21/10/2004
BEAU
LIVRE
La Croatie, Grands voyageurs
Un
magnifique ouvrage vient de paraître
aux éditions du Chêne
Fruit
de l'heureuse association des talents combinés de Pierre
Josse, rédacteur en chef des Guides du routard, de la plume sensible
de Bernard Pouchèle et de Jean-Denis Joubert, photographe tombé
amoureux de la Croatie, la publication que les éditions
du Chêne consacrent à la Croatie est certainement
l'une des plus belles façon de l'aborder. Publié
dans la collection Grands voyageurs, l'ouvrage est à la
fois un beau livre et un guide d'un genre nouveau, mêlant
de splendides photographies d'art à une prose tenant à
la fois du récit et du carnet de voyage. Rien de tel pour
le présenter que d'en laisser parler les auteurs...
Surprenante Croatie. Surprenant
pays, à la fois par sa situation dans l'espace, sa météorologie
qui définit ses géographies, son histoire qui est
toute dans ses géographies, tant physique qu'humaine, et
par la qualité de son entêtement patriote séculaire.
Ce pays en forme de croissant étiré est l'ultime
marche de l'escalier qui descend de l'Occident et amène
Rome et Venise et Vienne et Paris. Il est aussi la première
marche de l'escalier qui mène à l'Orient, aux mystères
des Égypte et aux couleurs de Constantinople. Il est une
extrémité occidentale par sa pensée et une
autre orientale par ses couleurs. Le Croate est d'ailleurs occidental
par sa façon de dire et oriental par sa façon d'être.
L'OUVRAGE |
LA CROATIE
Texte Pierre Josse et
Bernard Pouchèle, Photographies Jean-Denis
Joubert.
Editions
du Chêne
(Hachette livre), Collection Grands voyageurs, 2004, relié
sous jaquette, 160 p., 24x30 cm, 25,50 €. |
Ici plus qu'ailleurs, les plaques tectoniques
de l'histoire de l'humanité se touchent et se froissent,
se sont même parfois fracassées. C'est la raison
pour laquelle ici commencent les grandes complications et les
grandes incompréhensions de l'histoire. Quel étudiant
n'a pas planché sur la question des Balkans ou sur celle
d'Orient ? Eh bien, c'est ici qu'elles ont commencé ou
fini par être posées ; et, depuis 1990, sont peut-être
réglées.
La Croatie marque aussi la limite, la frontière
entre l'Église orthodoxe d'Orient et l'Église catholique
romaine d'Occident. Rempart méditerranéen entre
l'Église des papes et celle des popes. Et cela depuis le
premier millénaire, depuis le schisme entre Église
d'Occident et Église d'Orient. C'est en Croatie que Rome
et Byzance provoquèrent l'histoire en réunissant
à Split un concile en 1060, qui eut la néfaste idée
d'interdire la messe en slavon. Le conflit fut violent entre les
« latins » et les « orientaux ». Les latins
l'emportèrent. Les Croates étaient définitivement
catholiques et la frontière, mentale, avec les autres définitivement
aussi tracée. Pays surprenant ensuite par sa météorologie.
En effet, la Croatie présente des différences de
climat aussi marquées que celles d'un pays comme la France,
alors qu'elle est dix fois moins grande (56 530 km²). Deux
climats s'entrechoquent et se marient : un climat continental
dans les terres et méditerranéen sur les côtes.
D'un côté, naît des montagnes
la bora, un vent fort qui perce, qui traverse la peau et le pays
avant de s'éteindre dans les hautes vagues qu'il provoque
là-bas sur l'Adriatique. De l'autre côté,
né de la Bosnie et du sud, souffle l'été
un vent d'orage, le jugo, une puissante haleine d'Orient que les
arbres des îles et les bateaux des rades saluent en dansant.
À l'intérieur, dans le Velebit, des temps et des
tempêtes de neige, dignes du Grand Nord, ensevelissent parfois
les bergers, tandis que, sur la côte, l'hiver est doux et
l'été, le soleil prend ses vacances : il fait 35
°C sur les îles qu'il préfère.
Pays surprenant encore par ses géographies
physique et humaine. Il offre des paysages marins et terriens
splendides, paradisiaques. Et nous, auteurs de ce texte, sommes
à peu près certains que si le paradis terrestre
n'a pas été placé ici par les mythologies
et par les bibles c'est parce que les dieux créateurs,
Yahvé et les dieux d'Égypte étaient des dieux
des fleuves. Bien sûr la Kupa et la Drave ne pouvaient pas
lutter avec le Tigre et l'Euphrate, ni la Save avec le Nil. La
Save ne représente pas assez d'eau pour un déluge
et l'Adriatique peut-être beaucoup trop. Dommage, l'Arche
de Noé échouant sur l'île de Brac, ses occupants
s'éparpillant entre les halliers raides, les cyprès,
les vignes et les oliviers, cela aurait eu plus de gueule que
sur l'inaccessible mont Ararat. On aurait eu une Bible non pas
tirée des sables mais de la mer, des îles et des
collines. On aurait eu en paradis l'Adriatique, la mer la plus
bleue, la plus verte, la plus claire et même le soir, au
large de Dubrovnik, la plus troublante qui soit, et les Hébreux
auraient troqué la brème pleine d'arêtes de
l'Euphrate pour la daurade dalmate et le rouget istrien frémissants
dans le ragoût du Brudet, cette bouillabaisse qui chante
en croate. La Croatie est aussi un paradis terrestre par les cascades
d'argent de Plitvice descendant les lacs, les Plitvicka Jezera,
une eau de lumière au pouvoir de gorgone pétrifiant
les plantes et la branche arrachée.
«
Ce pays en forme de croissant étiré est l'ultime marche
de l'escalier qui descend de l'Occident et amène Rome
et Venise et Vienne et Paris. Il est aussi la première
marche de l'escalier qui mène à l'Orient, aux mystères
des Égypte et aux couleurs de Constantinople. »
|
Paradis terrestre toujours que
l'île de Mljet dans son cadre de collines où tous
les verts se dégradent dans un prisme finissant dans celui
des bleus de la mer. Et, au centre de ces hauteurs d'émeraude,
un lac de saphir. Ou encore l'île de Pag, paradis minéral,
quoique terrestre lui aussi, bien qu'il ressemble à un
coin de lune tombé dans la mer. Paysage de métal
doux, couleur vieil argent, fer-blanc, bronze passé et
minerai d'or. Désert de pierres juste sorti du chaos initial.
Des airs de pierre de la première création. Beauté.
Silence.
Il y a bien d'autres paradis encore, entre les
mille rivières, les mille collines et les mille deux cents
îles et îlots. Mais il faudrait mille ans pour tout
admirer et, comme beaucoup de ces merveilles sont cachées,
un oeil de milan pour tout voir. Le pays est surprenant encore
par l'équilibre humain fondé sur la résistance
à toutes les invasions. Avec ses ports et ses bourgs de
bord de mer, petites Venise aussi belles que le modèle,
qui tournent parfois curieusement leur dos d'ocre et de lumière
au bleu profond de la mer. Est-ce une impression ? Peur de
l'envahisseur ? Mais pourquoi le Zagreb d'en bas monte-t-il ?
Mais pour voir venir. Pour voir venir de loin depuis les flèches
néo-gothiques de la cathédrale qui vaccinent le
ciel, pour voir venir ce qui est toujours venu : les autres.
Et la géographie
est déjà dans l'histoire. Si Krk, au contraire de
bien d'autres îles croates, est magnifiquement peuplée
de maisons aux façades et aux voûtes magiques, c'est
parce qu'elle est à un doigt de la côte continentale
et à deux doigts de ses propres montagnes. À des
époques où il fallait fuir ou résister, cette
géographie rassurait par l'alternative possible.
LES
AUTEURS |
PIERRE JOSSE a été trois ans fils de pub,
instituteur dans les prisons, puis de longues années ouvrier
imprimeur et correcteur en presse et en édition. Aujourd'hui,
grand voyageur, journaliste, photographe, rédacteur en chef
des Guide du routard, Pierre Josse a visité plus de cent
pays stylo en bandoulière et curiosité toujours sur le qui-vive.
Il est l'auteur, en collaboration avec Bernard Pouchèle,
de plusieurs ouvrages dont La Nostalgie est derrière le
comptoir, Deux Vagabonds en Irlande, Deux Vagabonds en Bretagne
et Autres Tombes, mémoire.
BERNARD
POUCHÈLE a un destin hors du commun : tour à tour
élève rebelle en orphelinat, instituteur, employé de commerce
médiocre, marin recalé pour cause de mal de mer. Après une
rupture de la vie, il part dix ans sur les routes à la recherche
du regard qu'il vient de perdre : une expérience exceptionnelle
qu'il évoque avec un humour malin dans L'Étoile et le vagabond,
Pouch et l'enfance du vagabond, Les Péchés du vagabond et
La Flamande. Aujourd'hui, il écrit d'exquis petits polars
chez Terre de brume où l'on retrouve son humour sarcastique
et ses personnages pleins d'humanité. JEAN-
DENIS
JOUBERT est photo-reporter depuis plus de douze
ans. Il collabore a la presse nationale et internationale
et est diffusé par l'agence Hoa-Qui. Six ans passés en Afrique
de l'est lui ont permis de publier plusieurs ouvrages sur
la Tanzanie et Zanzibar. Ses photos du Kilimandjaro ont
paru dans national Geographic et, depuis 2003, il a fondé,
à Marrakech, sa propre maison d'édition, Bab Sabaa, dédiée
au Maroc. |
Vukovar, la slavonne, aussi belle
il y a quelques décennies, aussi baroque que Varazdin,
toute de douceur bleue danubienne, est entièrement marquée
par l'histoire, celle de la fureur des hommes. Alors, il ne reste
que des ruines. Mais déjà on a reconstruit l'église,
le lycée et quelques palais baroques. Et toute l'histoire
est encore là dans la géographie des ruines.
L'histoire est toujours dans la géographie
quand on voit les îles Kornati, ce magnifique Connemara
disloqué et désertique. Pas un seul homme, mais
ici et là, une chapelle.
Surprenante encore la Croatie par son histoire.
Et par la mémoire conservée de l'histoire. Ces Croates
qui ne sont arrivés qu'au VIIIe siècle, non seulement
n'ont pas détruit mais ils ont sauvegardé les richesses
de leurs prédécesseurs. Ils ont gardé ce
qu'ils ont trouvé de Rome et de Byzance, la basilique byzantine
et l'amphithéâtre romain. Ils ont laissé tout
dans tout. Leur histoire n'est en résumé que leur
lutte contre les envahisseurs et les empires dominants de tout
poil. Mais, de ces invasions, ils ont su garder l'essentiel. De
Venise, ils ont conservé les architectures, les verres
et les cristaux. À vingt kilomètres de Split, persistent
encore comme des arômes ottomans entretenus, Split où,
à une portée de canonnière, Soliman le Magnifique
a perdu, paraît-il, une babouche et peut-être la guerre.
Des tournures de Vienne et de la Hongrie demeurent dans Zagreb,
des bustes de Napoléon existent, paraît-il, encore
en Istrie. Ici, le passé est si près du présent.
La Croatie sait assimiler. Elle a même assimilé ses
envahisseurs successifs, et tous les apports, de Rome à
la Yougoslavie.
Et puis, une nation toujours conquise, jamais
conquérante, cherche son identité dans la religion
et dans le profond de sa terre. C'est le cas de la Pologne et
celui de l'Irlande. Depuis le premier prince croate à Nin
jusqu'à l'étau titiste, la Croatie a presque toujours
été sous la botte. Botte élégante
et italienne de la Sérénissime, botte hongroise
qui la trahissait en peuplant de Serbes et de Valaques, fugitifs
de l'empire turc des alentours, des châteaux forts croates,
et pour finir, botte serbe de Tito le Croate qui n'a jamais pensé
que Zagreb valait au moins une messe et l'égalité
avec Belgrade.
La Croatie mérite d'être enfin une
nation, mieux même, une nation dans l'Europe des nations.
L'Europe économique n'en serait pas plus riche mais celle
des cultures et des paysages en serait plus belle.
(texte
tiré de l'introduction de l'ouvrage)
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