26/03/1999
LA
GUERRE DU KOSOVO
L'intervention
militaire française en débat à l'Assemblée
nationale
L'intervention
militaire de l'OTAN contre la Serbie au printemps 1999 a donné
lieu à l'Assemblée nationale à un débat
parlementaire au cours duquel se sont exprimé le Premier
ministre français, ainsi que chaque groupe parlementaire.
Ce premier débat au Palais Bourbon consacré à
l'ex-Yougoslavie fut l'occasion de revenir sur les quatre guerres
provoquées par le régime de Slobodan Milosevic,
en Slovénie, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et
au Kosovo. Le lecteur trouvera ci-dessous un extrait des débats,
notamment les interventions du Premier ministre, Lionel
Jospin, et de l'ancien ministre français des Affaires
étrangères, Jean-Bernard Raimond,
qui en connaisseur de la région revient sur les circonstances
de l'éclatement de la Yougoslavie et de l'indépendance
de la Croatie.
ASSEMBLÉE
NATIONALE
SÉANCE DU 26 MARS 1999
COMPTE
RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. LAURENT FABIUS
SITUATION
AU KOSOVO
Déclaration du Gouvernement et débat sur cette déclaration
M.
le président.
L'ordre
du jour appelle la déclaration du Gouvernement sur la situation
au Kosovo et le débat sur cette déclaration.
La
parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre.
Monsieur
le président, mesdames et messieurs les députés,
mercredi 24 mars, à dix-huit heures cinquante, l'Organisation
du traité de l'Atlantique Nord a engagé des opérations
militaires en République fédérale de Yougoslavie.
Sur décision du Président de la République
et en accord avec le Gouvernement, la France y participe aux côtés
de ses alliés.
Notre
pays, vous le savez, a tout fait pour qu'une issue politique soit
trouvée à la crise au Kosovo. En vain. Sauf à
abdiquer nos responsabilités et à nous résigner
à l'impuissance, l'emploi de la force était devenu
inéluctable.
Au
moment où nos forces allaient être engagées,
le Président de la République s'est adressé
au pays. Vous avez vous-mêmes souhaité, légitimement,
qu'un débat puisse se dérouler au Parlement sur
la situation au Kosovo. Je me serais volontiers exprimé
immédiatement devant vous, mais ma présence indispensable
aux côtés de M. le Président de la République
et de mes collègues premiers ministres dans le très
important Conseil européen de Berlin - qui s'est conclu
tôt ce matin par un accord nous a conduits à organiser
ce débat aujourd'hui.
Le
Gouvernement, croyez-le bien, a, de façon générale,
le souci de renforcer l'information du Parlement sur la politique
de défense de notre pays, dans le respect des règles
constitutionnelles et des prérogatives respectives des
pouvoirs exécutif et législatif. Dans la situation
actuelle, cette volonté de transparence à l'égard
de la représentation nationale est, à mes yeux,
particulièrement essentielle. Mardi dernier, je vous avais
indiqué que « le Gouvernement prendrait toutes les
initiatives utiles pour assurer l'information rapide et complète
du Parlement tout entier sur l'évolution de la situation
au Kosovo ».
Conformément
à cet engagement, et au-delà du rappel des faits
et de la description de notre dispositif militaire, je veux souligner
devant vous le sens et la portée que le Gouvernement donne
à la participation de la France aux opérations en
cours.
Depuis
dix ans déjà, les autorités de Belgrade refusent
aux Albanais du Kosovo - qui forment pourtant 90 % de la population
de cette province - l'exercice de leurs droits légitimes.
En 1989, la suppression du statut d'autonomie de ce territoire
a conduit à une radicalisation croissante des deux côtés.
Ainsi, le développement, depuis 1996, d'actions violentes
de la part de mouvements extrémistes est la conséquence
directe de la répression politique et militaire conduite
par le gouvernement serbe au Kosovo.
Le
cercle vicieux de la violence s'est enclenché : répression,
provocations, représailles, développement de la
guérilla et du terrorisme urbain, accentuation en retour
de la répression.
En
février 1998, les forces serbes intervenaient militairement
dans la Drenica. En avril de la même année, le pouvoir
serbe refusait toute médiation étrangère.
A l'été 1998, une offensive particulièrement
meurtrière, suscitant l'indignation de la communauté
internationale, était lancée. En dépit d'un
accord intérimaire laissant espérer au Kosovo un
certain degré d'autonomie, une nouvelle offensive serbe
était menée en septembre.
Sous
la menace militaire alliée, le Président Milosevic
acceptait, en octobre dernier, de retirer les forces spéciales
serbes, de cesser les actions contre la population kosovare et
de voir déployer les 2 000 vérificateurs de l'Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe.
Mais, après une période de relative accalmie, les
affrontements ont repris.
Ce
conflit, mesdames, messieurs, a déjà fait près
de 2 000 morts - dont de très nombreux civils - et provoqué
l'exode de centaines de milliers de personnes.
Face
à une situation d'une telle gravité, le groupe de
contact sur l'ex-Yougoslavie - comprenant la France, la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis, la Russie, l'Allemagne et l'Italie - décida,
en mars 1998, de se saisir de la crise kosovare. Toutes les voies
ont été dès lors empruntées : avertissements,
menaces, sanctions, embargo sur les armes, actions diplomatiques.
En
vain.
En
mai 1998, la communauté internationale facilita l'ouverture
de pourparlers directs entre M. Milosevic et M.
Rugova.
En
vain.
Ces
pourparlers ont en effet été suivis d'une violente
offensive serbe qui a déclenché une escalade d'affrontements
et a fait avorter cette tentative de dialogue.
A
vec Christopher Hill, l'émissaire américain ; Wolfgang
Petritsch, l'émissaire européen ; Boris Maïorski,
l'émissaire russe ; Jacques Huntzinger, l'envoyé
français, les navettes diplomatiques n'ont pas cessé
à la fin de l'année dernière et au début
de cette année.
En
vain.
Le
15 janvier dernier, à Racak, avec le massacre de quarante-cinq
Albanais, un nouveau degré était atteint dans l'horreur.
La
France et le Royaume-Uni ont alors, avec leurs partenaires du
groupe de contact, coprésidé et organisé
la relance diplomatique au début de l'année 1999
- ce que l'on a appelé le « processus de Rambouillet
». Notre pays n'a pas ménagé ses efforts et
je voudrais ici rendre hommage au travail inlassable du ministre
des affaires étrangères, M. Hubert Védrine.
La France a joué un rôle moteur au sein du groupe
de contact pour définir les termes de référence
d'une solution politique équilibrée et respectueuse
des grands principes du droit international.
En
vain.
En
effet, alors que, finalement, la délégation kosovare
signait le 18 mars dans leur intégralité les accords
de Rambouillet, le Président Milosevic, obstinément,
a refusé de faire de même, y compris lors de la dernière
tentative faite auprès de lui par M. Richard Holbrooke,
au nom du groupe de contact.
Ce
fut là le tournant de la crise.
D'ailleurs,
le Président Milosevic s'était déjà
engagé dans une remilitarisation intensive du Kosovo, signifiant
clairement par là son choix de la violence. Des forces
serbes sont arrivées en masse : 50 000 hommes avec du matériel
lourd, de l'artillerie, des chars. Les axes de communication ont
été minés pour isoler la province ; des actions
d'ampleur ont été menées pour réduire
les zones contrôlées par l'UCK ; un pilonnage systématique
des villages a été entrepris, faisant fuir les populations.
Le
Président yougoslave a ainsi choisi de porter l'entière
responsabilité de l'impasse politique actuelle.
Entre
la lettre commune signée par Hubert Védrine et Klaus
Kinkel, le 19 novembre 1997 appelant le Président
Milosevic à la retenue et à l'engagement d'un dialogue
avec les Albanais du Kosovo, et la lettre conjointe Védrine-Cook
du 23 février 1999, demandant au même Milosevic de
signer le projet d'accord de Rambouillet, quinze mois se sont
écoulés.
Quinze
mois de dégradation constante de la situation au Kosovo
même, d'extension et d'aggravation de la crise.
Quinze
mois d'exils forcés pour des populations terrorisées
et de destructions de villages entiers par les milices serbes
au Kosovo. Quinze mois de guerre et de risques croissants pour
la stabilité de l'ensemble des Balkans.
Après
les dramatiques événements de Bosnie, les mêmes
contradictions, les mêmes aveuglements, le même fanatisme,
les mêmes haines se déchaînent. Depuis des
décennies, l'Europe, en tout cas notre Europe, s'est refondée
sur la paix et le respect des droits de la personne humaine. Accepter
que ces valeurs soient bafouées aux portes de l'Union européenne,
c'eût été nous trahir. Ce qui est en cause
dans le conflit d'aujourd'hui, c'est une certaine conception de
l'Europe. Est-ce que nous acceptons sur notre continent le retour
de la barbarie ou est-ce que nous nous dressons contre elle ?
Pour nous, le choix est clair.
Au
service du droit, le recours à la force était devenu
inévitable.
Pour
répondre à la violation persistante, par Belgrade,
des engagements et obligations établis par le Conseil de
sécurité, pour s'opposer à des violations
graves et répété es des droits les plus fondamentaux
de la personne humaine, il nous fallait agir. Agir avant qu'il
ne soit trop tard. L'intervention militaire s'imposait, parce
que l'irrationalité du régime yougoslave ne laissait
pas d'autre choix, parce que nous ne pouvions pas nous résoudre
à l'impuissance.
Nous
ne pouvions accepter de regarder, résignés, ces
images terribles : la violence contre les civils, les villages
rayés de la carte, les flots de réfugiés.
Nous
ne pouvions accepter d'assister, interdits, à la préparation
de nouveaux massacres.
Vukovar,
Srebrenica, Sarajevo : à cette liste de villes martyres,
nous ne pouvions accepter de laisser ajouter, sans réagir,
Pristina, Klina, Srbica.
C'est
au nom de la liberté et de la justice que nous intervenons
militairement. Si la force sans le droit c'est toujours la tyrannie,
le droit sans la force c'est parfois l'impuissance. Comme l'a
d'ailleurs rappelé, mercredi, le Secrétaire général
de l'ONU, « le recours à la force peut être
légitime ».
Le
Conseil de sécurité est responsable au premier chef
du maintien de la paix et de la sécurité internationale.
A cette responsabilité primordiale, vous le savez bien,
je suis très attaché. Mais, dès lors que
le Conseil n'était pas en mesure d'agir pour en imposer
l'application, dès lors qu'il y avait urgence, alors, il
nous appartenait de prendre toutes nos responsabilités,
notamment au sein de l'Alliance atlantique.
D'autant
qu'en adoptant, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations
unies, qui concerne le recours à la force, les résolutions
1160 du 31 mars 1998, 1199 du 23 septembre 1998 et 1203 du 24
octobre 1998, le Conseil de sécurité a établi
clairement que la détérioration de la situation
au Kosovo représentait une menace pour la paix et pour
la sécurité internationale.
Par
la résolution 1199, en particulier, le Conseil de sécurité
a exigé des autorités de Belgrade qu'elles mettent
fin aux hostilités et qu'elles maintiennent un cessez-le-feu
au Kosovo, que cessent les actions des forces de sécurité
touchant la population civile, et que s'engage rapidement le dialogue
avec la communauté albanaise.
Belgrade
n'a respecté aucune de ces résolutions, n'a rempli
aucune de ses obligations, n'a assumé aucune de ses responsabilités.
A plusieurs reprises, au contraire, de façon délibérée,
la République fédérale de Yougoslavie a bafoué
les règles du droit international.
Notre
réaction a donc été mûrement pesée,
par le Président de la République et moi-même.
L'opération militaire en cours, longuement discutée
avec nos partenaires européens et nos alliés, a
été plusieurs fois repoussée pour laisser
toutes ses chances à la négociation, et aussi à
la Serbie.
Nous
ne faisons pas la guerre au peuple serbe. Nous gardons en mémoire
son passé héroïque dans la lutte contre l'oppression
nazie. Nous ne sommes pas les ennemis de la nation serbe, qui
a le droit légitime de se voir offrir un avenir dans une
Europe démocratique. Mais nous devons constater qu'aujourd'hui,
ce sont les autorités de Belgrade qui portent seules la
lourde responsabilité de la crise actuelle. Ce n'est pas
un peuple qui est visé, mais un appareil militaire et répressif.
Ce n'est pas une nation qui est mise au ban, mais un régime
récusant avec obstination les règles de la communauté
internationale.
Mesdames
et messieurs les députés, la France a décidé
de participer au dispositif militaire allié mis en oeuvre
par l'OTAN.
Que
recouvre cet engagement ? Un dispositif de frappe aérienne,
tout d'abord, destiné à exercer à l'encontre
de la Serbie une action coercitive sur des objectifs militaires
et à réduire sa capacité de nuire. Cette
action a aussi pour but de prévenir le risque d'une extension
et d'une exaspération des combats et des troubles qu'ils
suscitent. Elle vise enfin à ramener au plus vite le Président
Milosevic à la raison, c'est-à-dire au dialogue
et à la paix.
Cet
engagement recouvre ensuite une force terrestre en Macédoine,
initialement déployée pour protéger les vérificateurs
de l'OSCE et dont la présence est aujourd'hui un élément
de la stabilisation régionale.
Des
détachements de nos trois armées sont engagés.
Les
moyens aériens français dans la zone adriatique
se composent d'une quarantaine d'appareils de l'armée de
l'air et de l'aéronautique navale. Ces aéronefs
sont en mesure d'exécuter des missions diversifiées,
telles que l'attaque au sol - Mirage 2000 D, Super Étendard
embarqués -, la défense aérienne - Mirage
2000 C -, la reconnaissance aérienne - Jaguar, Mirage IV
et Étendard embarqués -, la recherche de renseignements
électromagnétiques, le contrôle des opérations
et le sauvetage de combat.
Les
moyens de l'armée de l'air, essentiellement basés
en Italie, comprennent huit Mirage 2000 C, quatre Mirage 2000
D, deux Jaguar, un Mirage IV P, deux avions ravitailleurs C 135
FR, un avion de guet aérien E3 F Awacs, un C 160 "Gabriel"
et deux hélicoptères Puma de recherche et de sauvetage
de combat.
La
marine, quant à elle, met en oeuvre quatorze Super É
tendard d'attaque au sol et quatre Étendard de reconnaissance
à partir du porte-avions Foch. Celui-ci est accompagné
par le groupe aéronaval comprenant la frégate Cassard
, la frégate britannique Somerset intégrée
au groupe français, le pétrolier ravitailleur Meuse
et le sousmarin nucléaire d'attaque Améthyste
S'agissant
du volet terrestre, des forces composées d'éléments
essentiellement européens ont été déployées
en Macédoine. Initialement constituées de la force
d'extraction des vérificateurs de l'OSCE, elles sont maintenant
complétées par les premiers échelons d'une
force de maintien de la paix qui avait été conçue
pour assurer le respect des accords éventuellement conclus
entre les parties. Sur les 10 000 hommes que comporte actuellement
la force de l'OTAN en Macédoine, la présence française
s'élève à 2 400 hommes.
J'en
viens maintenant au déroulement des opérations militaires.
Au
cours de la première nuit, quatre actions se sont succédé
: tout d'abord des tirs de missiles de croisière puis trois
vagues de bombardements. Quatre Mirage 2000 D français
ont participé au premier de ces raids. L'objectif recherché
consistait essentiellement à neutraliser le système
de défense antiaérienne. Dans la journée
du 25 mars, les alliés ont maintenu en vol un important
dispositif de protection ainsi qu'une forte couverture aérienne
sur l'ensemble de la zone. Des Mirage et des Super Étendard
du porte-avions Foch ont été concernés par
cette mission.
Cette
nuit, les frappes ont repris selon un schéma identique.
A nouveau quatre de nos Mirage 2000 D ont participé aux
bombardements d'un site militaire. En ce moment même, nos
avions surveillent l'espace aérien régional.
Mesdames
et messieurs les députés, l'engagement de la France
est conforme à nos valeurs. Il s'inspire de ce qui fait
l'esprit même de l'Europe que nous construisons : mettre
au coeur de l'action des États le respect de la personne,
en finir avec le règlement des différends par la
violence et par la haine. Solennellement, devant vous, je rends
hommage aux forces françaises, aux militaires et aux civils,
aux volontaires de l'OSCE, qui sont tous engagés au nom
de la France et au service de la paix. Je sais avec quel professionnalisme
ils assument leur mission je sais aussi les risques encourus par
nos soldats, marins et aviateurs.
Par
son attitude intransigeante, le Président Milosevic porte
la responsabilité de l'échec du processus de Rambouillet.
Au-delà de toutes les occasions, hélas, manquées,
qui auraient pu permettre de trouver une issue politique et pacifique
à cette crise, il est comptable, devant son propre peuple,
comme devant l'Histoire.
Nous
ne défendons pas le terrorisme ; nous ne soutenons ni les
partisans d'une « grande Albanie » ni les milices
qui massacrent les populations civiles. Notre objectif politique,
défini depuis un an par le groupe de contact, n'a pas varié
: la mise en place d'un statut intérimaire d'autonomie
substantielle au Kosovo, dans le cadre des frontières existantes
de la Yougoslavie, garanti par une présence internationale
civile et militaire. Les frappes peuvent s'interrompre à
tout moment si le Président Milosevic accepte de revenir
à la table des négociations afin de conclure un
accord dans le cadre des négociations de Rambouillet.
L'action
militaire n'est pas une fin en soi. Si nous nous y sommes résolus,
je le répète, c'est parce qu'il n'y avait plus moyen
de faire autrement. Mais nous ne renonçons pas à
notre objectif politique. Nous voulons un Kosovo pacifié,
des Kosovars et des Serbes qui puissent coexister, des Balkans
qui se développent et où la démocratie se
renforce, des Balkans qui deviennent pleinement une partie de
l'Europe moderne. Nous sommes disponibles.
Notre
travail se poursuivra avec nos alliés européens
et américains et avec les Russes en qui nous voyons, en
dépit des différends actuels, des partenaires indispensables
en Europe.
Monsieur
le président, mesdames et messieurs les députés,
c'est avec la détermination de faire respecter le droit,
la volonté de rétablir la paix, l'objectif de revenir
à une solution politique négociée, que nous
avons engagé les forces armées françaises
aux côtés de nos alliés.
Le
Gouvernement compte sur le soutien de la nation tout entière
dont vous êtes les représentants. »
(...)
M.
le président.
La
parole est à M. Jean-Bernard «Raimond», pour
le groupe du Rassemblement pour la République.
M. Jean-Bernard «Raimond».
Monsieur
le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les
ministres, mes chers collègues, la tenue, aujourd'hui,
d'un débat à l'Assemblée nationale sur la
crise au Kosovo est pleinement justifiée. Il était
bon, monsieur le Premier ministre, que vous répondiez à
l'attente d'information du Parlement. Nous vous donnons acte des
motifs de la date qui a été choisie.
Depuis
deux jours, les raids de l'OTAN sur la Serbie, Etat
souverain, et sur sa capitale, Belgrade, comme sur le Kosovo,
créent une situation d'affrontements et d'inquiétudes.
Quels que soient les objectifs militaires, il y aura des victimes
dans la population serbe. Il s'agit, en outre, non de punir une
agression contre un autre Etat, comme ce fut le cas dans la guerre
du Golfe, mais d'intervenir dans un conflit interne à la
Serbie. Circonstance aggravante, les opérations aériennes
se déroulent dans une région qui est, pour les Européens,
réputée pour la gravité de ses conflits d'ordre
nationaliste, religieux ou idéologique. On évoque
volontiers l'attentat de Sarajevo ou la «Croatie»
des Oustachis. Ce tableau, qui n'est pas complet, suffit à
justifier l'émotion et le désarroi de l'opinion
publique et des milieux politiques.
Le
fait que les pays de l'Alliance, en particulier l'Allemagne, participent
en grand nombre, le fait que les Européens soient unanimes,
malgré quelques réserves du côté grec
et italien, pour approuver cette opération militaire, le
fait que le Président de la République et le Gouvernement,
en période de cohabitation, soient d'accord, que les Américains
et leurs alliés, même les Français, agissent
de concert, ne constituent pas une réponse suffisante aux
yeux de certains. D'autant plus que les perspectives rapprochées
d'une solution politique ne sont pas évidentes, surtout
si l'on songe que la crise dans l'ex-Yougoslavie dure depuis bientôt
dix ans.
Peut-être
serait-il utile, avant d'aller plus avant, d'essayer de dissiper
quelques malentendus. Les références à la
guerre de 1914, au régime nazi en «Croatie»
pendant la Seconde Guerre mondiale, à la poudrière
des Balkans sont, pour moi, des concepts périmés
ou en voie de disparition.
Nous
sommes en 1999, dernière année du XXe siècle,
à la veille du troisième millénaire. L'Europe
a connu pendant ce siècle une histoire tragique, deux guerres
mondiales, le stalinisme, le nazisme. Elle en est sortie meurtrie,
mais transformée.
Soixante-dix
ans de régime soviétique en URSS, quarante ans du
même régime en Europe centrale et orientale, appartiennent
irrévocablement au passé depuis bientôt dix
ans.
Qui
se souvient, autre paradoxe, qu'après 1948, c'est-àdire
après la rupture avec Staline, la Yougoslavie de Tito,
bien que communiste, apparaissait comme un régime qui méritait
les encouragements et l'aide des puissances occidentales ? Or,
aujourd'hui, Slobodan Milosevic, et non les Serbes,
est isolé, et seul à ressusciter ce passé
néfaste, alors que tous les pays d'Europe centrale et orientale
se préparent à rejoindre l'Union européenne
ou l'Alliance atlantique.
Ce
n'est pas un hasard si Slobodan Milosevic supprime
l'autonomie du Kosovo ainsi que celle de la Vojvodine en 1989.
C'est l'année de la chute du Mur de Berlin, du retour à
la démocratie des pays d'Europe centrale et orientale.
Est-il surprenant qu'au même moment la «Croatie»
et la Slovénie soient tentées de choisir la même
voie que les Polonais, les Hongrois, les Tchèques ? Est-il
surprenant que, pour se distinguer d'un régime yougoslave
fondé sur l'absence de liberté sous le leadership
de Slobodan Milosevic, Croates et Slovènes quittent la
Ligue communiste et proclament leur indépendance ? Milosevic
ayant réglé, croit-il, le problème du Kosovo,
estime avoir les mains libres pour tenter de maintenir la Fédération.
Le
conflit avec la Slovénie sera de courte durée en
l'absence de minorité serbe, mais la
guerre avec la «Croatie» sera plus difficile,
et inacceptable en raison de la « purification ethnique
» dont curieusement on ne parle plus guère aujourd'hui,
comme si on l'avait oubliée.
Les
Allemands d'abord, non pas pour des raisons de nostalgie historique,
mais parce qu'ils avaient compris avant les autres, dans cette
Europe centrale et balkanique, qu'ils connaissent bien, ce qui
se passait, puis la Communauté européenne ne s'y
sont pas trompés. Les deux nouveaux Etats sont reconnus
par l'Europe des Douze. Il est bien dommage que, dès cette
époque, les Européens n'aient pas davantage réagi
contre Belgrade et que les Américains soient restées
silencieux.
En
effet, dès cette première crise, simple prélude
à la crise de Bosnie-Herzégovine et à celle
que nous connaissons aujourd'hui, Milosevic apparaît pour
ce qu'il est : un communiste stalinien reconverti en nationaliste
serbe.
C'est
une définition importante car elle explique beaucoup d'aspects
de la crise yougoslave et de la situation actuelle. Slobodan Milosevic
ne ressemble à aucun des autres dirigeants du post-communisme,
qu'ils soient libéraux ou communistes réformateurs,
comme les dirigeants hongrois qui ont ouvert les premiers le mur
entre la Hongrie et l'Autriche le 10 septembre 1989. Tous
les déboires des Nations unies de 1991 à 1995 viennent
de là. Je ne les évoquerai pas. Ils sont présents
dans toutes les mémoires avec les massacres et les sacrifices
des casques bleus.
Une
première pause dans la crise de l'ex-Yougoslavie apparaît
en 1995 avec les accords de Dayton, qui règlent provisoirement
la crise de Bosnie-Herzégovine. Les événements
de cette année 1995 ont sans doute influencé les
comportements internationaux récents de 1997 à 1999.
Deux
initiatives de caractère militaire ont conduit, à
cette époque, à l'accord politique. La première
est celle du Président de la République, Jacques
Chirac, qui rompt avec les consignes de passivité des casques
bleus et crée la Force de réaction rapide, la seconde,
c'est une série de bombardements de l'OTAN sur les forces
serbes en Bosnie, marquant ainsi le retour des Américains
et la substitution d'un commandement de l'OTAN aux décisions
aléatoires, et souvent fâcheuses, du représentant
du secrétaire général des Nations unies.
La solution, certes, est politique, compte tenu des accords qui
seront signés à Paris et de l'unité maintenue
- au moins provisoirement - de la BosnieHerzégovine, mais
cette solution est avant tout militaire.
Plus
que tout, c'est la SFOR, c'est-à-dire l'OTAN, qui maintient
aujourd'hui encore le calme avec la paradoxale présence
d'un contingent russe dans le secteur américain.
Telle
est la situation qui prévaut quand renaît, en 1997,
le problème du Kosovo. Remarquons au passage que les autres
pays d'Europe centrale et orientale, qui ont presque tous des
problèmes de minorités, sont d'une remarquable modération.
C'est vrai aussi des relations entre la Russie et l'Ukraine, sur
la mer Noire. Sans doute y a-t-il beaucoup de conflits gelés,
en Tadjikistan, en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie.
La seule exception a été la crise intérieure
russe en Tchétchénie. Sans introduire aucune comparaison
avec le Kosovo, peut-être pourrait-on regretter aussi qu'au
plus fort de la crise en Tchétchénie, les puissances
occidentales qui continuaient à accueillir le président
russe au G7 n'aient pas montré, à l'égard
du gouvernement russe, plus de réserve ou de distance jusqu'au
règlement de la crise.
Pour
en revenir au Kosovo, les Américains et les Européens
ont certainement manqué d'anticipation, après le
règlement de 1995 et le retour au calme. L'étouffement
du Kosovo depuis 1989 ne pouvait durer. Les Albanais du Kosovo
représentent plus de 90 % de la population et sont soumis
à un régime sans aucune liberté. C'est en
1997 qu'apparaît l'armée de libération du
Kosovo, l'UCK, qui revendique une série d'attentats. Une
partie des intellectuels et de la jeunesse albanaise se radicalise
et ne suive plus les orientations modérées de la
Ligue démocratique d'Ibrahim Rugova, qu'il aurait fallu
soutenir en revendiquant un statut d'autonomie substantielle,
solution qui a toujours eu les faveurs de la France. En novembre
1997, avec son collègue allemand, notre ministre des affaires
étrangères M. Védrine a écrit au président
Milosevic, sans succès. Mais les actions de l'UCK et la
répression violente des autorités serbes créent
une situation dramatique. La communauté internationale
ne reste pas inactive. Sous la pression des Etats-Unis, Slobodan
Milosevic et Ibrahim Rugova se rencontrent à Belgrade,
mais les combats sur le terrain se poursuivent. Le groupe de contact,
en mars 1998, se mobilise et est unanime, par conséquent
avec l'accord des Russes, pour considérer qu'il n'existe
qu'une seule solution politique, l'autonomie substantielle du
Kosovo, dans le cadre de la Serbie ou de la République
de Yougoslavie. Il ne peut être en effet question d'indépendance,
le Kosovo étant considéré comme le berceau
de la Serbie. Et nous savons tous que la France est attachée
à l'intégrité territoriale de la Serbie.
Des
sanctions de plus en plus sévères sont décidées,
accompagnées de propositions qui auraient permis à
la Yougoslavie de Milosevic de réintégrer la communauté
internationale dans la ligne des accords de Dayton. Le groupe
de contact entame parallèlement une réflexion sur
un éventuel recours à la force.
La
Russie, tout en étant favorable à une situation
politique, est réticente à toute résolution
des Nations unies prise sous le chapitre VII qui, à la
différence du chapitre VI, autorise le recours à
la force. Cependant, le 23 septembre 1998, le Conseil de sécurité
adopte une résolution 1199 placée sous le chapitre
VII et appelle à un cessez-le-feu et à l'engagement
du dialogue politique.
Le
Conseil exige que Belgrade mette fin immédiatement aux
actions de répression contre la population civile, ordonne
le retrait des unités de sécurité et facilite
le retour des réfugiés et des personnes déplacées.
Cette résolution comporte en outre un dernier alinéa
très important qui
précise que, s'il est nécessaire, des mesures additionnelles
seront prises par le Conseil pour maintenir la paix et la sécurité
dans la région. Ce dernier alinéa est capital, la
Russie et la Chine ne s'étant pas opposées à
cette résolution. La résolution 1199 et la résolution
1203 ont toujours été considérées,
depuis, comme un feu vert minimum pour un recours à la
force. Ce n'est pas l'avis de la Russie, qui exige une résolution
spécifique tenant compte de la situation réelle
au moment où se déciderait un recours à la
force.
Si
aujourd'hui, nous jetons un regard sur une année de négociations
et de démarches diplomatiques, il est clair que la communauté
internationale n'a ni été inactive ni partiale.
Le terrorisme des Albanais du Kosovo a été condamné
comme les mesures de répression de la police et de l'armée
serbe. On pourrait citer notamment la création en juin
1998 d'une mission d'observation diplomatique au Kosovo et la
mise en place des observateurs, appuyés éventuellement
par une unité militaire de recours située en Macédoine
sous la direction d'un général français.
On pourrait citer surtout les efforts sans nombre des Européens,
et en particulier des Français et des Britanniques, pour
aboutir en février 1999 à la négociation
permanente de Rambouillet. On pourrait citer aussi les prol ongations,
l'appel à une nouvelle rencontre et notamment, la signature
par les Kosovars d'un accord équilibré comportant
à la fois une autonomie renforcée, le désarmement
des Kosovars, qui ont une responsabilité dans la prolongation
de la crise, et la présence, sur le terrain, d'une force
internationale pour garantir les accords.
Slobodan
Milosevic a refusé cet accord qui était équitable,
même après la visite à Belgrade du ministre
russe des affaires étrangères, Ivanov. La force
internationale, prévue pour garantir l'accord et que Milosevic
refuse, ne saurait être considérée comme une
force d'occupation.
Après
ce refus, le choix était bien entre une démonstration
militaire ou la passivité et l'acceptation de la poursuite
dans l'ex-Yougoslavie des massacres au Kosovo et du régime
répressif de Milosevic. La déclaration du Président
de la République, aujourd'hui même à Berlin,
constitue un nouvel appel au président yougoslave, Slobodan
Milosevic, pour qu'il vienne s'asseoir à « la table
des négociations » afin de « conclure
l'accord de paix » avec les Kosovars. Comme l'a rappelé
le Président de la République, Milosevic l'avait
déjà fait « d'une certaine façon dans
le passé dans les affaires de Bosnie ». Le Président
de la République a poursuivi : « la France et ses
alliés ont dit non au massacre, non à la purification
ethnique, non à l'oppression ». « Ne rien faire,
c'était en fait accepter la barbarie et prendre le risque
d'une déstabilisation générale des Balkans.
»
Si
Milosevic ne répond pas à cet appel, que peut-il
se passer ? En tant que parlementaire, je ne suis pas en mesure
d'apprécier les conditions de l'opération militaire
en cours, ce qui n'est certes pas une question mineure, mais elle
révèle de la compétence des autorités
civiles et militaires de notre pays. Je crois cependant que l'on
peut tenir pour acquise l'idée de ne pas poursuivre sur
terre des opérations militaires susceptibles d'avoir des
conséquences imprévisibles. Cependant, si vous me
permettrez de vous donner, monsieur le Premier ministre, monsieur
le ministre de la défense, un conseil - au surplus je suis
persuadé que vous partagez mon appréciation, je
dirai que Slobodan Milosevic,
- c'est ce que j'ai essayé de démontrer au cours
de cette intervention - appartient au passé. Toute occasion
d'un retour à la table des négociations, toute ouverture
même imparfaite vers une solution, doit être saisie
après une démonstration de fermeté et de
détermination aussi impressionnante que celle qui est en
cours. Les huit années qui se sont déroulées
depuis 1991 ont marqué un progrès dans l'ex-Yougoslavie
aux dépens du nationalisme serbe qui ne se confond ni avec
l'histoire de cette grande nation ni, je pense, avec l'idée
que s'en font aujourd'hui les Serbes eux-mêmes à
Belgrade, au coeur de la Serbie.
Personnellement,
je ne suis pas inquiet de la position russe. Il est naturel que
le gouvernement russe soit, jusqu'à un certain point, aux
côtés des Slaves du sud. Ils l'ont montré
en participant au groupe de contact, en participant au maintien
de la paix en Bosnie, ils l'ont montré aussi en ne ménageant
pas leurs démarches auprès de Milosevic. Sans vouloir
entrer dans aucun détail, même le retour à
mi-parcours de Evgueni Primakov en route pour Washington, n'est
pas un signe négatif. Il est normal que les Russes saisissent
le Conseil de sécurité. Les Russes, en fait, soutiennent
la Serbie, mais non leur collègue de Belgrade sur lequel
ils en savent plus que nous et qui ne leur ressemble pas.
Les
dirigeants russes, même dans leur situation de faiblesse
et de confusion, sont dans la logique du post-communisme alors
que pour des raisons de nationalisme étroit, liées
à son maintien au pouvoir, M. Milosevic lui tourne le dos.
|