© Libération,
23-24/06/2001
RENCONTRE
La Yougoslavie ne pouvait pas être sauvée
Stipe Mesic, président croate, fait le bilan de l'éclatement
de la Yougoslavie dont il fut le dernier Président.
Par Marc Semo
et Véronique Soulé
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Vaclav
Havel et Stipe Mesic, deux hommes d'Etat à avoir été à
la tête de deux pays différents (Zagreb, 9/07/2000). |
Le
25 juin 1991 a commencé la désintégration de la Yougoslavie
socialiste avec la proclamation de l'indépendance de deux de ses six républiques,
la Slovénie et la Croatie, enclenchant un processus de guerres en chaîne
qui fit plus de 200 000 morts. Depuis la mort de Tito le 4 octobre [sic] 1980
(*), les élites politiques
et les opinions publiques de cette fédération composite de peuples
et de minorités ne cachaient plus leur ambition de se soustraire au pouvoir
central et de créer des Etats nationaux. A Belgrade, un apparatchik communiste
ambitieux, Slobodan Milosevic, levait le drapeau du nationalisme grand-serbe.
Récit d'un protagoniste qui fut le dernier président de la présidence
collégiale.
ALLIÉ
PUIS OPPOSANT DE TUDJMAN |
Élu président
de la Croatie en février 2000, Stipe Mesic, 65 ans, juriste, avait été
un opposant au régime communiste. Fondateur du HDZ (Communauté démocratique
croate) aux côtés de Franjo Tudjman, il représente la Croatie
à la présidence collégiale yougoslave, dont il démissionnera
finalement en décembre 1991. Mécontent de la politique ultranationaliste
menée par Franjo Tudjman, il quitte le parti en 1994 et devient l'un des
plus virulents opposants à l'homme fort de Zagreb, mort en décembre
1999. |
LIBÉRATION
- Quel bilan dressez-vous, dix ans après, de la proclamation des indépendances
slovène et croate, qui ont entraîné l'éclatement de
la Yougoslavie?
STIPE MESIC - Cela aurait été
bien mieux pour tout le monde si nous avions pu accéder
à l'indépendance sans la guerre. Mais la séparation
des républiques - Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine,
Slovénie, Serbie et Monténégro - qui constituaient
la fédération yougoslave n'a pu s'effectuer autrement,
car Slobodan Milosevic n'a pas voulu abandonner son idée
de "Grande
Serbie". Il en a conçu le plan et la voulait "ethniquement
pure". Il a donc lancé sa guerre. Il était
convaincu que ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire.
Fort de cette certitude, il n'a reculé devant aucune brutalité,
aucun crime de guerre ni génocide. Quant à la communauté
internationale, elle a attendu très longtemps, n'a pas
mis en garde Milosevic contre toute option impliquant le changement
des frontières par la force. La guerre a éclaté,
elle s'est terminée, il y a eu beaucoup de victimes et
des événements terribles et douloureux puis nous
nous sommes tous retrouvés, en fin de compte, au sein de
nos frontières d'avant le conflit.
La responsabilité première de la guerre incombe-t-elle à
Milosevic?
A Milosevic et à son régime, qui ont conçu et ont mené
cette politique devant aboutir à la création d'une Grande Serbie
notamment au détriment de la Bosnie-Herzégovine. Franjo Tudjman,
lui, a mal apprécié la situation. Pensant que le monde donnait le
feu vert à Milosevic, il s'est donc dit : "Moi aussi, je vais
agrandir la Croatie au détriment de la Bosnie-Herzégovine."
Ce fut son erreur, erreur qui nous a coûté très cher. En fait,
Tudjman n'a pas compris ce qui se passait en Europe; sa vision était une
vision issue du XVIIe siècle...
Avec la rencontre de Karadjordjevo, où l'on a vu Milosevic et Tudjman,
cartes à l'appui, se partager la Bosnie-Herzégovine, on a eu la
tentation de mettre les deux hommes sur le même plan.
C'est moi qui suis à l'origine de cette rencontre. J'étais à
Belgrade et j'ai parlé à Borislav Jovic (le représentant
serbe, proche de Milosevic, au sein de la présidence collégiale
yougoslave où siégeaient un représentant de chaque république
et un de chacune des deux provinces autonomes rattachées à la Serbie,
la Voïvodine et le Kosovo). Je lui ai dit : "Attention, vous
êtes en train d'armer les Serbes de Croatie, c'est suicidaire, Milosevic
les trompera, ils n'auront rien, il n'y aura pas de grande Serbie." Jovic
m'a répondu : "Le territoire croate ne m'intéresse
pas, les Serbes de Croatie non plus; ce qui m'intéresse, c'est la Bosnie-Herzégovine :
elle a été serbe, elle sera serbe." J'ai poursuivi :
"Ecoute, si la Croatie ne t'intéresse pas, il faut arrêter
d'armer la population serbe locale afin d'éviter la guerre. Donc, mettons-nous
autour de la table et discutons. Le problème de la Bosnie Herzégovine,
lui, doit être réglé au sein des Nations unies. Es-tu d'accord?"
"Je suis d'accord", m'a-t-il répondu. Nous devions donc
nous rencontrer à quatre, Jovic, Tudjman, Milosevic et moi. Milosevic a
confirmé ensuite qu'il était d'accord. J'ai informé Tudjman,
qui m'a dit : "J'accepte, mais c'est moi qui dirai où et quand
on se réunira." Fin mars 1991, Tudjman m'a informé qu'il
allait rencontrer Milosevic, mais en tête à tête. Tudjman m'a
donc évincé, et Milosevic a décidé de se passer de
Jovic. J'ai alors prévenu Tudjman : "Fais attention car Milosevic
est un tricheur." Tudjman a répondu : "Pourquoi me
mets-tu en garde? Crois-tu qu'il est plus intelligent que moi?" Il faut
bien comprendre : Milosevic et Tudjman se faisaient la guerre en Croatie
mais ils étaient partenaires en Bosnie-Herzégovine.
La guerre n'était-elle pas devenue inévitable à partir du
moment où la Slovénie et surtout la Croatie décidaient de
quitter la Yougoslavie?
En fait, après cette proclamation, on s'était entendu avec la communauté
internationale pour surseoir de trois mois à la mise en uvre de notre
indépendance. Durant ce moratoire, nous pensions que Milosevic allait accepter
notre proposition de négocier et de trouver un moyen de restructurer la
Yougoslavie. Mais nous n'avons eu aucune réponse à notre proposition.
Vous étiez partisan de transformer la Yougoslavie en une confédération
ou une alliance d'Etats souverains. Pensez-vous qu'à l'époque la
Yougoslavie pouvait encore être sauvée?
« Le
conflit avec Milosevic aurait pu être évité si la communauté
internationale avait agi. »
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Non, la
Yougoslavie ne pouvait être sauvée. La seule question était
de savoir si on pouvait divorcer sans se faire la guerre. Les éléments
constitutifs de la Yougoslavie - les six républiques et les deux provinces
autonomes rattachées à la Serbie - n'avaient jamais auparavant fait
partie d'un même ensemble étatique, d'un même Etat. En fait,
la Yougoslavie comptait trois facteurs d'intégration : le charisme
de Tito, le parti communiste (la LCY, Ligue des communistes de Yougoslavie) et
l'armée yougoslave (la JNA). A partir du moment où Tito a quitté
la scène (en 1980, ndlr), où le PC s'est scindé en partis
rattachés aux différentes républiques, et où la JNA
s'est alignée sur la politique agressive serbe, c'est-à-dire celle
de Milosevic, il n'y avait plus moyen de sauver la Yougoslavie. Mais si on avait
pu se mettre d'accord sur un modèle confédéral, en délimitant
les affaires communes, si on s'était entendu pour que les Républiques
deviennent des sujets de droit international et qu'elles respectent le principe
selon lequel les bons comptes font les bons amis, on aurait pu se dire :
"Essayons sur une période de trois à cinq ans, et, si cela
ne marche pas, séparons-nous." Pour cela, il aurait fallu qu'il
y ait au sein de la Serbie une tendance démocratique forte qui aurait appuyé
ce projet. Mais Milosevic n'est pas tombé du ciel. Il est le produit d'une
société. Même aujourd'hui d'ailleurs, on est en droit de s'interroger
sur les forces qui l'ont renversé en octobre. Ce ne sont pas seulement
des forces proeuropéennes et démocratiques. Ce sont aussi ceux qui
reprochent à Milosevic de ne pas avoir atteint ses objectifs, et non d'avoir
mené la guerre de la manière dont il l'a fait. Milosevic a été
soutenu par une opinion qui partageait le projet de la Grande Serbie.
Le conflit était donc inéluctable avec Milosevic au pouvoir?
Il aurait pu être évité si la communauté internationale
avait agi, ce que j'ai demandé à l'époque au président
François Mitterrand et à d'autres dirigeants, à Perez de
Cuellar notamment, alors secrétaire général de l'ONU. Je
leur ai demandé d'envoyer des forces internationales pour les déployer
le long des frontières entre la Serbie et la Croatie, et entre la Serbie
et la Bosnie-Herzégovine. Mais la communauté internationale n'a
pas compris l'importance du danger.
A l'automne 1991, alors que j'étais président de la présidence
collégiale, j'ai rencontré Perez de Cuellar à New York et
je lui ai dit : "Nous risquons de voir éclater une guerre
sanglante chez nous qui pourrait s'étendre. Nous avons besoin d'une action
de la communauté internationale." Il m'a répondu :
"D'accord. Mais est-ce que, pour préserver la paix, vous seriez
prêt à céder aux Serbes une partie de votre territoire?"
Cela montre déjà à quel point il n'était pas conscient
de la situation. Je lui ai demandé : "Quelle partie du territoire?"
Je lui ai fait préciser : "Le long de la frontière?"
"Oui, le long de la frontière..." Je lui ai dit :
"Très bien, mais le long de la frontière vous avez Vukovar
en Slavonie, ou Ilok, peuplés en majorité de Croates."
Il m'a dit "Bon..." J'ai ajouté : "Si vous
cherchez les villes à majorité serbe, vous les trouverez par exemple
à Knin, mais Knin est à 700 kilomètres de la Serbie."
Il ne se repérait ni dans l'espace, ni dans le temps.
Vous rappelez souvent que, de passage à Paris en 1991, Mitterrand avait
refusé de vous recevoir. Comment évaluez-vous les responsabilités
de la communauté internationale?
J'étais président, et François Mitterrand devait me recevoir.
Mais il a estimé qu'il ne pouvait se le permettre car les Serbes le lui
auraient reproché. Cela n'a rien d'étonnant : Mitterrand s'est
trompé plus d'une fois. Il était par exemple convaincu que l'Allemagne
n'allait pas se réunifier au XXe siècle, mais au XXIe. A l'époque,
à l'Ouest comme à l'Est, il y avait un certain sentimentalisme à
l'égard de la Yougoslavie, car elle a joué un rôle important
à l'époque des blocs (après avoir rompu avec l'URSS, Tito
avait créé le Mouvement des non-alignés dont la Yougoslavie
était devenue le leader, ndlr). Pour cette raison, on se disait que la
Yougoslavie allait tenir et on analysait mal la situation.
A l'époque, vous étiez président de la fédération
et donc aussi chef des armées, alors que cette même armée
faisait la guerre en Croatie. N'était-ce pas une situation étrange?
« Milosevic
n'est pas tombé du ciel. Il est le produit d'une société.
Parmi les forces qui l'ont renversé en octobre, nombreux sont ceux qui
lui reprochent de ne pas avoir atteint ses objectifs, non d'avoir mené
la guerre. »
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C'est exact,
mais je dépendais de la présidence collégiale. Or, au sein
de cette présidence, on était huit : quatre d'un côté
(la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et la Slovénie,
favorables à une transformation de la Yougoslavie, ndlr) et quatre de l'autre
(la Serbie, le Kosovo et la Voïvodine repris en main par Belgrade, et le
Monténégro, défendant au contraire un renforcement de la
fédération, ndlr). Mon problème était que je ne pouvais
forcer les militaires à réintégrer les casernes. J'étais
impuissant. J'ai même émis un ordre demandant aux unités de
revenir dans les casernes, mais ils ont ri aux éclats. Si je n'avais pas
donné cet ordre, j'aurais pu avoir moi aussi des ennuis, même si
je n'avais pas vraiment de poids...
Avec du recul, c'est plus facile de relire l'Histoire. Etiez-vous vraiment conscient
à l'époque du danger que représentait Milosevic?
Je sentais qu'il allait se lancer dans la réalisation de son projet
de Grande Serbie et que nous n'allions pas pouvoir l'en empêcher. J'espérais
que la communauté internationale ferait tout pour l'en détourner.
Milosevic n'était ni un communiste ni un nationaliste sincère. Il
s'est servi du nationalisme serbe pour se maintenir au pouvoir.
Vous avez dit que vous étiez prêt à aller témoigner
devant le TPI à La Haye contre Milosevic. Qu'y diriez-vous?
Il m'est difficile de préjuger des questions qui pourraient m'être
posées. Un souvenir encore. Courant 1991, je me suis entretenu avec le
général Kadijevic, à l'époque ministre de la Défense,
et je lui ai dit : "La guerre commence, elle sera brutale et toi
aussi tu seras tenu pour responsable; il ne faut pas soutenir Milosevic car il
mène une politique agressive et nationaliste, il faut que tu te trouves
un autre allié en Serbie." Il m'a répondu : "Milosevic
est le seul, il n'y en a pas d'autres, tous les autres sont encore plus tchetkniks
(ultranationalistes serbes, ndlr) que lui." En clair, Milosevic s'est
imposé comme celui qui décidait de ce que fait l'armée, que
ce soit en Croatie, en Bosnie ou, à la fin, au Kosovo. La guerre en soi
n'est pas un crime. Les crimes de guerre, c'est autre chose. Il y a des responsabilités
individuelles à identifier. Les responsables sont ceux qui ont planifié
et mis en uvre ces opérations. Ce qui me paraît aujourd'hui
nécessaire, c'est d'individualiser la responsabilité de chacun.
Ensuite, seulement, on pourra relancer la coopération entre nous. Nous
avons besoin de La Haye aujourd'hui comme nous avons eu besoin hier de Nuremberg...
Le TPI a reconnu qu'il aurait inculpé Tudjman s'il n'était pas mort.
Qu'auriez-vous dit devant le TPI de sa responsabilité?
Franjo Tudjman et moi nous sommes séparés sur des questions
politiques. J'étais pour l'ouverture de la Croatie, lui voulait l'isoler,
j'étais pour la survie de la Bosnie en tant qu'Etat, il voulait la diviser.
Pour les actions militaires croates, il fallait le feu vert du Parlement pour
que l'armée s'engage au-delà des frontières nationales. Or
le Parlement n'a jamais donné ce feu vert. Il appartient à un tribunal
de déterminer ce qui s'est passé sur le plan officieux. On me demande
souvent si je ne suis pas prêt, au nom de la Croatie, à demander
pardon. L'armée croate ne s'est pas rendue en
Serbie, elle n'a pas brulé des maisons serbes en Serbie. Elle n'a pas tué
de Serbes chez eux (**). Quant aux victimes qui
ont souffert pendant la guerre, il faudrait leur présenter des excuses.
Mais cela ne relève plus de la politique d'un Etat. Chacun d'entre nous
devrait s'excuser auprès de chaque victime car toute cette souffrance n'avait
pas lieu d'être. Côté serbe, beaucoup se sont portés
volontaires, ont rejoint des unités de l'armée, ont commis des crimes
à Dubrovnik et Vukovar, etc. On est quand même
en droit de demander des excuses (**). Ce n'est
pas le pardon qui amnistiera toute l'Histoire. Il faut qu'il y ait des poursuites,
à la fois par des juridictions nationales et par le TPI. A partir du moment
où on saura qui sont les Serbes, les Croates, les Bosniaques qui ont commis
des crimes, il n'y aura plus cette généralisation des responsabilités.
(*)
Il s'agit là d'une coquille dans le texte paru dans Libération.
Tito est en fait mort le 4 mai 1980.
(**) Ces deux
phrases qui figuraient dans la réponse originale donnée par le président
croate ont été supprimées
dans la version publiée dans Libération, vraisemblablement
pour des raisons
de concision. Nous les avons néanmoins ajoutées
ici, car elles donnent, selon nous, une signification sensiblement différente
à la réponse de M. Mesic.
Le
service de presse
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