Le
Monde, 16/12/1992
DEBATS
Si Sarajevo devait
tomber...
Par Pascal Bruckner
SI Sarajevo
devait tomber avant Noël ou peu après et ses défenseurs être
passés par le fil de l'épée comme ceux de Vukovar il y a
un an, nous serions tous directement responsables de ce crime contre la civilisation
européenne. Tout ce que cette ville symbolise, un certain style de vie
fondé sur la tolérance et l'urbanité, la coexistence harmonieuse
entre juifs, musulmans, catholiques et orthodoxes, tout cela sombrerait sous les
coups de la barbarie serbe. Et nous porterions la culpabilité du massacre
des Musulmans, comme nos pères ont porté celle du génocide
des juifs et des Tziganes après la guerre.
Si Sarajevo
devait tomber, ce serait le feu vert donné à tous les extrémistes
d'Europe orientale : des néo-nazis de l'ex-RDA, adeptes à leur façon
de la purification ethnique, jusqu'aux ultranationalistes russes, baltes, hongrois,
roumains, grecs pressés d'en découdre avec leurs minorités
et leurs étrangers, et qui auront trouvé en Milosevic leur grand-prêtre,
leur guide, leur modèle.
Si Sarajevo
tombait, entraînant à sa suite le reste de la Bosnie indépendante,
ce serait un encouragement formidable apporté aux fondamentalistes de l'islam
(dont les Serbes, dans leur crétinisme meurtrier, sont les alliés
objectifs), qui pourraient nous accuser à juste titre de faire la guerre
aux musulmans lorsqu'il s'agit de défendre nos puits de pétrole,
comme au Koweït, mais de les abandonner dès qu'il faut les protéger
de la persécution raciale et religieuse. Et les intégristes auraient
un argument en or pour imposer leur fanatisme et leur obscurantisme parmi les
réfugiés bosniaques.
Si Sarajevo
tombait, entraînant à sa suite le reste de la Bosnie indépendante,
les intégristes auraient un argument en or pour imposer leur fanatisme
et leur obscurantisme parmi les réfugiés bosniaques.
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Si Sarajevo
tombait, ce serait aussi un terrible révélateur de l'état
moral de l'Europe ; de ce continent qui ne cesse de parler de droit et de démocratie
mais qui n'est même pas capable de porter assistance à ceux qui la
supplient d'intervenir au nom de ces mêmes valeurs lorsqu'elles sont en
butte à la violence et au totalitarisme. Cela serait la preuve que les
extrémistes serbes, dans l'immense mépris qu'ils nous portent, ont
hélas raison : que nous sommes bien décadents, avachis, apathiques,
égoïstes, collabos dans l'âme, capitulards, prêts à
tous les renoncements pour préserver notre paix de consommateurs. "J'aurais
honte d'être français et européen"
Si Sarajevo
tombait, j'aurais honte de m'appeler George Bush, Helmut Kohl, John Major, François
Mitterrand, complices passifs des tueries, coupables par omission, coupables de
n'avoir pas tout tenté pour arrêter l'agression. J'aurais honte pour
ceux qui, du haut de leurs positions de commandants en chef des forces de l'ONU
à Sarajevo, n'ont cessé d'insulter les victimes, de les mettre sur
le même plan que leurs bourreaux ou de les appeler à la reddition.
J'aurais honte plus simplement d'être français et européen,
ces deux termes ne désignant plus une certaine idée de l'homme et
de la culture mais une qualité particulière de lâcheté
et d'infamie.
Si Sarajevo
tombe, comme tout hélas le laisse prévoir, alors se réalisera
l'horrible prédiction de George Orwell : " Pour vous représenter
l'avenir, imaginez une botte frappant un visage à terre... éternellement.
"
Pascal
Bruckner est philosophe.
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