La Croix,
23/06/2001
ENTRETIEN
Paul Garde
Professeur émérite de l'université de Provence
« Une rupture totale s'est produite en Croatie »
DIPLOMATIE
L'opinion n'a pas assez pris la mesure du tournant prodémocratique suivi
par la Croatie depuis dix-huit mois, estime Paul Garde, qui juge en outre probable
l'indépendance du Kosovo et du Monténégro.
- Dix
ans après les proclamations d'indépendance de la Croatie et de la
Slovènie, le 25 juin 1991, le bilan
est-il positif pour ces deux pays?
- Paul
Garde : L'indépendance était inévitable pour ces deux
pays qui ne pouvaient plus continuer à vivre dans la Fédération
yougoslave. Aujourd'hui, la population n'est pas toujours satisfaite de sa situation
matérielle, surtout en Croatie, mais tout le monde est d'accord sur le
principe de l'indépendance. La Slovénie avait la chance d'être
un pays assez homogène, sans minorité créatrice de conflit.
En outre, cette République était avant la guerre la partie la plus
riche de la Yougoslavie. Aujourd'hui, après avoir mené une politique
de privatisation assez raisonnable, elle est prête à entrer dans
l'Europe.
En revanche,
la Croatie a eu le handicap d'être déchirée par un conflit,
d'être agressée par l'armée fédérale et soumise
à une guerre sanglante pendant six mois. Par la suite, le gouvernement
nationaliste de Franjo Tudjman a mené une politique économique désastreuse,
avec des privatisations au profit des amis du régime. La Croatie se trouve
aujourd'hui confrontée à des difficultés économiques,
avec un niveau de vie nettement inférieur à la Slovénie et
une monnaie surévaluée.
- La
Croatie rejoindra-t-elle rapidement la Slovénie dans le processus d'intégration
européen ?
- L'opinion
internationale n'a pas assez souligné la rupture
totale qui s'est produite en janvier 2000 en
Croatie, avec les élections qui ont suivi la mort de Tudjman. La Croatie
a maintenant un président, Stipe
Mesic, et un premier ministre, Ivica
Racan, qui ont pris exactement le contre-pied de la politique de Tudjman en
acceptant la coopération avec
le Tribunal pénal international de La Haye, en permettant dans une certaine
mesure le retour des réfugiés serbes et en renonçant à
la politique de partage de la Bosnie-Herzégovine. C'est un changement complet
bien plus important que celui réalisé en Serbie par Vojislav Kostunica.
Malgré
ses difficultés économiques,
la Croatie devrait pouvoir entrer un jour au sein de l'Union
européenne. Il ne faut pas que Bruxelles lie son sort à celui
des autres pays balkaniques car cela ne ferait que renforcer les antagonismes.
- Les
séquelles de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie se font encore sentir
en Serbie, au Monténégro, au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine
et en Macédoine. Comment voyez-vous les perspectives de règlement
?
- Dès
avant son admission à l'ONU en 1992, la République fédérale
de Yougoslavie n'existait plus que
sur le papier. Au Monténégro, une indépendance de fait existe
depuis deux ans : il n'est plus soumis au pouvoir serbe, il a sa politique économique,
sa monnaie, son régime de visas. Les Monténégrins n'ont pas
envie de repasser sous la domination serbe. De leur côté, les Albanais
du Kosovo ne l'accepteront jamais. La reconnaissance plus ou moins rapide de ces
deux indépendances résoudraient certains problèmes, dont
celui de la coopération avec le tribunal de La Haye.
- Le
principe de l'intangibilité des frontières défendu par les
Occidentaux ne va-t-il pas à l'encontre de ce mouvement vers l'indépendance...
- Quand
les Occidentaux cherchent à décourager l'indépendance du
Monténégro, c'est une option politique qui ne repose pas sur un
principe. Selon les règles de conduite formulées par la Commission
Badinter, le Monténégro a le droit
de devenir indépendant s'il le souhaite. En revanche, le Kosovo n'entre
pas dans le schéma prévu par cette Commission. Je crois malgré
tout que l'indépendance du Kosovo répond à une telle nécessité
qu'elle finira par se faire, peut-être sans le dire. On peut retarder la
chose par des finesses juridiques ou des astuces institutionnelles mais on ne
peut pas rétablir la subordination du Kosovo par rapport à la Serbie
qui existait auparavant.
- Le
nationalisme n'a pas disparu, en particulier chez les Serbes et les Albanais...
- Le nationalisme
est présent partout, y compris chez les Croates d'Herzégovine. Les
bonnes paroles ne le feront pas disparaître du jour au lendemain. Il faut
d'abord assurer la paix puis améliorer les conditions économiques.
La Bosnie-Herzégovine en tant qu'État reste fragile, et le protectorat
international doit continuer, sinon la division se ferait et la guerre pourrait
reprendre. En Macédoine, les Occidentaux devraient surveiller davantage
la frontière du Kosovo pour empêcher les infiltrations de la guérilla
albanaise et faire pression sur le gouvernement macédonien pour qu'il fasse
des concessions politiques.
En Serbie,
l'arrivée au pouvoir de Kostunica sous les applaudissements occidentaux
redonnent bonne conscience aux nationalistes serbes qui reprochent à Milosevic
non pas d'avoir fait la guerre mais de l'avoir perdue. Autant il est souhaitable
de soutenir le nouveau gouvernement serbe, autant il me paraît dangereux
de lui faire des concessions sans contreparties.
Un point
crucial concerne le jugement de Milosevic
et des criminels de guerre. Si on le juge à La Haye, ce sera pour les crimes
de guerre commis contre les autres peuples et l'opinion serbe verra que la politique
de confrontation menée pendant dix ans avec le soutien de la plus grande
partie de la population était condamnable. Si on le juge à Belgrade
pour les crimes commis contre le peuple serbe, cette leçon sera perdue.
Recueilli
par François d'ALANÇON
Dernier
ouvrage de Paul Garde : "Fin de siècle dans les Balkans",
Odile Jacob (2001), 288 p, 160 F. 24,89 €.
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