Le
Monde, 24/10/2000
Ex-Yougoslavie : deux
poids, deux mesures
par Paul Garde
Les Serbes
se sont débarrassés du pouvoir de Slobodan Milosevic. C´est une excellente nouvelle :
rien ne pouvait être pire que ce régime. Le risque de guerre a reculé, un espoir
de démocratie est né. Réjouissons-nous.
Mais n´applaudissons
ni trop vite ni trop fort. Ni Vojislav Kostunica, ni la grande majorité de ses
compatriotes n´ont renié leurs convictions nationalistes. Que reprochent-ils à
Milosevic ? D´avoir détourné des fonds, réduit leurs libertés, ruiné et isolé
le pays, perdu toutes les guerres… Aucune parole de regret n´a été prononcée pour
les crimes commis contre les peuples voisins.
L´opinion
serbe courante à ce sujet est assez bien résumée par ce propos entendu à Belgrade
(Courrier des Balkans, 10 octobre) : « S´il est jugé
à La Haye, ce sera parce qu´il a fait du tort au monde, et pas à nous. Le
monde ne souffre pas de la maladie Milosevic, nous, si. » Les Serbes
de Serbie n´ont pas conscience que la « maladie Milosevic » a
fait d´abord des victimes par centaines de milliers dans « le monde » :
en Croatie, en Bosnie, au Kosovo ; que les exactions qu´elle a engendrées
sont des crimes « contre l´humanité » tout entière. Cette « maladie »
n´a atteint que par ricochet leur propre bien-être et leurs propres libertés.
Kostunica,
dans sa campagne, s´est associé au dénigrement du Tribunal de La Haye. Aujourd´hui
il refuse de lui livrer son prédécesseur et les nombreux autres inculpés serbes
(dont Milan Milutinovic, encore à ce jour président de Serbie).
On peut
après tout comprendre qu´il flatte sur ce point ses électeurs, tenus dans l´ignorance
des faits, et bien dressés par treize ans de propagande chauvine. Mais il est
inadmissible que les gouvernements occidentaux et certains hauts fonctionnaires
internationaux, devant qui le nouveau président arrive pourtant en demandeur – de
levée de sanctions, d´aide, de crédits, de relations multiples –, semblent
accueillir avec indulgence cette prétention et soient prêts à passer par profits
et pertes le principe même d´une justice internationale.
Jiri Dienstbier,
envoyé spécial de l´ONU pour l´ex-Yougoslavie, est allé jusqu´à évoquer une possible
« amnistie » pour Milosevic ! Le Tribunal de La Haye
a déjà prononcé de nombreuses inculpations et plusieurs peines parfois très lourdes
(quarante-cinq ans pour le général croate Tihomir Blaskic). Comment admettre
qu´il y ait deux poids deux mesures, et que le responsable initial de toute cette
série de guerres soit épargné, quand d´autres doivent payer très cher pour bien
moins ? Il y a eu en ex-Yougoslavie des dizaines de milliers de crimes de
guerre et des milliers de criminels, mais aucun forfait n´aurait été commis, tous
ces gens seraient restés innocents, s´il n´y avait pas eu d´abord la politique
de Milosevic.
En Croatie
s´est produit il y a neuf mois un changement du même ordre qu´en Serbie :
aux élections du 3 janvier, le HDZ (ex-parti de Franjo Tudjman qui était
mort quelques semaines auparavant) a été battu à plate couture : il n´a obtenu
que 30 % des voix aux élections législatives et 15 % à l´élection présidentielle.
Le pouvoir est depuis exercé par le président Stipe Mesic et par une coalition
de six partis démocratiques dirigée par le premier ministre socialiste Ivica Racan.
Cela s´est passé dans le calme, simplement par les urnes, sans le moindre incident.
Des journées
révolutionnaires violentes, comme en Serbie en octobre, avec manifestations de
rue et incendie du Parlement, cela flatte nos instincts romantiques, cela fait
de belles images à la télé ; une transition démocratique et sans heurts,
comme en Croatie en janvier, c´est comme un train qui arrive à l´heure, c´est
un non-événement. Nos médias sont restés muets, nos ministres ne se sont pas précipités
à Zagreb dans les deux jours comme Hubert Védrine à Belgrade. Ils n´ont reçu le
président croate à Paris qu´après quatre mois et fort discrètement, alors que
son homologue serbe a été accueilli à Biarritz immédiatement et en triomphateur.
Pourtant,
à Zagreb, le changement a été radical sur le plan non seulement intérieur, mais
aussi extérieur : renonciation complète à la politique de partage de la Bosnie
qui était celle de Tudjman, acceptation de toutes les exigences de la communauté
internationale, facilités accordées (non sans résistances) au retour des réfugiés
serbes et, surtout, collaboration intégrale avec le Tribunal international. Plusieurs
criminels de guerre ont été arrêtés et livrés à La Haye, ceux qui leur avaient
donné de faux papiers sous Tudjman sont en prison, les investigations du Tribunal
sur les lieux de certains crimes ont été facilitées…
Tout cela
provoque des remous dans une partie minoritaire mais influente de l´opinion croate
qui se plaint qu´on s´en prenne à des défenseurs de la patrie. Il y a eu des manifestations,
des lettres de protestation d´un groupe de généraux ; un témoin qui avait
déposé à La Haye a été assassiné, et Mesic lui-même a reçu des menaces de
mort ; on a craint un coup d´Etat militaire, le président a limogé sept généraux.
La tension en Croatie reste forte.
Imaginons
les réactions de l´opinion croate si, aujourd´hui, on vient lui dire qu´après
tout on ne va pas juger Milosevic ; qu´on a forcé la Croatie à se soumettre
aux exigences de la justice internationale, mais que la Serbie en est dispensée.
A Zagreb, ce sera l´explosion. La Croatie présente dans ces derniers mois un cas
exemplaire d´abjuration du nationalisme, de bonne entente avec ses voisins (Bosnie,
Monténégro, Macédoine), d´acceptation intégrale de toutes les demandes de l´Europe
et du Tribunal international. Il serait scandaleux d´exiger moins de l´agresseur
initial, la Serbie, que de sa toute première victime, la Croatie (qu´on se rappelle
1991, les obus sur Dubrovnik, les charniers de Vukovar…).
Le Serbe
moyen a vu comme nous sur ses écrans l´accueil empressé réservé à Biarritz à son
nouveau président. Il sait que les sanctions ont été levées inconditionnellement,
que les crédits affluent, que la porte de l´Europe est grande ouverte à son pays,
sans qu´aucune condition soit posée, même pas le châtiment du principal coupable,
même pas la libération immédiate des otages kosovars détenus en Serbie depuis
dix-sept mois. Quelle conclusion peut-il en tirer, sinon celle que formule déjà
une observatrice française très favorable à la cause serbe, Marie-France Garaud
(LCI, 10 octobre) : « Cette levée des sanctions a comme
un air de repentance » ?
Oui, tout
se passe comme si l´Europe contrite venait, la corde au cou, demander pardon aux
Serbes d´avoir parfois, pas trop souvent, contrecarré leurs légitimes entreprises…
La complaisance
occidentale devant Kostunica est aujourd´hui le plus grand danger. Elle enfonce
le peuple serbe dans la certitude de son bon droit et dans ses préjugés chauvins.
Elle empêche cette prise de conscience progressive des erreurs du passé que le
changement démocratique, à peine esquissé en Serbie, déjà largement engagé en
Croatie, aurait dû à la longue rendre possible.
Il appartient
à nos gouvernants de maintenir intégralement le principe d´une justice internationale,
impartiale ; et d´imposer à Belgrade, aussi rigoureusement qu´on l´a fait
à Zagreb, de se soumettre à cette juridiction. Sinon le nationalisme exclusif,
haineux, persistera indéfiniment en Serbie, il reprendra brutalement le dessus
en Croatie et ailleurs. Et, un jour, tout recommencera…
Paul
Garde est professeur émérite à l´université de Provence.
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