10/05/2004
ESSAI
Venise redécouverte par Matvejevitch
L'auteur du Bréviaire méditerranéen
publie chez Fayard L'Autre Venise, traduit
du croate
Né
d'un père russe et d'une mère croate,
Predrag Matvejevitch est sans doute l'un des plus éminents
essayistes du monde slave devenu célèbre
depuis son fameux Bréviaire méditerranéen.
Après s'être essayé à l'analyse
politique, ce maître incontesté en géopoétique
retrouve dans L'Autre Venise (Fayard) l'inspiration
qui fit sa renommée. Loin des clichés
de la "belle endormie", Matvejevitch se fait
tour à tour géographe, historien, anthropologue,
mythographe, cartographe, pour évoquer des aspects
de Venise jusque-là délaissés
par ceux qui l'ont dépeinte : herbes folles,
bittes d'amarrage, cartes anonymes, rouille, patine...
Sobre et poétique, son écriture nous
montre que, au-delà des fastes, l'invisible
et le silence constituent la substance secrète
de Venise.
"L'Autre
Venise"
Traduit du
croate par Mireille Robin et l'auteur.
Fayard, 156 pp., 15 €.
L'ouvrage a été couronné en Italie
par le prestigieux prix Strega européen 2003.
(Titre
original : Druga Venecija, VBZ, Zagreb, 2002)
Predrag
Matvejevitch est né en 1932 à
Mostar (Bosnie-Herzégovine). Il occupe actuellement
une chaire de slavistique à l'université
de La Sapienza, à Rome, et a été
nommé conseiller pour la Méditerranée
dans le "groupe des sages" de la Commission
européenne.
REVUE
DE PRESSE
Libération,
15/04/2004
VOYAGES
Adresse
Sérénissime
Quoi
de neuf sur Venise ? Le regard de Predrag Matvejevitch.
Par
Marc SEMO
Pour
oser écrire
encore un livre sur Venise, il faut soit afficher une
inébranlable présomption ou au contraire
être habité de vrai amour et de pas mal
d'humour. Erudit multiforme et inclassable, éternel
dissident antitotalitaire et rétif à
tout nationalisme, l'écrivain croate Predrag
Matvejevitch appartient à la deuxième
catégorie. Loin des poncifs, il se fait tour
à tour historien, anthropologue, géographe,
botaniste ou zoologue pour conter une Sérénissime
ignorée, sinon des derniers vrais Vénitiens,
espèce en inexorable voie d'extinction dans
la cité des Doges.
Il
narre les herbes folles, les mousses sur les pierres,
«la rouille somptueuse et la patine qui ressemble
à de la dorure», les puits des petites
places, les pietre (pierrailles) ces
petites sculptures ornant balcons ou margelles avec
«leurs sillons semblables à des rides
humaines creusés par les intempéries».
Il y a, bien sûr, la ville mais aussi l'immensité
gris verte de la lagune avec ses îles englouties,
ses accès bordés de pilotis comme «arbres
sans ramure ni racine», les cimetières
des mouettes, ces deux barene (îlots
de vase) isolées où elles se posent pour
mourir, ou ses ports dont celui de Chioggia où
les pêcheurs, il y a encore quelques décennies,
utilisaient la numérotation étrusque.
Dans
ce livre foisonnant d'histoires, de lieux et d'anecdotes,
Predrag Matvejevitch retrouve le ton et le souffle
de son génial Bréviaire méditerranéen,
qui contait les vents et les courants, la couleur des
flots et le découpé des côtes ou
les mots et les techniques de la navigation. «Un
épique de la description minutieuse» salué
par l'écrivain italien Raffaele La Capria, napolitain
qui, dans la préface de ce nouvel ouvrage, souligne
que l'auteur «comme un archéologue
de l'esprit nettoie minutieusement au pinceau la réalité
ensevelie sous la poussière des représentations».
A
Venise, Predrag Matvejevitch est chez lui, né
d'un père russe mais d'une mère croate,
originaire de cette rive orientale de l'Adriatique
qui, pendant des siècles, s'appela le golfe
de Venise. Les villes et les îles y étaient
vénitiennes. Marco Polo comme tant de citoyens
de renom de la Sérénissime en sont originaires.
Quand la République tomba, à la fin du
XVIIIe siècle, les chroniques de l'époque
racontent comment, dans les ports de Zadar ou de Kotor,
sonna le glas et comment «les navires étaient
mouillés par les larmes des Schiavoni (les Esclavons,
c'est-à-dire les Dalmates) comme si la mer elle-même
les avait répandues».
Ecrivain ex-yougoslave, originaire d'un défunt
pays de la fracture entre les deux Europes, Matvejevitch
parle en passionné lucide d'une ville elle-même
suspendue entre ces mondes : «Les gens de
l'Europe occidentale viennent à Venise à
la rencontre de l'Orient. Pour les habitants des Balkans
et du Proche-Orient, Venise est déjà
l'Europe et l'Occident. Pour les uns Byzance commence
ici, pour les autres elle s'y achève.»
Il a autant d'amour pour les mots du quotidien des
Vénitiens que pour les pierres ou l'histoire.
«On distinguait les quartiers les sestrieri
à l'odeur de leur pain», écrit
Matvejevitch, rappelant l'importance cruciale de la
fabrication de ce produit dans une ville «où
se rencontraient la tradition romaine, les rites chrétiens,
l'influence de Byzance, l'héritage du Levant,
l'habilité du Machrek.» Il disserte
longuement sur les teintes de la rouille «qui
ronge le fer, ici en profondeur, là en surface.
Elle est noire, brune, rouge, par endroits, elle peut
être également rousse (on retrouve étrangement
ces couleurs, ces nuances sur les tableaux de l'époque
tardive du Titien)». C'est une ville «où
tout pourrit» et «l'humidité vieillit
à son tour, aussi bien dans la pierre que dans
les briques ; que dire de son âge à elle
?».
C'est
un livre bref mais réellement un des grands
livres écrits tout à la fois sur cette
ville et sur l'imaginaire qu'elle nourrit depuis des
siècles. «La Venise que l'on voit
d'ordinaire et celle que nous voudrions voir continuent
cependant à demeurer l'une à côté
de l'autre, l'une dans l'autre même si ce n'est
qu'en illusion», écrit Predrag Matvejevitch,
soulignant que «l'une ne saurait sans l'autre
exister ni survivre : histoire et légende, réalité
et mirage, image et simulacre tout ensemble et tout
à la fois. Venise et l'autre Venise».
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