Le
magazine européen d'actualité cafebabel.com,
24/12/05
Radovan Ivsic,
Européen surréaliste
Stéphane
Carrara
Dinosaure
du surréalisme, Radovan
Ivsic a traversé le 20ème siècle entre
poésie, dramaturgie et engagement politique. Le temps d’une
pause à Bruxelles, ce parisien d’adoption revient
sur une vie européenne remplie du meilleur comme du pire.
«
Les couleurs m’encerclent et me soulèvent. »
Cette phrase est de Radovan Ivsic, qui semble en avoir fait sa
devise. Illuminé par une cravate jaune fluo, clin d’œil
à son apparente jeunesse éternelle, le poète
franco-croate vient de prendre part à Bruxelles à
une manifestation culturelle consacrée à la Roumanie.
Après s’être défait avec difficultés
des amis et admirateurs qui tiennent à le saluer, il m’invite
à sa table. Dans son costume noir sévère,
l’homme est longiligne et arbore toujours, à 84 ans,
une audacieuse chevelure mi-longue. Poète
et dramaturge apprécié par Breton, « le
maître », comme certains l’appellent, appartient
à une «espèce en voie d’extinction »,
à la mesure de son ami d’origine roumaine, Eugène
Ionesco, père du théâtre de l’absurde.
Artiste
décadent
Né
en 1921 à Zagreb, Radovan Ivsic découvre Paris à
16 ans. L’année suivante, en 1938, alors étudiant
à Grenoble, il se rend à Orange pour assister au
festival des Chorégies. Une représentation de Sophocle
par la Comédie Française « l’enchante
tellement qu’il décide de se consacrer entièrement
au théâtre. » De retour en Yougoslavie, il
tente de mettre ce projet à exécution mais la Seconde
Guerre Mondiale l’en empêche rapidement. De 1941 à
1945, le régime nationaliste néo-fasciste Oustachi
dirige la Croatie comme un Etat pantin nazi. Et pour les autorités,
Ivsic incarne un « symbole de l’art décadent.
» Son poème Narcisse est interdit dès 1942
et sa pièce de théâtre Le roi Gordogane (1943)
devra attendre plus de dix ans avant d’être jouée.
Car Radovan Ivsic n’aura pas plus de chance avec la République
Fédérale Socialiste de Tito. « Si les fascistes
m’ont donné acte de mon interdiction, les communistes
furent beaucoup plus habiles, réussissant la plupart du
temps à interdire sans interdire », glisse t-il.
Faute de s’exprimer directement, Ivsic se réfugie
dans la traduction vers le croate de classiques de la littérature
française avant de partir définitivement pour Paris,
en 1954. « J’ai quitté avec joie la Yougoslavie
de Tito parce qu’il avait adopté le système
jdanovien, stalinien, le réalisme socialiste ; appelez
le comme vous voulez… il y a mille noms pour décrire
la même horreur ».
Paris,
1950
Une
fois installé dans la capitale française, Ivsic
a « l’immense chance de rencontrer sans le chercher
un des grands poètes surréalistes, Benjamin Péret.
» Emballé par Le roi Gordogane, André Breton
l’invite à prendre part à cette vague artistique.
Ivsic côtoie désormais directement, outre Breton
ou Péret, la peintre tchèque Toyen ou l’Espagnol
Miro. Dans le Paris des années 50, le café «
Le Musset » près du Palais-Royal devient le repaire
des séances quotidiennes du Groupe surréaliste.
Tout cela jusque 1969, date de fin ou plutôt de «
suspension » du mouvement. Lorsqu’on lui demande s’il
se sent bien dans la peau du dernier grand surréaliste,
Ivsic confie désabusé et mélancolique. «
Je ne peux pas me dire surréaliste quand tout le monde
prétend l’être depuis que le mouvement a disparu
».
Européen
de la première heure, notre invité réserve
pourtant à l’UE un regard aussi attentif qu’inquiet
: « Je n’ai pas peur de l’Union européenne
même s’il ne faut pas oublier que de l’Europe
sont venues nombre de catastrophes .» Et notre homme de
rappeler que les Européens ont exterminé, volé,
colonisé ou encore inventé la bombe atomique. L’attitude
de l’UE face à la guerre en Croatie et Bosnie-Herzégovine
n’est certes pas étrangère à ce jugement.
« Comment ne pas condamner une Europe qui n’a pas
agi face aux massacres de Vukovar et de Srebrenica… ? »
s’insurge Ivsic. Quid de la place actuelle de la Croatie,
en marge de l’Union européenne ? « Les Croates
sont Européens ; il me parait tout simplement anormal qu’ils
ne soient pas déjà dans l’Europe. C’est
une injustice ! ». Le mythe d’une Europe pacificatrice
semble avoir perdu de son aura aux yeux du poète.
Sans
servitudes
Ivsic
refuse d’ailleurs de réduire le monde à l’Europe.
Yougoslave d’origine, franco-croate aujourd’hui, il
parle aussi italien, allemand, anglais, russe entre autres. «
Un petit peuple doit connaître les langues » insiste-t-il.
Quant à son engagement citoyen, s’il affirme «
fuir les politiciens », l’homme reconnaît que
l’ensemble de son œuvre est profondément politique,
à l’instar du Roi Gordogane, écrit sous l’occupation
allemande et qui pose la question du pouvoir et de la servitude
volontaire. Rejetant les honneurs et autres distinctions littéraires,
il confie même: « je trouvais indigne de Ionesco qu’il
siège à l’Académie française.
A partir de ce moment là, nos rencontres ont cessé».
Finalement, c’est la place de l’homme dans l’univers
moderne qui intéresse Ivsic avant toute chose. «
Ce qui se passe en Irak, l’écologie, la bombe atomique….ce
sont là les vrais problèmes. Il faut résister
à ce monde ». Les années n’ont rien
entamé à la révolte d’Ivsic «
en Croatie les gens vivent très difficilement avec des
retraites misérables, comme dans beaucoup d’autres
pays de l’Est où l’écart entre les riches
et les pauvres ne fait que s’accroître. Et ne parlons
pas de la Chine. ». Inquiet et rassurant à la fois,
Radovan Ivsic veut encore croire au seul pouvoir de dire non,
rappelant que « la liberté de parole est essentielle
».
|