Le Monde, 18/03/1993

POINT DE VUE
L'inutilité du XXe siècle
En ex-Yougoslavie, le roi est nu : la froide raison des experts cache une abdication devant la force brute

par Alain Finkielkraut

On n'avait pas toujours raison naguère de se révolter. Du moins la révolte et l'indignation pouvaient-elles parfois déranger ou perturber l'ordre des choses. Désormais tout fonctionne en vase clos, tout se passe entre gens du même monde : l'image, le commentaire, l'invective. La révolte elle-même fait partie du spectacle. La posture morale est intégrée dans le circuit de la communication. Elle en est l'un des ingrédients obligés et se trouve placée sous la juridiction quasi exclusive d'un club d'atrabilaires tous terrains dont le nom de code est "intellectuels". Ces préposés à l'emportement accompagnent les nouvelles d'Algérie, de Kigali, du Bangladesh ou de la Bosnie d'une sorte de cri primal ou de vocifération continue qui tend à devenir comme la musak de l'actualité planétaire.

Devant cette véhémence indifférenciée, le prince, ses experts et ses ministres oscillent entre la condescendance et l'énervement. Mais, dans tous les cas, elle leur sert de repoussoir. Ensemble, ils forment le duo de la Raison et de la Colère. Lors même qu'ils rendent hommage à la chaleur de l'émotion, les responsables s'enorgueillissent de savoir, quant à eux, garder la tête froide. S'ils saluent ou reconnaissent la sincérité des ardeurs justicières, c'est pour s'applaudir aussitôt de rester sobres, impavides et clairvoyants. L'intensité de l'affect fait valoir, par contraste, leurs capacités intactes d'analyse et d'anticipation. Aux réflexes généreux qu'ils respectent, ils opposent le dur labeur de la réflexion, moins immédiatement sympathique mais infiniment plus méritoire. Aux coups de coeur lyriques et aux coups de gueule furieux qu'engendre le téléspectacle chaotique d'un monde en convulsion, ils répondent par la nécessité de maintenir le cap, de bien distinguer les maux qui dépendent de nous de ceux qui n'en dépendent pas et, surtout, de voir l'impossible, c'est-à-dire de prendre en compte tout ce que ne montre pas l'image : le passé et le possible, les causes et les conséquences, la profondeur historique et les retombées de l'action.

DOSSIER
L'ENGAGEMENT DES INTELLECTUELS FRANÇAIS PENDANT LA GUERRE

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 G.-M. Chenu :18 novembre 1991, la chute de Vukovar
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C'est précisément de cette hauteur de vue que Robert Schneider crédite le président de la République française dans le chapitre de son livre sur les dernières années du règne, consacré au drame yougoslave : "L'histoire lui saura sans doute gré d'avoir eu le courage _ oui, le courage ! _ de résister aux pressions, fussent-elles sympathiques, et d'avoir eu la sagesse de ne pas prendre les mesures qui lui auraient valu, sur le moment, une belle popularité" (1).

La confiscation de la citoyenneté internationale par quelques imprécateurs polyvalents est donc deux fois déplorable : si l'on excepte la question algérienne, ultime bastion, en France, de l'engagement classique, elle renforce l'apathie de l'opinion en réduisant l'action publique à une gesticulation olympienne et dérisoire. Elle conforte ceux que Hannah Arendt appelait "les spécialistes de la solution des problèmes" dans l'idée que moins on est ému, plus on est intelligent et que ce n'est pas la résistance à l'agression, à l'occupation et à la purification ethnique qui fait les grands hommes, mais la résistance au désir de résister.

Défendre les vérités de fait

S'il est sans doute trop tard pour soustraire l'engagement politique à la logique du spectacle et à l'inexorable guignolisation de toutes choses, on peut encore essayer de dire que le roi est nu et que la raison des experts est, pour ce qui concerne l'ex-Yougoslavie, la rationalisation d'un effroyable fiasco. Il y a quelque temps déjà que Pascal avait prévenu : "La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force."

On a fait exactement le contraire depuis l'invasion de la Croatie. On a soigneusement séparé ce qu'il aurait fallu impérativement mettre ensemble. Résultat : la force s'est moquée du droit et il ne reste plus au droit qu'à homologuer les conquêtes de la force.

Comment échapper à la honte de cette abdication ? En accusant non plus le fauve mais la proie ; en traitant de jusqu'au-boutistes insensés ceux-là mêmes qui ont accepté tous les compromis et signé tous les plans de paix successivement proposés par la communauté internationale ; bref, en transférant la culpabilité de la force vers ses cibles. Les stratèges et les politologues qui affirment aujourd'hui que tout le mal est venu d'une reconnaissance prématurée de la Slovénie et de la Croatie attentent à la chronologie pour conjurer ou pour atténuer notre débâcle. Et quand ils imputent la responsabilité des récents combats aux troupes bosniaques ou au mauvais génie extérieur qui les aurait jetées dans la gueule du loup, ils ajoutent la diffamation à l'abandon où ont été laissées les victimes.

A défaut de pouvoir sauver les hommes, la terre et les pierres, il faut au moins défendre les vérités de fait contre la manipulation des compétents et des officiels. Ce n'est pas la sécession de la Slovénie et de la Croatie qui a engendré la violence, c'est la mainmise violente de la Serbie sur la Yougoslavie qui a provoqué la sécession. Les déclarations d'indépendance n'ont pas précédé mais suivi le Memorandum de l'Académie des sciences et des arts de Belgrade dénonçant (à l'instar des grands programmes paranoïaques du siècle) une conjuration contre le peuple serbe, puis l'écrasement du Kosovo et le boycott des produits slovènes pour faire échec à cette conjuration, et enfin la fin de non-recevoir systématiquement opposée par Slobodan Milosevic à toute réforme de l'Etat fédéral.

La reconnaissance européenne est intervenue après la destruction de Vukovar et la fin de la guerre en Croatie.

De même, la décision américaine de ne plus participer à la surveillance de l'embargo a été prise plusieurs semaines après le début de l'offensive bosniaque à Bihac. Celle-ci a-t-elle été une terrible erreur stratégique ? Peut-être, mais il ne faut pas oublier que, depuis le mois de mai de cette année, sur 138 convois humanitaires à destination de cette zone de sécurité, 132 ont dû rebrousser chemin.

Ce n'est pas la sécession de la Slovénie et de la Croatie qui a engendré la violence, c'est la mainmise violente de la Serbie sur la Yougoslavie qui a provoqué la sécession [...] La reconnaissance européenne est intervenue après la destruction de Vukovar et la fin de la guerre en Croatie.

Comme le dit Haris Siladjdzic, le premier ministre bosniaque : "A l'approche de l'hiver, le cinquième corps a tenté une ouverture pour permettre le ravitaillement d'une population assiégée depuis trois ans. Peut-on vraiment qualifier d'offensive téméraire une tentative de survie pour briser un encerclement ?" Et cette tentative n'aurait pas été condamnée à l'échec si les Serbes de Bosnie n'avaient reçu le renfort de leurs "frères" de Krajina, censés être désarmés d'après l'accord qui a été signé le 2 janvier 1992 sous l'égide des Nations unies et que les "casques bleu" avaient pour mandat de faire appliquer.

Un parallèle inévitable et criant

Quant à dire de la guerre qui se déroule sous nos yeux qu'elle est un conflit entre "les communautés bosniaques" selon les termes longuement étudiés et diplomatiquement choisis du communiqué publié le 25 novembre par la présidence de la République et les services du premier ministre, c'est aussi pertinent que de décrire la révolte du ghetto de Varsovie comme un conflit de la communauté juive et de la communauté allemande. Le 6 avril 1992 _ jour de la reconnaissance internationale de la Bosnie-Herzégovine _, les manifestants qui défilaient pacifiquement dans les rues de Sarajevo appartenaient à toutes les communautés bosniaques. Les tireurs qui les ont alors mitraillés agissaient sur ordre de Belgrade et ne faisaient aucun mystère de leur objectif final : conquérir un maximum de territoire pour l'annexer à la Serbie. Il est vrai qu'à force de reculades, l'instigateur de la guerre et du nettoyage a été promu, depuis lors, à la dignité de recours suprême et d'arbitre de la paix sans rien offrir de substantiel en contrepartie.

Mais _ j'entends déjà l'objection _ n'est-ce pas remplacer l'analyse par l'amalgame et la critique par le cri que de comparer ainsi des choses incomparables ? Pourquoi cette référence à Hitler ? Pourquoi ne pas accepter cette guerre dans sa spécificité balkanique, voire dans sa nouveauté post-totalitaire ?

Geste raciste, slogan impérial

Parce que cet apparent scrupule témoigne du souci, non de comprendre l'horreur, mais d'échapper à son injonction. Parce qu'à chasser ainsi les réminiscences, on n'affronte pas la vérité du moment actuel, on s'en protège. Parce que, de l'obsession du complot à la guerre totale, le parallèle est inévitable et criant. Parce que, si la tragédie de l'époque avait affecté l'esprit de l'époque, on ne pourrait pas dire, comme l'a fait encore récemment Bernard Kouchner, qu'étant donné la résolution des Serbes il ne fallait pas reconnaître la Slovénie et la Croatie. Si, au-delà des commémorations incessantes et de l'unanime rhétorique antitotalitaire, les noms de Munich, d'Hitler, de Staline évoquaient vraiment quelque chose, si les événements dont ces noms sont porteurs avaient fait événement, il n'aurait tout simplement pas été possible d'ériger la résolution de la force brute et la pure volonté de puissance en argument pour la force brute, en raison de céder à la puissance.

Le jour où le gouvernement français lançait son appel à "un règlement de paix négocié, seule solution durable du conflit des communautés bosniaques", une image faisait le tour du monde. Elle montrait un soldat des forces serbes de Bihac qui obligeait un prisonnier musulman à porter le fez et à chanter "La Bosnie appartient à la Serbie comme Moscou appartient à la Russie" : geste raciste, slogan impérial, humiliation absolue.

La coïncidence entre ce texte feutré et cette insupportable image est accablante. Elle prouve que le XX siècle qui s'est terminé, dit-on, le 9 novembre 1989 avec la fin du communisme et la fin de la guerre froide, a été un siècle pour rien. A voir le succès grandissant de la pensée du complot dans la société russe en décomposition, on peut donc tout craindre du post-scriptum commencé, voilà plus de trois ans, en Croatie et en Bosnie.

Alain Finkielkraut est philosophe.

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