
dans son pays. Aussi accepte-t-il une bourse de deux mois du CNRS
pour des recherches sur Claude Bernard, en France. Désormais,
Fernand Braudel, Georges Canguilhem ou François Dagognet
veilleront sur lui et sur sa carrière, tant au CNRS qu'à
l'Ecole pratique des hautes études.
Contrairement à Pasteur, qui ne trouvait que ce qu'il cherchait, et comme
Claude Bernard, dont il est le spécialiste reconnu, Mirko Grmek prétend
trouver ce qu'il ne cherche pas. C'est un peu une boutade mais qui traduit une
conception de la science, tributaire aussi bien de la méthode que du hasard,
et surtout d'une maturation des idées à laquelle participe aussi
le chercheur. Ainsi, le concept de pathocénose s'impose à lui plus
qu'il ne l'impose. Avant, on considérait les maladies indépendamment
les unes des autres, alors qu'il ne fait pas de doute qu'il existe une action
réciproque entre les maladies dans une population donnée: «Seule
la perspective propre à l'historien de la médecine permet de saisir
le fait que les précédentes maladies infectieuses ont empêché
le sida de se manifester sous forme épidémique, c'est-à-dire
que l'extension du sida n'était pas possible avant que la médecine
moderne modifiant la structure de la morbidité caractéristique de
la population humaine n'ait supprimé la barrière opposée
par les autres maladies infectieuses particulièrement fréquentes.»
De livre en livre (1), Mirko D. Grmek a bâti une histoire de la maladie
axée sur l'état des connaissances médicales plutôt
que sur une sociologie des pratiques sanitaires. La maladie elle-même lui
est apparue comme un processus salutaire qu'il s'agit d'accompagner et par lequel
un désordre prépare le nouvel équilibre de l'organisme. D'une
certaine manière, il a vécu lui-même son identité comme
un processus ouvert: «Déjà dans ma jeunesse, à l'époque
de mes pérégrinations guerrières, je me sentais également
Français, Italien et Croate, mais jamais vraiment Yougoslave. (...) Ce
fut pour moi une circonstance favorable que de commencer ma vie comme ressortissant
d'un petit peuple, sans préjugés sur la supériorité
de la culture autochtone et d'être obligé dès mes plus jeunes
années de me servir de plusieurs langues étrangères et de
traduire dans ma langue maternelle. Et je suis également heureux de finir
ma vie sous l'aile d'un grand peuple, de sorte que mes pensées et mes messages
aient un large écho et soient traduits dans d'autres langues.»
(1) Notamment: Raisonnement expérimental chez Claude Bernard,
Droz, 1973; les Maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Payot,
1983; Histoire du sida, Payot, 1989; Histoire de la pensée médicale
en Occident, Seuil, 1999.
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