Le Monde des Livres, 22/04/2005

REVUE DE PRESSE

LIVRE
Andric, romancier de l'histoire
Une réédition - "La Chronique de Travnik" - et des nouvelles inédites - "Contes au fil du temps" - du Prix Nobel de littérature 1961 paraissent aujourd'hui. L'occasion de redécouvrir l'un des plus grands écrivains des Balkans

Par Predrag Matvejevitch

Il faut parfois que survienne une tragédie pour qu'une littérature surgisse au grand jour. Ce jugement, que l'on a pu entendre à plus d'une reprise depuis l'autodestruction de la Yougoslavie, n'est guère cynique : jamais, avant sa fin tragique, on n'avait traduit autant d'écrivains de cet ex-pays. Les livres d'Ivo Andric (1892-1975), presque inconnu avant son prix Nobel, en 1961, ont bénéficié de nombreuses traductions, non seulement en Europe ou aux Etats-Unis, mais également dans des pays arabes et en Turquie où cet auteur fut salué comme un des "grands évocateurs" de l'Empire ottoman. Depuis une dizaine d'années, ses oeuvres, rééditées un peu partout, sont apparues à une partie du public européen comme une fascinante grille de lecture des événements balkaniques, si difficiles à déchiffrer et à comprendre.

Ivo Andric (1892-1975), Prix Nobel de littérature 1961Qui est Ivo Andric et à qui appartient-il ? Il était croate et catholique par son origine, Serbe d'adoption, bosniaque par sa provenance, yougoslave par ses prises de position les plus profondes. Cette complexité, qui met en question les cadres étriqués des littératures nationales, mérite que l'on s'y attarde un instant. Dans la vie et l'oeuvre d'Ivo Andric, la grande inconnue fut Andric lui-même. Il ne se confiait pas, même à ceux qui lui étaient les plus proches. Il ne répondait pas aux questions que lui posaient les curieux. Il ne se laissait pas facilement attirer ou convaincre. Il ne se confessait à personne. Il ne gémissait pas quand il souffrait le plus. Il se tenait à distance des événements et des idéologies. Ses convictions n'avaient pas besoin de preuves. Les preuves que d'autres présentaient ne lui paraissaient pas fiables. La tribune ne convenait pas à sa nature. Les tribuns lui étaient étrangers. Il répugnait à donner une signification trop étroite à ses idées. Les significations que les autres leur prêtaient ne pouvaient le satisfaire. Ceux qui se servaient de sa prudence n'obtenaient pas ce qu'ils souhaitaient. Ce qu'ils obtenaient ne se trouvait pas dans son oeuvre.

Il était croate et catholique par son origine, Serbe d'adoption, bosniaque par sa provenance, yougoslave par ses prises de position les plus profondes

La place qui lui appartint ­ diplomate du gouvernement royal, entre deux guerres et personnalité célèbre après la seconde guerre mondiale ­ lui offrait la sécurité, sans pour autant le contenter. Il ne tirait pas profit de sa situation pour se mettre en avant en tant qu'écrivain. Il recevait moins qu'il ne donnait lui-même. La protection que lui offrait son oeuvre ne lui suffisait pas. Il a connu non seulement la peur mais aussi "la peur d'avoir peur". Tel un personnage qu'il décrit dans l'un de ses contes, il craignait à chaque pas de trébucher ­ de faire un faux pas. En dépit de tout, sa démarche était digne. Il allait droit et mesuré, ne trahissant ni sa propre inquiétude ni son effort.

La Chronique de Travnik, qui paraît aujourd'hui dans une édition revue, est son roman le plus connu après Le Pont sur la Drina. Andric y jette un regard à la fois perspicace et désabusé sur la Bosnie pendant l'époque napoléonienne. Dans la ville de Travnik, siège du vizir turc, les consuls français et autrichien rencontrent la hiérarchie ottomane. L'atmosphère morne et stagnante de la bourgade bosniaque se voit soudain transformée, bousculée par l'histoire. L'auteur y évite, avec un goût raffiné, tous les procédés d'une littérature qui plonge dans le passé ­ folklore de bazar ou autres accessoires de circonstance. Peu de narrateurs ont réussi comme lui à substituer à l'ancien roman historique ce que nous appellerions le roman de l'histoire : l'histoire est, dans le premier, un cadre ou un simple décor, servant de toile de fond à l'évocation et au récit ; dans le second, elle devient la matière et la substance même de l'oeuvre romanesque. Tolstoï le premier, dans Guerre et Paix, a donné un grandiose exemple de cette manière de procéder. Marguerite Yourcenar, Gombrowicz et quelques autres romanciers modernes, assez rares il faut le dire, ont saisi à leur tour la signification de ce changement. Andric se range parmi eux, comme l'un des précurseurs.

Les nouvelles inédites rassemblées sous le titre Contes au fil du temps sont, elles aussi, révélatrices du talent d'Ivo Andric. D'abord, en montrant que les grands livres de cet auteur, ses romans en premier lieu, ne sont autres que des colliers de récits savamment agencés et réunis. Ensuite, en donnant à voir une écriture qui arrive à réduire la complexité de la matière à une étonnante simplicité, celle qui est propre à la sagesse. Une connaissance approfondie des traditions d'Orient, implantées dans la Bosnie depuis des siècles, a aidé cet auteur à rejoindre le vieux rêve de Goethe, celui de construire "un divan west-östlich", en même temps occidental et oriental. Andric avouait d'ailleurs, en recevant le prix Nobel, avoir tenté "d'allier un fatalisme venu des Mille et Une Nuits à une analyse psychologique moderne". Il se gardait, dans ses récits, "de violer un paysage par une comparaison facile ou une métaphore vaniteuse". Dans une époque de rhétoriques assourdissantes et de fallacieuses promesses, tant de modestie confond.

Ivo Andric (à g.) en compagnie du grand écrivain croate Miroslav Krleza.

Le grand narrateur a vécu avec le désir qu'on le laissât "librement conter". Le travail de l'écrivain l'incitait à la recherche des mots ­ il savait, ce faisant, que "les mots les meilleurs sont ceux que nous cherchons en vain". Le langage était l'un de ses dons les plus précieux ­ et il était convaincu que "rien ne conduit à la faute et au gaspillage comme le langage lui-même". Les écrivains de sa génération suivaient volontiers les mouvements modernes de la littérature ­ pour lui, cependant, "un bon livre était le meilleur des mouvements".

Il était plus solitaire qu'on ne pouvait l'imaginer. Il est difficile de dire à quel point c'était là son choix ou bien son destin. Les nationalistes croates l'ont accusé de trahir sa propre nation. Les nationalistes serbes se sont efforcés de le serbiser entièrement, sans tenir compte des différences que révélaient son origine et son parcours. Les nationalistes bosniaques de confession musulmane lui reprochaient la description des supplices que la population chrétienne a soufferts sous l'oppression turque ­ oubliant ainsi leur propre origine slave. Les véritables Yougoslaves, ceux qui ont suivi son exemple, étaient peu nombreux ou trop faibles pour le défendre des passions qui le condamnaient, ou se l'accaparaient. Que restait-il, à part un masque, à un homme qui devait déjà porter le lourd fardeau de son propre génie ­ à l'écrivain peut-être le plus grand, au cours de ces derniers siècles, né dans les Balkans ? !

L'homme qui a construit les ponts, l'écrivain qui les a décrits avec une passion sans égal, le chantre de la Bosnie qui a pressenti la tragédie yougoslave, est mort à temps. Le destin n'a pas voulu qu'il vît ce qu'il ne fallait pas voir. Lorsque les peuples qui ont vécu ensemble se rencontreront à nouveau, communiquant les uns avec les autres et respectant les valeurs qu'ils partagent, Andric prendra, dans leur esprit et dans leur langue, une signification plus grande encore qu'elle ne l'a été de son vivant. Il n'est pas besoin pour cela d'un Etat commun ­ les valeurs qui sont ici en jeu ne connaissent pas de frontières.

La Chronique de Travnik d'Ivo Andric.
Traduit par Pascale Delpech,
Le Serpent à plumes, "Motifs", 688 p., 9,50 €.

Contes au fil du temps d'Ivo Andric.
Traduit par Jean Descat,
Le Serpent à plumes, 240 p., 18,90 €.

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