REVUE
DE PRESSE
Le Monde,
12/12/1999
Nécrologie
de l'ancien président croate
publiée, au lendemain de sa mort, dans Le Monde.
DISPARITION
Franjo
Tudjman, ou le patriotisme fourvoyé
Le
président de la Croatie est mort dans la nuit du vendredi
10 et du samedi 11 décembre à Zagreb. L'ancien général
de Tito restera le héros ambigu d'un nationalisme croate
aux prises avec son histoire et avec les bilans terribles des
guerres qui ont suivi l'éclatement de l'ex-Yougoslavie.
VOICI
donc venu le temps de ressortir l'image la plus célèbre
de Franjo Tudjman, celle dont l'iconographie officielle usa à
satiété pendant quelques années, celle qui
peut-être restera dans les livres d'histoire : beau comme
un sou neuf dans son uniforme blanc à galons dorés
qui évoque une autre époque ; affichant dans cet
apparat sa fascination pour Tito, dont il fut le plus jeune général
en 1961, autant que sa fierté de père de l'indépendance
croate. Image d'un patriotisme endimanché car tout récemment
victorieux, populaire en Croatie. Image facile à brocarder
ailleurs, où l'on verra les signes de l'autocélébration
et d'un goût immodéré du pouvoir - l'image
d'un président à vie, en somme.
Ces
photos, on ne les voyait plus guère ces derniers temps.
Le « général » avait moins fière
allure ; il quitte la place vaincu par une longue maladie qu'il
ne voulait pas reconnaître et contre laquelle il se sera
battu avec courage, avec acharnement. Il disparaît sans
avoir renoncé, alors que s'annonçait pour lui la
période des revers, que l'on donnait son parti perdant
aux prochaines élections
et que plus d'un Croate en était à se demander si
le président serait assez respectueux des règles
démocratiques pour se plier à un tel désaveu
des urnes et accepter jamais de choisir dans l'opposition le futur
chef du gouvernement. « J'agirai dans l'intérêt
du peuple croate », répondait-il sèchement,
il y a quelques semaines, alors qu'un journaliste étranger
l'interrogeait sur l'éventualité d'une cohabitation.
Ambigu comme toujours : revêche face à l'insinuation
désobligeante, sans qu'on puisse vraiment savoir si par
orgueil il préférait laisser traîner la suspicion
plutôt que s'abaisser à la dissiper, ou s'il était
bel et bien en train d'ourdir de sombres plans pour empêcher
par tous les moyens l'opposition d'arriver au gouvernement et
éviter d'avoir à partager le pouvoir.
Que
l'on puisse aujourd'hui le présenter comme le compère
de Slobodan Milosevic - son ennemi -, tel est l'échec
majeur de Franjo Tudjman, qui prétendait incarner
pour la postérité la résistance et
le patriotisme. |
Le
temps des manoeuvres et des ruses, le temps de l'ambiguïté,
est fini pour Franjo Tudjman. Le jeune et brillant général
de Tito devenu historien de la nation croate n'est plus aux prises,
désormais, qu'avec le verdict de l'Histoire. D'autres jugements
tomberont, avant celui-là : on va portraiturer l'homme
à l'uniforme d'opérette, ses travers manifestes,
son autoritarisme ; derrière les condoléances officielles
et le respect dû au défunt, on devinera le secret
soulagement des démocraties politiquement correctes pour
lesquelles la mort de Tudjman est la première bonne nouvelle
en provenance d'une région qui depuis près de dix
ans empoisonne la diplomatie occidentale, une ombre en moins sur
l'horizon du Pacte de stabilité pour les Balkans, la disparition
de l'un de ces nationalistes forcenés qui nous ont fait
tellement d'ennuis ; on percevra l'espoir qu'une autre disparition
(politique) suive bientôt à Belgrade et qu'avec la
mort de Tudjman s'ouvre enfin un nouveau chapitre pour cette région
d'Europe, celui de la normalité démocratique.
Franjo
Tudjman l'a cherché : attirant l'opprobre internationale
sur son pays au moment même où il le faisait sortir
de la dépendance et de l'insignifiance ; aggravant les
soupçons qui depuis plus de cinquante ans pèsent
sur la Croatie alors qu'il espérait l'en laver ; prêtant
le flanc à des critiques qui n'étaient au départ
que des a priori mais auxquelles il aura lui-même
fourni une justification. Que l'on puisse aujourd'hui le présenter
comme le compère de Slobodan
Milosevic - son ennemi -, que l'on ait pu si souvent dénoncer
entre eux une perfide entente, qu'on continue de les mettre dans
le même sac : tel est l'échec majeur de Franjo Tudjman,
qui prétendait incarner pour la postérité
la résistance et le patriotisme. Il récolte ce qu'il
a semé. Mais il conviendrait néanmoins, au moment
où effectivement se tourne une page de l'histoire yougoslave,
de s'interroger honnêtement, dans certaines démocraties
tranquilles et donneuses de leçons, sur les conséquences
funestes qu'eurent, au commencement du drame, cette analogie
trop succincte, trop facile, entre le maître de Belgrade
et celui de Zagreb, la condamnation du second tenu pour seul coupable
de la dislocation de la Yougoslavie, les a priori méprisants
envers le peuple croate tout entier.
En
décembre 1991, alors que les forces serbes venaient d'avoir
raison de l'héroïque résistance des combattants
croates de Vukovar et de réduire
la ville en ruine, alors que des centaines de milliers de Croates
étaient sur les routes de l'exode, François Mitterrand,
livrant le fond de sa pensée à un journal allemand,
déplorait que de telles tragédies aient jalonné
l'histoire de la Croatie et de la Serbie, « en particulier
pendant la seconde
guerre mondiale où de nombreux Serbes sont morts dans
des camps croates ». « Comme vous le savez, ajoutait-il,
la Croatie faisait partie du bloc nazi, pas la Serbie. »
Nazie donc, la Croatie ; oustachie ;
collectivement responsable, plusieurs générations
après, de l'alliance d'Ante Pavelic avec les puissances
de l'Axe qui l'avaient fait roi ; coupable, en dépit du
martyre de Vukovar, alors-même qu'elle était sauvagement
agressée par l'extrémisme serbe... Mieux au fait
de l'actualité dans la région, l'Allemagne avait
pris le parti inverse. L'Europe, paralysée donc, laissa
les forces serbes orchestrées par Milosevic prendre le
contrôle de plus d'un tiers du territoire de la Croatie,
avant de finalement reconnaître
l'indépendance du
pays en janvier 1992 et d'obtenir de l'ONU, un mois après,
l'envoi de 14 000 « casques bleus »
dans les régions occupées. Ce qu'on avait toléré
de Belgrade, ce qu'on avait laissé faire en Croatie, allait
évidemment se poursuivre quelques semaines plus tard et
pendant plus de trois ans en Bosnie.
Il
faut, pour comprendre sinon Franjo
Tudjman, du moins le soutien populaire dont il a joui chez
lui les années suivantes, avoir à l'esprit ce moment
: ces quelques mois de 1991
durant lesquels les plus pacifistes des Croates - quoi qu'ils
pensent de celui qui déjà était leur président
- en vinrent à s'enrôler contre une guerre
d'agression caractérisée, criminelle dans ses
méthodes et dans son objectif de réalisation d'une
grande Serbie
ethniquement pure ; ces mois pendant lesquels ils résistèrent
seuls à l'armée fédérale yougoslave
devenue armée de Milosevic, qui leur était massivement
supérieure. Franjo Tudjman venait de connaître des
moments difficiles : critiqué d'abord par ceux qui lui
reprochaient de n'avoir pas su empêcher la guerre, critiqué
ensuite par des nationalistes plus durs que lui qui l'accusaient
de ne pas la mener assez fermement. Mais en janvier 1992, pour
avoir libéré la nation croate du joug de Belgrade,
il accédait à l'immortalité aux yeux de ses
compatriotes, qui le lui signifièrent peu après,
lors de la première élection présidentielle
au suffrage universel.
Tout
ne fut ensuite que gâchis, mise à mal d'une idée
nationale croate qui avait forcé la reconnaissance mais
allait être très vite ternie.
Il
faut, pour comprendre le soutien populaire dont il a joui,
avoir à l'esprit ces quelques mois de 1991 durant
lesquels les plus pacifistes des Croates en vinrent à
s'enrôler contre une guerre d'agression caractérisée
; ces mois pendant lesquels ils résistèrent
seuls à l'armée de Milosevic, massivement
supérieure. En janvier 1992, pour avoir libéré
la nation croate du joug de Belgrade, il accédait,
malgré les critiques, à l'immortalité
aux yeux de ses compatriotes. |
En
Bosnie d'abord. Alors que Croates et Musulmans sont victimes à
leur tour, à partir du printemps 1992, du « nettoyage
ethnique » dans toutes les régions de Bosnie
où vivent des Serbes, cette solidarité de victimes
est rompue, à la fin de la même année, par
les nationalistes croates d'Herzégovine, qui proclament
l'indépendance de l' « Herzeg Bosna ».
Avec le soutien de Zagreb, ils mènent à Mostar et
en Bosnie centrale contre les Musulmans une guerre qui n'a rien
à envier aux méthodes serbes, comme le rappellent
aujourd'hui les poursuites intentées par le tribunal de
La Haye. C'est « la
guerre dans la guerre », un deuxième front dans
le conflit bosniaque que la communauté internationale est
déjà impuissante à gérer.
Les
Croates d'Herzégovine, a-t-on dit, sont pour la Croatie
ce que furent un temps les Français d'Algérie pour
la France. Ils seront la perdition pour Franjo Tudjman, une pression
extrémiste dont ils ne se libérera plus, même
après la guerre de Bosnie : son régime, jusqu'à
la fin, aura été sous l'emprise d'un lobby herzégovinien
sans scrupules, profiteur et corrupteur, au point de pousser à
la démission l'année dernière quelques-uns
des plus proches membres de l'entourage du président.
Quant
au sort de la Bosnie, Franjo Tudjman n'a jamais dissimulé
le grand cas qu'il en faisait. En mai 1995, invité à
Londres à un dîner où il avait pour voisin
de table le leader du Parti libéral-démocrate Paddy
Ashdown, il dessina schématiquement le plan de partage
de la Bosnie qu'il avait en tête : une ligne grossièrement
ébauchée sur un menu, nouvelle frontière
serbo-croate, avec Banja Luka et Sarajevo du côté
de la Croatie, Tuzla du côté de la Serbie. Sans honte
; sincèrement convaincu que le plus simple moyen de régler
le problème bosniaque était de faire disparaître
la Bosnie de la carte. S'était-il entendu sur ce schéma
avec Milosevic ? On l'en soupçonna, comme on l'en avait
déjà soupçonné à des stades
antérieurs de la crise dans l'ex-Yougoslavie. Certains
observateurs ont recensé les contacts entre les deux hommes
durant cette crise et sont arrivés à un chiffre
dépassant la cinquantaine ; ce qui fait effectivement beaucoup
pour des ennemis historiques.
Les
Occidentaux ne l'entendaient pas ainsi. Sous la forte pression
des Américains, un cessez-le-feu est intervenu entre Croates
et Musulmans et Franjo Tudjman a accepté, par l'accord
de Washington du 1er mars 1994, qu'une fédération
croato-musulmane soit constituée en Bosnie. Cette initiative
américaine, appuyée par une aide active à
l'armée croate, débouchera à l'été
1995 sur la défaite militaire des Serbes en Croatie et
en Bosnie. Le 5 août,
l'armée croate reprend en deux jours le contrôle
de la Krajina aux mains des Serbes sécessionnistes depuis
1991 ; quelques jours plus tard, les forces croato-musulmanes
lancent en Bosnie une offensive qui provoquera la déroute
serbe et sera suivie, quelques mois plus tard, par l'accord de
paix de Dayton.
Pour
la reconquête de la Krajina, comme pour la conquête
de l'indépendance trois ans et demi plus tôt,
Franjo Tudjman a mérité de la patrie. |
Pour
la reconquête de la Krajina,
comme pour la conquête de l'indépendance trois ans
et demi plus tôt, Franjo Tudjman a mérité
de la patrie. Les Croates dans leur ensemble ne lui imputent pas
les exactions qui furent commises dans cette région en
août 1995, ni l'exode
massif des Serbes qui
y vivaient. Mais une fois parachevée l'indépendance
du pays avec le rétablissement de sa souveraineté
sur tout le territoire, ils seront progressivement de plus en
plus nombreux à souhaiter sortir de la période de
guerre et se réconcilier avec la normalité européenne.
LE
MESSAGE DE CONDOLÉANCES
DU PRÉSIDENT
JACQUES CHIRAC |
Paris,
le 11 décembre 1999
Monsieur
le Président,
C'est
avec émotion que j'ai appris la disparition du Président
TUDJMAN et je vous adresse mes condoléances les plus
attristées.
Avec
Franjo TUDJMAN, la Croatie perd un homme d'Etat qui l'a
menée vers l'indépendance.
Le
Président défunt a contribué à
la signature des accords de Dayton/Paris, qui ont mis un
terme à conflit tragique. Il a toujours su représenter
dignement son pays et s'est efforcé de contribuer
à son rapprochement avec l'Europe, à laquelle
la Croatie n'a jamais cessé d'appartenir.
Ayant
rencontré à plusieurs reprises le Président
TUDJMAN, notamment lors de sa visite en France, je garde
le souvenir d'un homme de conviction, également ouvert
au dialogue.
Je
suis convaincu que le peuple croate sortira renforcé,
dans son désir de réformes, de démocratisation
et de paix, de cette épreuve.
Je
vous prie d'agréer, Monsieur le Président,
l'expression de ma haute considération.
Jacques
CHIRAC
Monsieur
Vlatko PAVLETIC
Président de la République de Croatie
par intérim
|
Franjo
Tudjman, lui, n'en sortira pas : adepte, à la manière
d'un ancien communiste, des cérémonies commémoratives
qui sont un hommage à lui-même autant qu'aux combattants
tombés ; adepte de la même manière d'une forme
de pouvoir autoritaire dérivé de l'état d'urgence,
qui s'embarrasse assez peu du respect des libertés démocratiques
; flirtant avec la droite extrême dans le recours persistant
aux thèmes de guerre, dans sa sollicitude envers les Herzégoviniens
dont il finira par devenir l'otage ; trahissant, par le traitement
qu'il réserve aux Serbes qui sont restés dans le
pays, à ceux surtout qui cherchent en vain à y rentrer,
la vraie nature de son nationalisme. Rusant néanmoins avec
la communauté internationale qui le surveille, donnant
des gages de temps en temps, évitant l'affrontement ouvert,
sans que l'on sache encore très bien ce qui dans ce jeu
relevait d'une pure duplicité ou d'un réel sentiment
d'injustice et d'incompréhension.
En
1941, le jeune
Franjo Tudjman, âgé de dix-neuf ans, a rejoint les
partisans conduits par Tito dans leur
lutte contre le régime « indépendant »,
sanguinaire, que les nazis ont mis en place à Zagreb. Il
fera après la guerre un brillant début de carrière
militaire, avant d'opter pour l'Histoire - marxiste - dans les
années 60. C'est alors qu'il paraît prendre conscience
que l'un des thèmes de propagande préférés
des Serbes qui dominent l'appareil communiste consiste à
accuser les Croates de collaboration avec le nazisme. Il ne cessera,
jusqu'à sa mort, de combattre obsessionnellement ce thème
de la propagande serbe (promis à une belle carrière),
qu'il tient pour une contre-vérité historique infamante.
Exclu du parti, brouillé avec le régime de Tito
dont il tâte des prisons au début des années
70, il devient militant du nationalisme croate, pourfendeur des
inégalités dans une Fédération yougoslave
dominée par les Serbes. Il trouvera les soutiens matériels
de son combat auprès des Croates de l'étranger,
ceux qui ont fui le communisme et leurs descendants, très
nationalistes, nostalgiques souvent de l'« indépendance »
fantoche de 1941
à 1945, de ces quatre seules années où la
Croatie avait existé en tant que telle.
En
1941, le jeune Franjo Tudjman, âgé de dix-neuf
ans, a rejoint les partisans conduits par Tito dans leur
lutte contre le régime « indépendant
», sanguinaire, que les nazis ont mis en place à
Zagreb. |
Tels
sont les ingrédients - disparates, contradictoires - dont
fut fait le révisionnisme de Franjo Tudjman. Quelques semaines
avant sa mort, il protestait encore de sa bonne foi d'historien
dans la querelle sur le nombre des victimes du camp d'extermination
de Jasenovac : 40 000, selon
lui, contre le chiffre couramment avancé de 700 000 ; «
seule la vérité est utile, disait-il ; les exagérations
ne font qu'engendrer des malentendus et de nouvelles haines ».
Sans doute, et le chiffre n'a pas été sans conséquences
pour la Croatie. Mais Franjo Tudjman n'aura guère aidé
le pays à clarifier son passé en lançant
il y a quelques années une initiative dite de « réconciliation
» qui consistait en fait à mettre sur le même
plan les oustachis et leurs victimes ; ni en dotant l'Etat nouvellement
indépendant des mêmes symboles (notamment le drapeau
à damier) que ceux du régime d'Ante Pavelic,
sous prétexte qu'ils étaient les symboles de la
Croatie, pas de tel ou tel régime ; ni non plus en débaptisant
la place des « Victimes du fascisme » pour la dédier
aux « Héros de la Croatie »... Après
Franjo Tudjman, tout reste encore à faire pour les Croates,
hormis l'indépendance.
Claire
Tréan
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