Le
Monde, 08/04/1994
DEBATS
Punir Milosevic
Par Pascal Bruckner
Dans
l'euphorie des hostilités suspendues à Sarajevo et de la réconciliation
croato-musulmane, on en vient presque à oublier l'essentiel : l'écrasante
responsabilité du régime de Milosevic dans le carnage. Car la guerre
inaugurée en 1989 au Kosovo avec la suppression du statut d'autonomie des
Albanais et l'instauration d'un régime d'apartheid en plein coeur de l'Europe,
cette guerre très largement gagnée en Croatie et en Bosnie, a été
entièrement préméditée et préparée par
Belgrade.
C'est Milosevic
qui, dès 1987, de concert avec l'intelligentsia et l'Eglise orthodoxe,
a lancé une campagne de propagande échevelée pour persuader
son peuple qu'il détenait, en raison de ses « souffrances »,
des droits historiques sur les autres Républiques de la fédération.
C'est sous son influence que les nationalistes serbes, imbus de leur supériorité
culturelle et religieuse et rêvant de reconstituer l'Empire byzantin, sont
devenus fous de haine et de mépris pour leurs voisins, qu'ils ont diabolisés
et déshumanisés. C'est sous son règne, enfin, qu'ont proliféré
les milices dirigées par des psychopathes avérés et délégués
à toutes les basses besognes : nettoyage ethnique, viols de masse, tortures,
massacres, liquidations, etc.
Châtier
ses responsables, c'est éviter au peuple serbe d'être inculpé
collectivement, c'est lui permettre de retrouver sa place dans la communauté
des nations.
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Légal
sur le plan intérieur puisque régulièrement élu, le
gouvernement de Milosevic est illégitime du point de vue du droit international
puisqu'il s'est rendu coupable de crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes
contre l'humanité et d'une tentative d'extermination sur les peuples croate
et bosniaque. Tant que le « boucher des Balkans » restera au pouvoir,
il n'y aura aucune concorde possible entre les populations. C'est à Belgrade
que le cancer est né, c'est à Belgrade qu'il doit être extirpé
en premier lieu. Car le même régime, viscéralement anti-européen
et anti-libéral, qui a déclenché la guerre peut la reprendre
demain à plus large échelle si les circonstances s'y prêtent.
Dans cette
affaire, la communauté internationale dispose d'une arme de poids : l'embargo
imposé à la nouvelle Yougoslavie. Il suffit de proposer à
cette dernière le marché suivant : la levée immédiate
des sanctions contre la Serbie et le Monténégro en échange
de la destitution de Milosevic et de ses hommes et de leur remise aux autorités
de l'ONU afin qu'ils soient jugés et punis. Certes, des atrocités
ont été commises dans les trois camps et tous les coupables devront
être sanctionnés avec la même sévérité.
Mais il n'y a aucune commune mesure entre les horreurs des agressés et
celles des agresseurs.
Châtier
ses responsables, c'est éviter au peuple serbe d'être inculpé
collectivement, c'est lui permettre de retrouver sa place dans la communauté
des nations et pourquoi pas d'intégrer un jour l'Europe lorsque la situation
s'y prêtera. Mais il faut faire vite : car déjà Milosevic,
dit-on à Belgrade, pressé de retrouver une virginité, procéderait
à la liquidation discrète des tueurs les plus compromettants, de
crainte qu'ils ne parlent. Si l'Europe, qui a fait preuve dans cette crise d'une
consternante passivité, échoue à imposer le droit dans l'ex-Yougoslavie,
elle n'a plus de raison d'être.
Pascal
Bruckner est philosophe.
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