La
Croix,
22/09/1995
LIBRE OPINION
Ex-Yougoslavie
: Espoirs de paix
Le
plus probable est désormais une paix juste. La nécessité
d'une Bosnie-Herzégovine indépendante et unie. La
Grande Serbie est morte.
par Nicolas Wapler (*)
En
un peu moins de deux
mois, la situation en ex-Yougoslavie s'est complètement
transformée. Deux éléments nouveaux de la
plus grande importance sont apparus : d'une part, les défaites
en série des Grands Serbes et, d'autre part, la relance,
sous l'égide des Etats-Unis, du processus de paix. Ces
éléments sont fondamentaux et désormais il
est permis de penser que la paix reviendra dans cette région
meurtrie.
La première des grandes défaites serbes date du
début du mois d'août. En trois jours, l'armée
croate a repris le contrôle
de la Krajina, regagnant ainsi presque tout le territoire
qui lui avait été enlevé par les Serbes en
1991. Cette opération est un échec majeur pour l'idéologie
grand serbe. Un des piliers de cette doctrine, on le sait, est
le rassemblement de toutes les « terres serbes »
et de tous les Serbes en un seul Etat. Province pourtant incontestablement
croate, la Krajina était, avec son peuplement à
majorité serbe dans certains de ses districts, le symbole
de cette « terre serbe » qu'il fallait arracher à
l'ennemi et ramener dans le giron de l'Etat grand serbe. Elle
était aussi la plate-forme indispensable à la conquête
de la côte dalmate, conquête essentielle pour les
Serbes qui du même coup, auraient atteint un autre de leurs
objectifs, l'affaiblissement définitif de la Croatie, voire
sa destruction.
Nouveaux maîtres du jeu
Tout cela est raté. La victoire croate en Krajina est maintenant
suivie par des avancées décisives des armées
croates et musulmanes en Bosnie-Herzégovine. Des milliers
de kilomètres carrés passent en ce moment même
sous contrôle bosniaque. La ville de Banja Luka, autre symbole
de l'idéologie grand serbe et siège de ses pires
extractions, est menacée. Par toutes ces actions, les Croates
et les Bosniaques ont démontré que non seulement
ils étaient invaincus, mais qu'au contraire ce sont eux
qui maintenant sont les maîtres du jeu.
L'autre
élément, c'est l'initiative de paix américaine
dirigée par Richard Holbrooke. Celle-ci a commencée
au lendemain même de la reprise de la Krajina par les Croates.
En moins d'un mois, la mission américaine a franchi au
pas de charge toutes les difficultés d'un processus complexe
fait de négociations, de menaces, d'ultimatums, de promesses,
de bombardements de l'Otan, de concessions et d'inflexibles exigences,
elle a abouti aux accords de Genève entre Croates, Serbes
et Bosniaques. Et ce n'est que la première étape.
Mais tout cela fera-t-il la paix ? Et surtout cette paix juste
que les populations attendent ?
A première vue on pourrait en douter. Les accords de Genève
portent sur un certain nombre de principes. La reconnaissance
par la Serbie de la Bosnie-Herzégovine comme Etat souverain
dans ses frontières actuelles ; _ la reconnaissance par
la communauté internationale et par toutes les parties
de deux entités composantes, République serbe de
Bosnie-Herzégovine, et Fédération croato-musulmane
; _ le respect des droits de l'homme ; _ la liberté de
circulation et le retour des réfugiés (ou le paiement
en leur faveur d'une juste compensation) : _ enfin l'acceptation
d'un découpage territorial sur la base des 49/51
%. Ce plan de paix ressemble à tous ceux qui l'on précédé.
N'est-il pas encore une fois un plan de partage de la Bosnie selon
des lignes ethniques, un plan qui consacrera conquêtes et
nettoyage ethnique serbes ? Beaucoup d'observateurs le pensent
tout en le regrettant.
Et pourtant, cette analyse pessimiste est bien sûr insuffisante.
Elle ne prend pas en considération l'essentiel qui n'est,
ni la lettre de l'accord ni l'accord lui-même, pourrait-on
dire, la volonté des uns et des autres, mais la dynamique
dans laquelle cet accord s'inscrit. Tous les plans qui ont précédé
l'actuelle tentative américaine étaient désastreux
non à cause des clauses qu'ils proposaient mais à
cause de la dynamique dans laquelle ils s'inséraient, une
dynamique de réalisation de la Grande Serbie, avec, il
faut le dire, le consentement des puissances. La situation actuelle
est toute différente puisque la dynamique de fond est,
sur le plan militaire, favorable aux Croates et aux Bosniaques,
et sur le plan politique, caractérisée par l'effondrement
de l'idéologie grand serbe. L'interprétation pessimiste
des accords de Genève est une interprétation qui
n'a pas encore mesuré l'importance des événements
de cet été et de ce qui se passe en ce moment.
Autonettoyage ethnique
On a pourtant encore le droit de craindre la paix injuste de «
partage de la Bosnie », mais elle n'est pas la plus
probable. La plus probable est désormais une paix juste,
d'unité de la Bosnie-Herzégovine, quelle que soit
la forme juridique que cette unité prendra. Pour en juger,
nous devons procéder à une analyse. Voyons d'abord
les dangers et commençons par le danger que l'opération
de reconquête de la Krajina a mis au jour.
Ce danger, c'est que les Grands Serbes, qui sont maintenant
en position de faiblesse, ne raidissent certains aspects
de leur projet, et en particulier leur politique de
nettoyage ethnique, que, d'une part ils « purifient
» totalement les zones qu'ils contrôlent
et, d'autre part, qu'ils évacuent
systématiquement leur propre population
des régions qu'ils perdent. L'exode
organisé des Serbes de la Krajina en une
sorte de gigantesque « autonettoyage
ethnique » (le mot est du nationaliste serbe
Vuk Draskovic), l'actuelle et tragique fuite
des populations serbes devant l'avancée
des Croates et des Bosniaques en Bosnie, les campagnes
de nettoyage ethnique en Bosnie et en Serbie prouvent
que c'est actuellement la politique que conduisent
les Grands Serbes et que s'ils sont contraints de renoncer
à une Serbie « grande » ils la veulent
néanmoins « pure ».
Conditions pour une paix juste
Le deuxième danger, ce sont les puissances, la communauté
internationale, et en particulier les Etats-Unis puisqu'ils jouent
le rôle décisif. Il est à craindre que le
processus de retour à la paix mis en oeuvre, même
s'il se montre sévère à l'égard du
projet grand serbe, n'aboutisse quand même à lui
faire des concessions excessives et que les forces qui veulent
la Grande Serbie puisent dans les négociations une sorte
de vigueur... alors qu'il faudrait qu'elles disparaissent de la
scène.
Ces dangers sont très réels, mais ils ne doivent
pas masquer les facteurs qui pèseront en faveur d'une véritable
paix, une paix juste, une paix construite autour de l'unité
de la Bosnie-Herzégovine et sur le principe du retour des
réfugiés. Ces facteurs sont à l'évidence
plus puissants que les dangers. Qu'on en juge.
_ Le premier est pratique. La division de la Bosnie-Herzégovine
est impossible à réaliser sans l'acceptation par
tous, et avant tout par les intéressés eux-mêmes,
des immenses déplacements forcés de populations
que les Serbes ont provoqués. Comment peut-on convaincre
ces populations que leur exil est définitif alors qu'elles
le vivent comme un mal temporaire ? Aucun gouvernement bosniaque
ne pourrait imposer cela, surtout dans le climat actuel de victoire.
_ Le deuxième facteur est social. Les Serbes, les Croates
et les Musulmans se distinguent les uns des autres autant socialement
que culturellement parlant. Les Musulmans sont souvent gens de
villes et les Serbes gens de la campagne, et ce fait s'exprime
socialement de nombreuses manières. Permettons-nous une
image, comment peut-on diviser un pays en mettant d'un côté
les médecins, les avocats, les employés de bureau
et les ingénieurs et, de l'autre, les paysans, les douaniers
et les policiers ? C'est impossible sauf si l'on brise la société
elle-même sans espoir de la remplacer par rien qui puisse
fonctionner avant deux générations. Sans la violence
grand serbe, les forces qui font la cohésion d'une société,
les nécessités de la vie, le besoin d'échanger,
de communiquer, de se déplacer et de se retrouver reprendront
nécessairement le dessus et l'emporteront sur les fumées
de l'idéologie et sur les blessures et les rancunes que
la guerre a provoquées.
_ Le troisième facteur découle des impératifs
stratégiques des uns et des autres. Contrairement à
une idée reçue, la Croatie n'a pas intérêt
au dépeçage de la Bosnie-Herzégovine. Elle
a intérêt au contraire à l'existence d'une
Bosnie-Herzégovine entière, prospère et indépendante.
Cet Etat tampon lui est indispensable pour éloigner les
Serbes de la côte dalmate et éviter à jamais
une réédition des drames de ces dernières
années.
Fossoyeurs
Maintenant, voyons l'intérêt bien compris de la Serbie.
Eh bien, paradoxalement, elle aussi a maintenant intérêt
à l'existence d'une Bosnie unie et indépendante.
Examinons cette question plus en détail. Le projet de Grande
Serbie n'existe que s'il y a démembrement de la Bosnie-Herzégovine.
Mais il n'est viable que dans un contexte de destruction de la
Croatie, d'une Croatie réduite « aux terres que l'on
peut voir du haut du clocher de la cathédrale de Zagreb
». Si la Croatie n'est pas brisée, alors c'est tout
le concept qui s'effondre. Or, la Croatie n'est pas brisée.
Si les Serbes veulent quand même faire une Grande Serbie
en prenant ce qu'ils peuvent de la Bosnie-Herzégovine sans
avoir su, ni conquérir leur fameuse sortie sur la mer ni
garder la Krajina, alors ils sont leurs propres fossoyeurs. Leur
politique consiste à sceller le rapprochement entre les
Croates et les Musulmans jusqu'à ce qu'il devienne, quelles
que soient ses formes constitutionnelles, une indissociable union.
Ce n'est pas la Grande-Serbie que les Grands Serbes créent,
mais la « Grande-Croatie » et cela malgré les
Croates eux-mêmes pour qui le concept n'a aucune signification.
Il est facile de juger une politique qui suscite un ennemi puissant
et irréductible, qui provoque chez lui deux millions de
réfugiés, dont la pièce maîtresse est
une province ruinée, vidée de sa population d'origine,
encerclée, indéfendable. Une telle politique est
illogique. C'est pour cela que le pouvoir de Belgrade est en train
de la réviser. « Dieu fasse que les Croates s'arrêtent
sur la rivière Drina », s'inquiètent les journaux
de Belgrade qui ne soupçonnent pas encore que si les Serbes
veulent éviter le désastre, il faut que la Bosnie-Herzégovine
reste une. La division de la Bosnie-Herzégovine est une
idée folle, irréalisable, impraticable et que nos
gouvernants n'ont crue possible que parce qu'ils n'écoutaient
que les idéologues de la Grande Serbie. D'ailleurs, si
elle était possible, il y a longtemps, au siècle
dernier sans doute, qu'elle se serait produite.
La paix sera sûrement un processus évolutif. La forme
qu'elle prendra est évidemment impossible à prévoir,
mais il est maintenant certain que le cauchemar grand serbe est
en train de s'évanouir. Certes, rien n'effacera le formidable
gâchis qu'une poignée de fous auront réussi
à provoquer. L'affaire n'est pas terminée. Il y
aura encore de nombreux rebondissements, des soubresauts, des
drames aussi peut-être. Pourtant, on peut déjà
affirmer que la Grande Serbie est morte. C'est la Bosnie-Herzégovine
qui vient d'être mise sous perfusion. C'est la Bosnie-Herzégovine
qui se rétablira. Espérons que tous les bons docteurs
qui s'activent autour de son chevet le comprennent et qu'aucun
d'entre eux ne mettra le pied sur le tuyau.
*Groupe
d'influence pour le rétablissement de la paix en Croatie
et en Bosnie-Herzégovine.
|